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Full text of "Ménage et finances de Voltaire"

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TROISIEME ÉDITION 



MÉNAGE ET FINANCES 

DE VOLTAIRE 

LOUIS NICOLARDOT 



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SECOND VOLUME 




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DENTU & C' y EDITEURS 

LIBRAIRES DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES 

Palais-Royal, 15-17-19, Galerie d'Orléans 

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tient pas à tout le monde d'être fripon. 



Voltaire. 



DEUXIEME VOLUME 



PARIS 

DENTU ET C ie , ÉDITEURS 

PALAIS -ROYAL, 15-17-19, GALERIE D'ORLEANS 

1887 



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MÉNAGE ET FINANCES 

DE VOLTAIRE 



CHAPITRE QUATRIÈME (suite) 

HISTOIRE DES LIBERALITES DE VOLTAIRE. 



III. — Voltaire et la famille Corneille. 

Parlons maintenant de M Ue Corneille, que Voltaire 
regardait comme sa fille adoptive, suivant sa lettre, du 
1 er mars 1768, au duc de Richelieu, et qu'il appelait 
sa fille, dans une autre lettre, du 10 mai 1764, à Cide- 
ville. 

Cette adoption a été, de toutes les actions de Vol- 
taire, celle qui a eu le plus de retentissement. Les phi- 
losophes la vantèrent comme le nec plus ultra de la 
générosité de leur parti et maudirent quiconque ne par- 
tageait pas leur engouement. Aussi Dalembert disait-il, 
le 12 février 1763, à Voltaire, que, dans Tépitaphe de 
l'auteur de la Henriade, on devrait un jour lire ces 
mots : « Il maria la nièce du grand Corfteille. » De son 
côté, Grimm s'écriait dans sa Correspondance litté- 
raire, de mai 1764 : « La postérité consacrera avec une 

T. II. 1 



2 VOLTAIRE 

sorte d'admiration la mémoire des bienfaits de M. de 
Voltaire envers le seul rejeton de la race d'un grand 
homme. Si M. de Voltaire a compté obtenir de ses con- 
temporains la justice que la postérité lui rendra, à cet 
égard, au centuple, il s'est bien trompé. Trop de cœurs 
sont infectés du poison de l'envie, et nous ne serons 
jamais équitables qu'envers ceux que le temps, ou la 
distance des lieux, a assez éloignés de nous pour que 
nous ne soyons pas blessés de leur supériorité. Que je 
hais ces âmes de boue, remplies d'une basse jalousie, 
qui s'applaudissent, et croient avoir remporté un 
triomphe, lorsqu'elles pensent attribuer une action 
généreuse ou honnête à quelque sentiment bas, à quel- 
que vil motif! Eh! la vanité elle-même ne cesse-t-elle 
pas d'être blâmable, ne s'anoblit-elle pas, lorsqu'elle se 
porte sur des objets louables, et qu'elle se borne à nous 
faire faire des actions grandes et honnêtes ? Mais rien ne 
peut désarmer l'envie, et il faut que son souflle impur 
flétrisse tout ce qu'il peut atteindre, jusqu'à ce que la 
.main du temps ait passé sur ce qu'il a terni, et rendu à 
la vertu et à la vérité son éclat naturel. Alors les yeux 
se dessillent, les esprits fascinés s'éclipsent ; une nou- 
velle génération se porte à admirer avec enthousiasme 
celui qui a été l'objet de la calomnie» Athéniens, vous 
n'êtes que des enfants; mais vous êtes quelquefois de 
cruels et de sots enfants! » 

Fréron écrivait, en 1760, dans son Année littéraire : 
« Vous ne sauriez croire le bruit que fait dans le monde 
cette générosité de M. de Voltaire. On en a parlé dans 
les gazettes, dans les journaux, dans tous les papiers 
publics ; et je suis persuadé que ces annonces fastueuses 



ET LA FAMILLE CORNEILLE. 3 

font beaucoup de peine à ce poète modeste, qui sait 
que le principal mérite des actions louables est d'être 
tenues secrètes. Il semble d'ailleurs par cet éclat que 
M. de Voltaire n'est point accoutumé à donner de pa- 
reilles preuves de son bon cœur, et que c'est la chose 
du monde la plus extraordinaire que de le voir jeter 
un regard de sensibilité sur une jeune infortunée. » 

M. Bungener (1) apprécie ainsi cette action de Vol- 
taire : « Est-ce à dire qu'aucun instinct généreux n'aura 
part à ce qu'il va faire pour l'héritière d'un tel nom? 
Il serait pénible de le penser, et rien heureusement ne 
nous y force. Voltaire était capable de sentiments éle- 
vés; mais il a fait tant de bruit autour de cette bonne 
tBuvre, il y a si manifestement cherché et trouvé son 
profit, qu'on aurait de la peine à définir ce qu'il y 
resta de beau. » 

La remarque de Fréron était trop juste et trop spiri- 
tuelle pour être oubliée ; c'était l'épigramme la plus 
sanglante qui pût frapper de mort une action phari- 
saïque. Voltaire n'y répondit que par des injures, sui- 
vant son habitude. Grimm n'y opposa que le mépris et 
la grossièreté, à défaut d'autre raison.. Voyons si la cor- 
respondance de Voltaire nous autorisera à confirmer le 
jugement de M. Bungener. 

C'était en 1760. « M. Titon du Tillet, ancien maître 
d'hôtel ordinaire de la reine, âgé de quatre-vingt-cinq 
ans, avait élevé M lle Corneille chez lui, lit-on dans le 
Commentaire historique-, mais, voyant dépérir son bien, 
il ne pouvait plus rien faire pour elle. Il imagina que 

(i) Voltaire et ton temps. Paris, cb«z Cherbuliez. In-18,, 1. 1, p. 320. 



4 VOLTAIRE 

M. de Voltaire pourrait se charger d'une demoiselle 
d'un nom si respectable, qui, étant absolument sans 
fortune, était abandonnée de tout le monde. M. Dumo- 
lard, membre de plusieurs académies, connu par une 
dissertation savante et judicieuse sur les tragédies 
d'Electre ancienne et moderne, et M. Le Brun, secré- 
taire du prince de Conti, se joignirent à lui et écrivirent 
à M. de Voltaire. » Aussi, le 1 er novembre, celui-ci 
mandait-il à d'Argental : « Voudriez-vous avoir la cha- 
rité de vous informer s'il est vrai qu'il y ait une made- 
moiselle Corneille, petite-fille du grand Corneille, âgée 
de seize ans? Elle est, dit-on, depuis plusieurs mois à 
l'abbaye de Saint-Antoine. Cette abbaye est assez riche 
pour entretenir noblement la nièce de Chimène et d'Emi- 
lie ; cependant on dit qu'elle manque de tout, et qu'elle 
n'en dit mot. Comment pourriez- vous faire pour avoir 
des informations de ce fait, qui doit intéresser tous les 
imitateurs de son grand-père, bons ou mauvais ? » 

Dans ces passages, il n'était question que d'une jeune 
fille. Était-elle orpheline? Non. Ses parents étaient 
plongés dans la plus affreuse misère. Dès qu'ils le surent, 
raconte Collé (t. II, p. 329), les comédiens avaient 
donné, le 10 mars, une représentation de Rodogune à 
leur profit, leur avaient abandonné leur propre béné- 
fice, et même avaient obtenu pour eux la part réservée 
aux pauvres. Cette pièce avait produit une recette de 
5,500 livres, chose inouïe, car jusque-là il n'y en avait 
pas eu de plus de 3,800. Acteurs et spectateurs avaient 
brûlé d'envie de secourir une famille malheureuse. Quant 
aux philosophes, ils ne s'occupèrent que de l'enfant. 

C'était pour elle que Le Brun avait composé une Ode 



ET LA FAMILLE CORNEILLE. 5 

de vingt-six strophes de chacune six vers, qu'il adressa 
à Voltaire. Il Pavait trop travaillée, et la croyait trop 
sublime, pour se résigner à ne pas la publier, dans le 
cas où elle n'aurait produit aucun effet. Sans cette som- 
mation poétique, Voltaire aurait-il songé à adopter 
M Ue Corneille? Il est permis d'en douter, car il n'y a pas 
d'apparence que, depuis le 10 mars, il ait ignoré l'état 
si malheureux dans lequel gémissaient les descendants 
de l'illustre tragique, et il n'avait rien fait pour elle. 
Mis en demeure de s'exécuter, il répondit, le 1 novem- 
bre, à Le Brun : c II convient assez qu'un vieux soldat 
du grand Corneille tâche d'être utile à la petite-fille de 
son général. Quand on bâtit des châteaux (un) et des 
églises (une) et qu'on a des parents pauvres à soutenir 
(ils étaient tous riches, et très riches), il ne reste guère 
de quoi faire ce qu'on voudrait pour une personne qui 
ne doit être secourue que par les plus grands du royaume. 
Si la personne dont vous me parlez, et que vous con- 
naissez sans doute, voulait accepter auprès de ma nièce 
l'éducation la plus honnête, elle en aurait soin comme 
de sa fille, je chercherais à lui servir de père. Si cela 
convient, je suis à ses ordres, et j'espère avoir à vous 
remercier, jusqu'au dernier jour de ma vie, de m'avoir 
procuré l'honneur de faire ce que devait faire M. de 
Fontenelle. » D'Argental avait sans doute répondu à la 
lettre de Voltaire. Ces informations n'étaient pas satis- 
faisantes. « On me mande, écrit Voltaire, le 19 novem- 
bre, à Thieriot, que la Corneille en question descend 
de Thomas, et non de Pierre; en ce cas, elle aurait 
moins de droits aux empressements du public. J'avais 
imaginé de la donner pour compagne à M me Denis, nous 



G VOLTAIRE 

aurions joué ensemble le CidetCinna, et nous aurions 
pourvu à son éducation comme à sa subsistance. Man- 
dez-moi ce que vous aurez appris d'elle, et je verrai, 
comme je l'ai mandé à M. Le Brun, ce qu'un pauvre 
soldat peut faire pour la fille de son général. » 

Voltaire ne pouvait pas retirer sa parole. Aussi le 22, 
annonçait-il à Le Brun qu'il était déterminé à faire 
tout ce qu'il pourrait pour M ,le Corneille ; il le priait de 
la lui envoyer. Le même jour, il engageait la jeune fille 
à se rendre incessamment à Ferney. 

Le Brun craignit de perdre le mérite de son exploit 
littéraire; il se hâta de publier son Ode et la Réponse 
de Voltaire à cette ode. Et Voltaire de lui écrire, le 
9 décembre : « Il est triste que votre libraire ait mis le 
titre de Genève à votre Ode, à votre lettre et à ma ré- 
ponse. Je vous supplie très instamment de faire ôter ce 
titre de Genève. Votre ode doit être imprimée haute- 
ment à Paris; c'est dans l'endroit où vous avez vaincu 
que vous devez chanter le Te Deum. '» Le Brun dut 
tressaillir d'allégresse à cette dernière phrase; mais le 
même jour, et peut-être à la même heure, Voltaire avait 
envoyé cette lettre à d'Argental. « J'attends Rodogune 
(M ,lc Corneille). Je n'avais imploré les bontés de M mo d'Ar- 
gental dans cette affaire que pour lui témoigner mon 
respect, et pour mettre Rodogune sous une protection 
plus honnête que celle de Le Brun, quoique M. Le Brun 
soit fort honnête. Je remercie tendrement M. comme 
M mc d'Argental de toutes leurs bontés pour Rodogune. » 
Le 26 novembre, il avait écrit à M me d'Argental : « Par- 
lons Corneille. Je suis bien fâché que cette demoiselle 
ne descende pas en droite ligne du père de Cinna ; mais 



ET LA FAMILLE CORNEILLE. T 

son nom suffit, et la chose paraît décente. Vous avez 
vu cette demoiselle, c'est à vous qu'on s'adresse quand 
Voltaire est sur le tapis. Connaissez-vous un Le Brun, 
un secrétaire de M. le prince de Gonti? C'est lui qui 
m'a encorneillé; il m'a adressé une Ode au nom de 
Pierre. C'est à lui que j'ai dit : envoyez-la moi. Mais il 
vaudrait mieux que ce fût M me cTArgental qui daignât 
arranger les choses; cela serait plus honorable pour 
Pierre, pour JHf ,e Corneille et pour moi ; mais je n'ai 
pas le front d'abuser à ce point des bontés dont oh 
m'honore. Cependant, je le répète, il convient que 
M me d'Argental soit la protectrice. Tout ce qu'elle fera 
sera bien fait. Nous lui donnerons des maîtres, et dans 
six mois elle jouera Chimène. » Ainsi, du 26 novembre 
au 9 décembre, Voltaire n'avait pas changé d'opinion. 
Tout le monde savait qu'il n'avait agi qu'à l'instigation 
de Le Brun ; il en convenait : il le lui rappela encore le 
6 avril 1161, mais il rougit d'être en relations avec un 
poète, avec un soldat du même régiment que lui. N'é- 
tait-ce pas avouer qu'il se serait bien passé de son ode? 
M llc Corneille était attendue à Ferney. On l'arracha à 
Yhorreur d'un couvent (1). Pour la dédommager, on 
lui chercha un précepteur au meilleur marché possible, 
comme nous l'avons vu. Il était temps de s'occuper de 
son éducation. Elle était née le 22 avril 1742. Son père, 
malheureusement réduit à l'indigence, n'avait pas eu 
de quoi lui donner les commencements de la plus 
simple éducation. Elle avait appris un peu à lire et à 
écrire d'elle-même, dans ses moments de loisir (2); 

(1) Lettro à Dalombcrt, du 25 février 1762. 

(2) Lettre à do Breoles, du 16 décembre 1760. 



8 VOLTAIRE 

mais elle était accoutumée au travail, car elle avait 
nourri longtemps son père et sa mère du travail de ses 
petites mains (1). Le jour de Noël, Voltaire la mena à la 
messe de minuit (2). Dans la journée, il écrivit à son 
père : « Mademoiselle votre fille me paraît digne de son 
nom par ses sentiments. Nous lui trouvons de très 
bonnes qualités et point de défauts. Elle témoigne la 
plus grande envie d'apprendre tout ce qui convient au 
nom qu'elle porte. On ne peut être mieux née. Je vous 
félicite de l'avoir pour fille, et vous remercie de me 
l'avoir donnée. » Voltaire se fit précepteur. Dans une 
lettre, du 18 janvier 1761, à M. Dumolard, il racontait 
ainsi la vie de sa jeune pupille : « Le cœur paraît excel- 
lent, et nous avons tout sujet d'espérer que, si nous 
n'en faisons pas une savante, elle deviendra une per- 
sonne très aimable, qui aura toutes les vertus, les grâces 
et le naturel qui font le charme de la société. Le pre- 
mier soin doit être de lui faire parler sa langue avec 
simplicité et avec noblesse. Nous la faisons écrire tous 
les jours : elle m'envoie un petit billet, et je le corrige. 
Elles me rend compte de ses lectures. Il n'est pas encore 
temps de lui donner des maîtres; elle n'en a point 
d'autres que ma nièce et moi. Nous ne lui laissons passer 
ni mauvais termes ni prononciations vicieuses; l'usage 
amène tout. Nous n'oublions pas les petits ouvrages de 
la main. Il y a des heures pour la lecture, des heures 
pour les tapisseries de petit point. Je ne dois point 
omettre que je la conduis moi-même à la messe de pâ- 



li) Lettre à Damilaville, du 24 janvier 1763. 

(2) Lettre à Albcrgati Capacelli, du 23 décembre 1760. 



ET LA FAMILLE CORNEILLE. 9 

roisse. Nous devons l'exemple, et nous le donnons. » 
La demoiselle profita de toutes ces leçons; elle dut faire 
de rapides progrès, car on la donna pour une personne 
bien élevée (1). Il était temps de l'exploiter, et de tirer 
d'elle tout le parti qu'on devait espérer. On la vanta 
comme une actrice (2) et même une bonne actrice (3), 
jouant la comédie très joliment (4), surtout les sou- 
brettes (5), se surpassant dans Colette (6); en un mot, 
s'acquittant des rôles de son âge avec une voix flexible, 
harmonieuse et tendre, excitant l'hilarité de tout le 
parterre, et promettant une Dangeville (7). Chaque fois 
qu'il parlait d'elle, Voltaire la citait comme une mer- 
veille, digne de tout ce qui était à lui ou chez lui, comme 
nous savons. Il est vrai que maintes fois il se souvenait 
qu'elle n'était rien à Pierre Corneille, ni rien moins 
que la petite-fille du grand Corneille (8) ; il se repentait 
peut-être d'avoir été la dupe d'une ode, et d'avoir laissé 
surprendre sa religion sur la généalogie de la petite. 
C'est alors qu'oubliant le respect dû à l'infortune et au 
sexe, il traitait M IIe Corneille de chiffon d'enfant (9); 
il l'appelait habituellement Cornélie-Chiffon (10). En 
avril 1768, Grimm lui-même ne vit en elle qu'une 
maussade personne. 

(1) Lettre à Dalembert, du 25 février 1762. 

(2) Lettre à Cideville, du 24 mai 1762. 

(3) Lettre à Duclos, du 23 avril 1762. 

(4) Lettre à Dalembert, du 1 er novembre 1762. , 

(5) Lettre à M— du Deffand, du 14 février 1762. 

(6) Lettre à d'Argental, du 10 novembre 1762. 

(7) Lettre à Cideville, du 20 décembre 1761. 

(8) Lettre à d'Argental, du 9 mars 1763. 

(9) Lettre à Cideville, du 26 janvier 1763. 

(10) Lettre à d'Argenlal, du 17 décembre 1761. 



10 VOLTAIRE 

Bientôt un jeune homme, du nom de Du puits, recher- 
cha la main de M Ue Corneille. Il possédait 8,000 livres 
de rente environ (1). Voltaire le savait, mais comme 
pour lui tout nombre qui ne finissait pas par un 5 ou 
un était une expression malsonnante, de ces 8,000 li- 
vres de rente il fit 10,000 juste, et ne parla plus que 
de 10,000 livres de rente (2). Il agréa le prétendant et 
envoya ce signalement à ses amis : « Nous marions 
M ,le Corneille à M. Dupuits, jeune homme plein de mé- 
rite, cornette de dragons dans le régiment de M. le duc 
de Chevreuse, gouverneur de Paris (3). Cornette de 
dragons d'environ vingt-trois ans et demi, d'une figure 
très agréable, de mœurs charmantes qui n'ont rien du 
dragon (4). Amoureux, aimé, assez riche (5). Il pos- 
sède un fonds de terre à la porte de notre château (6). 
Il est mon plus proche voisin (1). Ses terres touchent 
aux miennes (8). C'est un de nos adeptes, car il a du 
bon sens (9). Nous sommes d'accord, et en un mot, 
et sans discussion, comme on arrange une partie de 
souper. Je garderai chez moi futur et future (10). Ce 
Dupuits est un orphelin. Nous logeons chez nous l'or- 
phelin et l'orpheline (11). Nous jouerons tous la 

(1) Lettre à Cideville, <}u 26 janvier 1763. 

(2) Lettres à Damilaville, du 24, et à Le Brun, du 26 janvier 176S. 

(3) Lettre à Duclos, du 12 février 1763. 

(4) Lettre à Cideville, du 26 janvier 1763. 

(5) Lettre à d'Argental, dû 23 janvier 1763. 

(6) Lettre à Cideville, du 26 janvier 1763. 

(7) Lettre au marquis de Chauvelin, du 13 février 1763. 

(8) Lettre à Duclos, du 12 février 1763. 

(9) Lettre à d'Argence do Dirac, du 2 mars 1763, 

(10) Lettre à d'Argental, du 23 janvier 1763. 

(11) Lettre à Cideville, du 26 janvier 1763. 



ET LA FAMILLE CORNEILLE. Il 

comédie (1). C'est un établissement avantageux (2)- 
Qu'allait apporter la jeune fille ? « Je ne peux laisser 
à M 1Ie Corneille qu'un bien assez médiocre, avait dit 
Voltaire à Duclos, le 1 er mai 1761 ; ce que je dois à 
ma famille ne me permet pas d'autres arrangements. => 
U se décida à favoriser sa pupille, afin de la marier 
plus convenablement. Il lui avait déjà assuré quatorze 
cents livres de rente, mais de rente viagère (3) T 
laquelle ne commencerait, j'imagine, à être payée que 
quand il serait mort, suivant sa façon de tourner les 
clauses de ses constitutions. Grâce à son affection pour 
les nombres décimaux, il convertit ces quatorze cents 
livres en quinze cents livres environ (4). A. cela il 
joignit une dot honnête (5). 

En quoi consistait cette dot honnête, c'est ce qu'il 
mande, le 16 décembre 1762, dans cette lettre à d'Ar- 
gental : « Je n'ai presque à donner à M l,e Corneille que 
les vingt mille francs que j'ai prêtés à M. de La 
Marche, qui devraient être hypothéqués sur la terre de 
La Marche, et sur lesquels M. de La Marche devrait 
s'être mis en règle depuis un an ; au lieu que je n'ai 
pas même de lui un billet qui soit valable. » Il profita 
de cette occasion pour rappeler son débiteur à l'ordre. 
Le 18 décembre 1762, il lui écrivait : t Je suis sur le 
point de marier la nièce de Corneille, et je ne la marie 



(1) Lettre à Lekain, du 27 janvier 1763. 

(2) Lettre à Duclos, du 12 février 1763. 

(3) Lettre à d'Argental, du 16 décembre 1762. 

(4) Lettres à Le Brun, de mai 1761, et à d'Argental, du 14 sep- 
tembre 17G2. 

w (5) Lettres à M. de Ruffey, du 14, et à Le Brun, du 25 janvier 1763, 



12 VOLTAIRE 

pas avec la raison sans dot : outre ce que je lui ai déjà 
assuré, il faut lui donner vingt mille francs, et je n'ai 
presque point de bien libre. J'ai compté que ces vingt 
mille francs seraient hypothéqués sur la terre de La 
Marche. Vous deviendriez avec moi le bienfaiteur de 
M IIe Corneille; vous me ferez donc un plaisir extrême de 
m'envoyer une procuration en blanc, par laquelle vous 
donnerez commission et pouvoir de stipuler en voire 
nom la reconnaissance d'une somme de vingt mille 
livres à vous prêtée par moi au pays de Gex, le 13 sep- 
tembre 1761, portant intérêt de mille livres, et hypo- 
théquée sur la terre libre de la Marche. » Le 12 fé- 
vrier 1763, il lui disait encore : « Nous avons signé le 
contrat de mariage ; j'ai usé de la permission que vous 
m'avez donnée d'assigner à M Me Corneille, désormais 
M me Dupuits, vingt mille livres sur la plus belle terre de 
Bourgogne. Comme il faut que je fasse apparoir et que 
j'annexe au contrat que ces vingt mille livres m'ap- 
partiennent, j'ai recours à vos bontés. » Ainsi pour 
M I,e Corneille, comme pour ses nièces et ses neveux. 
Voltaire a toujours soin de faire intervenir un tiers 
dans ses contrats, afin que personne n'en ignore. Il ne 
se dessaisit pas de capitaux, comme il le pourrait, 
mais il se contente de subroger ses obligés en son 
lieu et place. 

Néanmoins Condorcet a dit : « Voltaire porta même 
la délicatesse jusqu'à ne pas souffrir que l'établisse- 
ment de M 1,e Corneille parût un de ses bienfaits; il 
voulut qu'elle le dût aux ouvrages de son oncle. Il en 
entreprit une édition avec des notes. » Rien de plus 
ingénieu que cette phrase ; c'est dommage qu'il y 



ET LA FAMILLE CORNEILLE. 13 

manque une chose essentielle, la vérité. Comment en 
effet attribuer à un pur sentiment de délicatesse une 
action qui désintéressait si complètement Voltaire et 
lui procurait une gloire extraordinaire? Tout le monde 
savait qu'il avait accueilli une pauvre enfant; il ne 
pouvait la marier sans que la curiosité publique tâchât 
de découvrir ce qu'il allait lui donner pour dot. 

Depuis longtemps Voltaire désirait commenter Cor- 
neille ; ses travaux n'auraient peut-être été couronnés 
d'aucun succès. Mais convertir cette entreprise en acte 
de bienfaisance devenait une spéculation des plus heu- 
reuses. Il rêva donc une souscription ; il annonça que 
le profit servirait à doter la nièce de Corneille. Un tel 
prospectus devait séduire tout le monde. Voltaire ne 
déguisa pas les véritables motifs de sa conduite. 
« Quand j'entrepris le Commentaire sur Corneille, 
écrivait-il, le 22 janvier 1713, à La Harpe, ce ne fut 
que pour augmenter la dot que je donnais à sa petite- 
nièce. » Le 1 er juillet 1164, il avait déjà mandé à 
M me du Deffand : « Je n'ai commencé ce fatras que 
pour marier M Ue Corneille; c'est peut-être la seule 
occasion où les préjugés aient été bons à quelque 
chose. » Afin qu'on ne l'accusât pas de n'avoir eu 
d'autre intention que celle d'exciter les lecteurs à enri- 
chir celle qu'il paraissait avoir adoptée, il apprit que le 
produit de son ouvrage était destiné à soulager toute 
la famille Corneille, à laquelle il avait peu songé. 
Voilà la question d'humanité à exploiter. Vite, Voltaire 
dit, le 1 er mai 1161, à Duclos, secrétaire perpétuel de 
l'Académie française : t J'ose croire que l'Académie 
ne me désavouera pas, si je propose de faire cette 



14 VOLTAIRE 

édition pour l'avantage du seul homme qui porte 
aujourd'hui le nom de Corneille, et pour celui de sa 
fille. Mon idée est que Ton ouvre une simple sous- 
cription, sans rien payer d'avance. Je ne doute pas 
que les plus grands seigneurs du royaume ne s'em- 
pressent de souscrire pour quelques exemplaires. Je 
supplie l'Académie de daigner en accepter la dédicace. 
Il me paraît que cette entreprise fera quelque honneur 
à notre siècle et à notre patrie ; on verra que nos gens 
de lettres ne méritaient pas l'outrage qu'on leur a fait, 
quand on a osé leur imputer des sentiments peu pa- 
triotiques, une philosophie dangereuse, et même de 
l'indifférence pour l'honneur des arts qu'ils cultivent. » 
Le 31 mai 1761, il répète à M me de Fontaine qu'il s'agit 
d'accourir au secours des parents comme à celui de 
leur enfant. Le 2 janvier 1163, même avis à M mo d'Ar- 
genlal : « J'ai toujours bien entendu qu'on ferait, sur 
le produit, une pension au père et à la mère, et cette 
pension sera plus ou moins forte, selon la recette. » 
Déjà Voltaire était à l'œuvre. Le. 25 juin 1761, il 
écrivait au président Hénault : « Nous travaillons pour 
le nom de Corneille, pour l'Académie, pour la France. 
On sera probablement empressé à voir son nom dans la 
liste des protecteurs de Cinna et du grand Corneille. Je 
me flatte que le roi, protecteur de l'Académie, per- 
mettra que son nom soit à la tête des souscripteurs. Je 
charge votre caractère aussi bienveillant qu'aimable 
de nous donner la reine. Ce livre restera un monument 
de la générosité des souscripteurs. » Il tâche d'avoir 
la souscription du duc d'Orléans par de Foncemagne, 
et celle des Mole, des Choiseul, des Courteilles, des 



ET LA FAMILLE CORNEILLE. 15 

Malesherbes, des Meynières (1). A Le Brun il demande 
celle des Conti et des La Marche (2) ; comme il est bon 
d'avoir quelques têtes couronnées dans sa manche (3), 
il s'adresse au comte de Schowalow pour attirer la 
bienveillance de l'impératrice de Russie sur la pauvreté 
des Corneille (4). Il n'oublie pas l'électeur palatin (5). 
Il taxe le duc de Bouillon à six exemplaires (6). Il 
supplie l'Académie de prendre bien à cœur Pierre Cor- 
neille et Marie Corneille (7). Le roi a promis d'acheter 
deux cents exemplaires ; il faut encore des personnages 
puissants pour imprimer le programme (8). Voltaire 
juge à propos de publier la liste de tous les souscrip- 
teurs, afin d'exciter l'émulation de tous les hommes 
opulents et vaniteux. Lui-môme y figure pour cent 
exemplaires, quoique, d'après sa lettre, du 26 juin 1161, 
à M. de La Marche, il ne se fût engagé que pour six. Il 
amena tous ses correspondants à en accepter plusieurs, 
selon leur fortune. Jamais éditeur n'avait fait plus de 
démarches pour le succès d'un ouvrage. Voltaire fut si 
bien secondé par tous ses amis, qu'il fat obligé d'em- 
pêcher un libraire de présenter des billets de souscrip- 
tion à la porte des théâtres et des promenades (9). 
Comme on ne payait rien d'avance, et que l'édition 



(1) Lettre à d'Argental, du 26 juin 1761. 

(2) Lettre à Le Brun, du 28 juin 1761. 

(3) Lettre à M™ du Deffand, du 14 février 1762. 

(4) Lettre au comte de Schowalow, du 30 juin 1761. 

(5) Lettre à Collini, du 7 juillet 1761. 

(6) Letlro au duc de Bouillon, du 31 juillet 1761. 

(7) Lettre à Duclos, du 13 auguste 1761. 

(8) Lettre au même, du 12 juillet 1761. 

(9) Lettre à d'Argental,. du 15 février 1763. 



16 VOLTAIRE 

n'était pas terminée au moment où M. Dupuits recher- 
chait la main de M Ue Corneille, on ne pouvait prévoir à 
quelle somme s'élèverait le produit des souscrip- 
tions (i). Le mariage était avantageux, Voltaire se hâta 
de le conclure, et de lui donner le plus d'éclat possible. 
Le 23 janvier 1763, il écrivait à d'Argental : c Je 
pense qu'il conviendrait que Sa Majesté permit qu'on 
mit dans le contrat qu'elle donne huit mille livres à 
Marie, en forme de dot, et pour payement de ses sou- 
scriptions. Je tournerais cette clause; elle me parait 
agréable; cela fait un terrible effet en province : le 
nom du roi dans un contrat de mariage au mont Jura ! 
Figurez-vous ! » Trois jours après, il dit à Le Brun : 
c II faut que votre nom soit au bas du contrat. En- 
voyez-moi un ordre par lequel vous me commettrez 
pour signer en votre nom. » Le 9 février, il mande à 
M me d'Argental : t Je vous avertis que le contrat de 
Marie sera honoré de votre nom ; vous me désavouerez 
après, si vous voulez. » Le 12 suivant, il envoie cette 
missive à Duclos : « Je crois qu'il serait honorable pour 
la littérature que l'Académie daignât m'autoriser à 
signer pour elle au contrat de mariage. Le nom de 
Corneille peut mériter cette distinction. Vous me don- 
neriez permission de mettre le nom du secrétaire per- 
pétuel, de la part de l'Académie ; ou bien vous auriez la 
bonté de m'envoyer les noms de messieurs les Acadé- 
miciens présents, en m 'autorisant à honorer le contrat 
de leurs signatures. J'attends les ordres de l'Académie, 
en laissant pour leur exécution une place dans le con- 

(1) Lettre à d'Argental, du 15 février 1763. 



ET LA FAMILLE CORNEILLE. 17 

trat. » Le 25 février, même avis au cardinal de Bernis : 
« Nous n'avons point clos le contrat, et nous vous lais- 
sons, comme de raison, la première place parmi les 
signatures^ si vous daignez l'accepter. » Enfin, le Corn- 
mentaire historique fournit ce document : c M. le duc 
de Choiseul, M mo la duchesfee de Grammont (sœur et 
maîtresse de ce dernier), M mo de Pompadour et plu- 
sieurs seigneurs donnèrent pouvoir à M. de Voltaire de 
signer pour eux au contrat de mariage. C'est une des 
plus belles époques de la littérature. » Prouvons le 
contraire, en montrant le revers de la médaille. 

Le 23 janvier 1163, Voltaire mandait à d'Argental : 
« Vous savez qu'il faut, je ne sais comment, le consen- 
tement des père et mère Corneille. Seriez-vous assez 
adorable pour les envoyer chercher et leur faire 
signer : Nous consentons au mariage de Marie avec 
M. Dupuits, cornette de la Colonelle-Générale; et 
tout est dit. » Pourquoi si peu d'égards pour le père 
qui pouvait empêcher un mariage auquel on intéressait 
le roi, la cour, l'Académie et les grands? Parce que cet 
homme n'était que M. Corneille dans les rues (1), dont 
la fille ne connaissait pas même la demeure (2). Pen- 
dant cinq ans, il n'avait eu d'autre ressource pour lui, 
sa femme et sa fille, qu'une place de mouleur de bois 
à 24 francs par mois. Le produit de Rodogune, que lui 
avaient si noblement abandonné les comédiens, n'avait 
servi qu'à payer des dettes criardes. En 1760, il était 
employé dans les hôpitaux de l'armée; en 1761, il était 
facteur de la petite poste de Paris, à 50 livres par mois. 

(1) Lettres à d'Argental, des 23 janvier et 6 février 1763. — (2) idem. 



18 VOLTAIRE 

Voltaire le savait, comme le prouve sa lettre, du 
26 mars 1161, à Le Brun; mais il ne fit rien pour lui 
procurer une position plus honorable et plus lucrative. 
Le 24 mars 1162, il parlait ainsi de lui à^Cideville : 
« Il est déjà venu chez nous, il y revient encore. Nous 
lui avons donné quelques petites avances sur l'édition. 
Il va à Paris ; qu'y deviendra-t-il quand il n'aura que 
son nom? » Le 2 janvier 1163, il disait à M™ 6 d'Ar- 
genlal qu'il avait déjà donné soixante louis aux époux r 
probablement sur l'édition tant prônée, ce qui ne le 
ruinait pas. Mais le consentement du père et de la mère 
étant nécessaire pour marier Marie, Voltaire crut capter 
leur bienveillance et les amener à faire toutes ses 
volontés, au moyen d'un présent. Le 26 janvier, il 
écrit à d'Argental : « Nous marions donc M Uo Corneille 1 
Il est très juste de faire un petit présent au père et à la 
mère ; mais, dès que ce père a un louis, il ne Ta plus; 
il jette l'argent comme Pierre faisait des vers, très à la 
hâte. Vous protégez cette famille; pourriez-vous char- 
ger quelqu'un de vos gens de donner à Pierre le trot- 
teur vingt-cinq louis à plusieurs fois, afin qu'il ne jetât 
pas tout en un jour? Je vous demande bien pardon ; je 
sais à quel point j'abuse de votre bonté. Il y a plus : 
vous sentez combien il doit être désagréable à un gen- 
tilhomme, à un officier, d'avoir un beau-père facteur 
de la petite poste dans les rues de Paris. Il serait con- 
venable qu'il se retirât à Évreux avec sa femme, et 
qu'on lui donnât un entrepôt de tabac ou quelque autre 
dignité semblable, qui n'exigeât ni une belle écriture, 
ni l'esprit de Cinna. Cet emploi n'aurait lieu, si on 
voulait, que jusqu'à ce qu'on vît clair dans les sous- 



ET LA FAMILLE CORNEILLE. 19 

criptions, et qu'on pût assurer nne subsistance hon- 
nête au père et à la mère. Personne ici ne sait où 
demeure le cousin issu de germain des Horaces et des 
Cinna. » Trois jours après, il craint d'avoir oublié un 
conseil important dans cette lettre; il s'empresse 
d'ajouter : « Vraiment, j'avais oublié de vous supplier 
d'empêcher François Corneille, père, de venir à la 
noce. Si c'était l'oncle Pierre, ou même l'oncle Thomas, 
je le prierais en grande cérémonie ; mais pour Fran- 
çois, il n'y a pas moyen. 11 est singulier qu'un père 
soit un trouble-fête dans une noce ; mais la chose est 
ainsi, comme vous savez. On prétend que la première 
chose que fera le père, dès qu'il aura reçu quelque 
argent, sera de venir vite à Ferney. Dieu nous en pré- 
serve! nous nous jetons aux ailes de nos anges, pour 
qu'ils l'empêchent d'être de la noce. Sa personne, ses 
propos, son emploi, ne réussiraient pas auprès de la 
famille dans laquelle entre M ,le Corneille; M. le duc de 
Villars, et les autres Français qui seront de la céré- 
monie, feraient quelques mauvaises plaisanteries. Si 
je ne consultais que moi, je n'aurais certainement 
aucune répugnance; mais tout le monde n'est pas 
aussi philosophe que votre serviteur, et patriarcalement 
parlant, je serais fort aise de rendre le père et la mère 
témoins du bonheur de leur fille. » Le 6 février sui- 
vant, il apprend à ce d'Argental qu'il s'efforce, ainsi 
que le futur Dupuits et Marie, d'arracher aux époux 
Corneille la signature qu'on attendait, et il continue en 
ces termes : « Est-il vrai que François Corneille soit 
aussi têtu qu'imbécile et diamétralement opposé à 
l'hymen de Marie? En ce cas, le mieux serait de ne 



20 VOLTAIRE ' 

point lâcher les vingt-cinq louis à François qu'il n'eût 
signé; et si, par une impertinence imprévue, François 
refusait d'écrire tout ce qu'il sait, c'est-à-dire d'écrire 
son nom, alors François de Voltaire, qui est la justice 
même, le laisserait mourir de faim, et il ne tâterait ja- 
mais des souscriptions. Marie Corneille est majeure 
dans deux mois; nous la marierions malgré Fran- 
çois, et nous abandonnerions le père à son sens ré- 
prouvé. » 

Ces trois lettres à d'Argental servent de commentaire 
à la phrase de Condorcet sur la délicatesse de Voltaire 
et forcent de conclure qu'il y avait des âmes de boue 
au château de Ferney, aussi bien qu'à Paris, et notam- 
ment dans le cabinet de Fréron, contre lequel Grimm 
s'était permis tant d'injures grossières. François Cor- 
neille abdiqua ses droits ; il se laissa arracher son con- 
sentement, parce que la faim lui faisait un devoir, une 
nécessité de voir outrager les cheveux blancs de sa 
vieillesse, le caractère sacré de sa paternité, le respect 
réservé au nom qu'il portait. Dans la Pucelle d'Or- 
léans, Voltaire avait souillé la vertu qui est en véné- 
ration chez tous les peuples. Dans ce premier sixain 
qu'on lui ait attribué, 

Dans tes vers, Duché, je te prie, 
Ne compare point au Messie 
Un pauvre diable comme moi; 
Je n'ai de lui que sa misère, 
Et suis bien éloigné, ma foi, 
D'avoir une vierge pour mère, 

il avait déshonoré sa propre mère. Il ne lui restait plus 
qu'à bafouer la paternité. C'est ce qu'il fit dans la per- 



ET LA FAMILLE CORNEILLE. 21 

sonne de François Corneille; il conspua en lui et les 
mânes du grand tragique, et l'infortune, et le travail, 
et la misère, et la classe la plus nombreuse et la plus 
utile de la société. 

Quand il eut réduit un père et une mère à dévorer 
leurs chagrins dans un bouge, il fixa au 13 février le 
moment d'une grande joie au château de Ferney. Marie 
Corneille devint M me Dupuits. Voltaire garda les jeunes 
époux, parce qu'il avait besoin d'eux pour jouer la co- 
médie et tenir compagnie à sa nièce. En 1768, ils 
accompagnèrent celle-ci dans la capitale. Mais, lors- 
qu'elle retourna à Ferney, ils n'eurent plus la liberté 
de la désennuyer, parce qu'il n'y avait plus de pièces 
à représenter. Il passèrent leurs jours dans leur do- 
maine. 

A peine ce mariage venait-il d'être célébré, que Vol- 
taire eut une nouvelle occasion de manifester ses véri- 
tables intentions à l'égard des descendants de Corneille. 
Le 5 mars, il mande à Damilaville : « Mon frère Thieriot 
est prié de me dire combien il y a encore de petits 
Corneilles dans le monde ; il vient de m'en arriver un 
qui est réellement arrière-petit-fils de Pierre. Il a été 
longtemps soldat et manœuvre ; il a une sœur cuisi- 
nière en province, et il s'est imaginé que M lle Corneille, 
qui est chez moi, était cette sœur. Il vient tout exprès 
pour que je le marie aussi; mais, comme il ressemble 
plus à un petit-fils de Suréna et de Pulchérie qu'à celui 
de Cornélîe et de Cinna, je ne crois pas que je fasse 
sitôt ses noces. » Le 9 suivant, il établit ainsi pour 
d'Argental la généalogie de ce Corneille : « Il faut en- 
core qu'un arrière-petit- fils de tous ces gens-là vienne 



22 VOLTAIRE 

du pays de la mère aux gaines me relancer aux Délices. 
C'est réellement l'arrière-petit-fils de Pierre. Il se nomme 
Claude-Etienne Corneille, fils de Pierre-Alexis Cor- 
neille, lequel Alexis était fils de Pierre Corneille, lequel 
Pierre était fils de Pierre, auteur de Cinna et dePer- 
tharite. Claude-Etienne, dont il s'agit ici, est né avec 
60 livres de rente malvenant. Il a été soldat, ma- 
nœuvre, et d'ailleurs fort honnête homme. Le pauvre 
diable arrive mourant de faim, et ressemblant au La- 
zare ou à moi. Il entre dans la maison et demande 
d'abord à boire et à manger. Quand il est un peu refait, 
il dit son nom, et demande à embrasser sa cousine. Il 
montre les papiers qu'il a en poche; ils sont entrés 
bonne forme. Nous n'avons pas jugé à propos de le 
présenter à sa cousine, ni à son cousin M. Dupuits, et 
je crois que nous nous en déferons avec quelque argent 
comptant. Il descend pourtant de Pierre Corneille en 
droite ligne. Mais, comme M. Dupuits est en possession, 
et qu'il s'appelle Claude, l'autre Claude videra la mai- 
son. Voilà, je crois, ce que nous avons de meilleur à 
faire. On nous menace d'une douzaine d'autres petits 
Cornillons, cousins germains de Pertharite, qui vien- 
dront l'un après l'autre demander la becquée. » Mais 
le bon moment était passé, avoue Wagnière (p. oo) ; ils 
n'obtinrent que quelques secours pécuniaires. 

Tout le produit du Commentaire sur Corneille de- 
vait être partagé entre François Corneille et sa fille 
Marie. Voltaire leur fit leur part. Dans sa lettre, du 
1 er avril 1768, au duc de Choiseul, il évalue à 
40,000 écus environ la dot de sa pupille. C'est une exa- 
gération. Une veuve Brunet, libraire de l'Académie, 



ET LA FAMILLE CORNEILLE. 23 

avait emporté 8,000 livres de souscriptions (1); leur 
total ne s'éleva qu'à 100,000 livres; l'éditeur en garda 
la moitié pour lui et remit le reste à Voltaire (2). Celui-ci 
He préleva qu'une somme de 12,000 livres qu'il pria 
M. Delaleu de placer sûrement au profit des époux Cor- 
neille (3). Il revint donc à peu près 40,000 livres à 
M me Dupuits (4). Comme elle était logée à Ferney, Vol- 
taire n'eut plus à s'occuper de son avenir. Il songea à 
procurer quelque autre bénéfice à François Corneille, 
qu'il appelait Pierre Corneille du Pont-Marie. En 1764, 
il le recommanda au zèle de d'Argental, pour obtenir 
que le roi lui abandonnât ses cent exemplaires de sous- 
cription, ce qui aurait donné une somme de 300 louis 
d'or au susdit Pierre et à sa femme. Mais, soit incon- 
duite, soit délaissement de ses protecteurs plus vani- 
teux que généreux, ce Pierre se trouva deux ans plus 
tard dans l'indigence. Ennuyé de ses importunités, 
Voltaire manda, le 29 mars 1766, à d'Argental : « Ce 
n'est pas des roués, mais des fous que je vous entre- 
tiendrai aujourd'hui. De quels fous? m'allez-vous dire. 
D'un vieux fou qui est Pierre Corneille, petit-neveu, à 
la mode de Bretagne, de Pierre Corneille. Figurez-vous 
qu'il mande à sa fille qu'elle doit lui envoyer inces- 
samment 5,500 livres pour payer ses dettes. M. Dupuits 
est assurément hors d'état de payer cette somme ; il se 
conduit en homme très sage, lui qui est à peine ma- 
jeur; et notre bonhomme Corneille se conduit comme 

(1) Lettres à Damila ville, du 15» et à. Chauvelin, du 18 septem- 
bre nt>3. 

(2) Lettre à la Harpe, du 22 janvier 1773. 

(3) Letires à d'ArgwUal, des 3 et 14 mai 1764. — (4) Idem. 



24 VOLTAIRE 

un mineur. Nous vous demandons bien pardon, M me De- 
nis, M. Dupuits et moi, de vous importuner d'une 
pareille affaire ; mais à qui nous adresserons-nous, si 
ce n'est à vous, qui êtes les protecteurs de toute la Cor- 
neillerie? Non seulement Pierre Corneille a dépensé en 
superfluité tout l'argent qu'il a retiré des exemplaires 
du roi, mais il a acheté une maison à Évreux, dont il 
s'est dégoûté sur-le-champ et qu'il a revendue à perte. 
11 n'avait précisément rien quand je mariai sa fille : il 
a aujourd'hui 1,400 livres de rente, et les voici bien 
comptées : 

Sur M. Tronchin ... 600 liv. 
Pension des fermiers gé- 
néraux . . 400 \ 1,400 livres. 

Sa place à Évreux . . 160 

Sur M. Dupuits. . . . 240 

« S'il avait su profiter du produit des exemplaires du 
roi, il se serait fait encore 500 livres de rentes. Il au- 
rait donc été très à son aise, eu égard au triste état 
dont il sortait. Comment a-t-il pu faire pour 5,500 li- 
vres de dettes sans avoir la moindre ressource pour les 
payer? Il a acheté, dit-il, une nouvelle maison à Évreux : 
qui la paiera ? Il faudra bien qu'il la revende à perte, 
comme il a revendu la première. Il doit à son boulanger 
deux ou trois années. Vous voyez bien que le bon- 
homme est un jeune étourdi qui ne sait pas ce que c'est 
que l'argent, et qui devrait être entièrement gouverné 
par sa femme, dont l'économie est estimable. On pourra 
l'aider dans quelques mois ; mais, pour les 5,500 livres 
qu'il demande, il faut qu'il renonce absolument à cette 



ET LA FAMILLE CORNEILLE. 25 

idée. Mes anges ne pourraient-ils pas avoir la bonté de 
l'envoger chercher, et de lui proposer de se mettre en 
curatelle sous sa petite femme? 11 se fait payer ses 
rentes d'avance, dépense tout sans savoir comment, 
mange à crédit, se vêtit à crédit, et cependant il n'est 
point interdit encore. Notre petite Dupuits est déses- 
pérée. » Cependant Voltaire citait, le 22 janvier 1766, 
à M me de Florian ce Corneille comme un bon homme. 
Il le perdit tout à fait de vue et l'abandonna à son sens 
réprouvé. « Le vieux père, homme simple, peu favorisé 
de la nature, accablé par la dégradation .que produit la 
misère, privé en conséquence de cet extérieur poli, qui 
rend digne de l'attention philosophique, n'en a pas été 
honoré, raconte Linguet, page 428 du tome III de ses 
Annales. Il a été relégué dans un village, où il a uni sa 
misère à celle d'une femme aussi peu opulente que lui ; 
et de ces deux riens est cependant résulté quelque 
chose : il en est sorti un enfant à qui ils ont du moins 
transmis leur nom. Tandis que celui-ci croissait, les 
infirmités n'épargnaient pas le père. Le dénuement de 
la famille redoublait chaque jour ; enfin, manquant de 
tout, la femme, à qui l'on avait parlé souvent de l'ac- 
cueil qu'avait autrefois reçu la sœur de son fils à Paris, 
a hasardé de s'y traîner avec lui. Rebutée de toutes parts, 
elle a cru que la porte d'un philosophe et son cœur s'ou- 
vriraient du moins à ses gémissements. Elle a rampé 
jusqu'à M. Dalembert. Quel conseil croirait-on que lui 
ait donné l'apôtre de la tolérance, le pontife de l'hu- 
manité? De se mettre en condition pour élever son en- 
fant et nourrir son mari. Elle manquait du simple 
nécessaire. Elle a demandé au philosophe la charité au 

2 



*U VOLTAIRE 

lien 'fa *a protection : le panégyriste de M™* Geoffrin» 
ie conteur <ies charités «le Fontenelle a été inflexible. 
Il lui a refasé de l'argent pour payer son auberge. 
JP* Corneille n'a va chez les comédiens que de l'em- 
pressement et da respect ; ils se sont disputé l'honneur 
de lai offrir an asile. La Rive s'est trouvé heureux d'ob- 
tenir la préférence. Ses camarades ont donné ane repré- 
sentation de Cinna au profit de cette famille. Ils y ont 
joué avec an enthousiasme préférable même an talent. » 
Linguet ajoute que cette représentation de Cinna valut 
1,000 livres environ aux infortunés. Ce fut le 16 fé- 
vrier 1178 qu'elle fut donnée. A cette époque. Voltaire 
était à Paris et ne parait pas s'être inquiété du sort de 
ses anciens protégés. Dalembert fus irrité de L'article 
de Linguet. Ce dernier lui répondit, à la page 26 da 
tome IV de ses Annales : « Ce que j'ai écrit, c'est de 
la bouche même de M rae Corneille qu'on l'a su. Cent 
honnêtes gens dans Paris ont été les confidents de ses 
plaintes ; je les connais, je n'ai écrit que d'après leurs 
attestations. » 

Revenons à M rae Dupuits. M. J.-L. Mallet, élevé au 
château de Ferney, parle en ces termes des bienfaits 
dont Voltaire la combla (!) : « 11 la dota noblement, du 
fruit de ses travaux, de 90,000 livres provenant de son 
Commentaire sur Corneille. Il ne s'en tint pas là pour 
elle. Un jour qu'il était allé lui rendre visite pendant 
ses couches, il laissa, en sortant de chez elle, un grand 
vase d'argent contenant un billet de 12,000 francs que 
M. Dupuits lui avait empruntés. Il donna encore 

1) Œuvres de Voltaire, édiu Daponi, t. I, p. 579. 



ET LA FAMILLE CORNEILLE. 27 

100,000 francs de dot à la fille de cette dame, M me d'An- 
gely. » A ces assertions, nous répondrons : 1° M me Du- 
puits ne retira pas 90,000 livres des Commentaires sur 
Corneille. Sa part ne fut que de 40,000, suivant Vol- 
taire ; 2° Il ne donna pas une dot de 100,000 livres à la 
fille de sa pupille. M l,e Adélaïde-Marie Dupuits, née le 
29 mai 1764, n'épousa qu'en 1186 M. Grandfrançois, 
baron d'Angely. Voltaire, étant mort depuis 1778, n'a 
pu intervenir dans ce contrat de mariage, sans sortir de 
son sépulcre. Personne n'ayant parlé de sa résurrection 
en 1786, nous ne saurions nous résoudre à croire, sur 
l'autorité de M. Mallet, à un miracle aussi étrange 
qu'inutile. Nous sommes persuadé que Voltaire n'aurait 
pas obtenu de sa légataire universelle une somme si 
considérable pour enrichir une demoiselle qu'il avait 
oublié de coucher sur son testament ; 3° Il est sans ap- 
parence que Voltaire eût remis une dette de 12,000 li- 
vres à un gentilhomme qui avait plus de 10,000 livres 
de rente. Un cadeau de cette. valeur n'était pas dans ses 
habitudes. Le lui faire porter dans un grand vase d'ar- 
gent nous semble passablement ridicule. Sur un fait sem- 
blable, nous ne nous en rapporterons pas au témoignage 
d'un inconnu que nous avons convaincu d'avoir été si 
mal renseigné sur d'autres points. Mais les services que 
Voltaire fut à même de rendre à M. Dupuits, il s'em- 
pressa de les demander. Le 14 janvier 1765, il s'adressa 
à la duchesse de Grammont afin d'obtenir pour lui une 
compagnie de cavalerie ou de dragons. Grâce au nom 
de Voltaire, le protégé eut de l'avancement, et devint 
plus tard maréchal de camp. 
Maintenant que la conduite de Voltaire nous est connue, 



28 VOLTAIRE 

qu'il nous soit permis de l'apprécier. A-t-il eu la géné- 
reuse intention d'honorer le nom de Corneille et de sou- 
lager des malheureux ? Assurément non. Les véritables 
descendants de Pierre Corneille, il les a chassés de sa 
présence, et n'a pas daigné s'occuper de leur sort, quoi- 
qu'ils fussent dévorés de besoin. François Corneille, le 
père de M mo Dupuits, devait le jour à Françoise Cor- 
neille, cousine germaine de l'auteur du Cid. Outre 
François Corneille, elle avait eu quatre filles, et néan- 
moins le nom de son mari est resté inconnu jusqu'à ce 
jour (1). Il n'est pas probable qu'elle aurait eu cinq en- 
fants illégitimes. François Corneille portait donc illéga- 
lement le nom de sa mère. « Au temps de la succession 
de Fontenelle, avait dit Le Brun (2), dans une note de 
la première édition de sa fameuse Ode à Voltaire, il lui 
fut offert une somme d'argent pour se désister de ses 
droits et même de son nom. M. Corneille, quoique 
pauvre et sans ressource, la refusa sans balancer; il 
répondit encore quand on le menaça de la perte de son 
procès, qu'au moins il gagnerait le nom de Corneille 
qu'on lui disputait. » Il est évident qu'on ne lui disputa 
le nom de Corneille, que parce qu'il devait prendre 
celui du mari de sa mère. S'il eût été un bâtard, on ne 
lui eût pas reproché cette habitude. Comme elle lui était 
utile, nous la lui pardonnerions volontiers, si, par là, il 
n'eût contribué à flétrir la vertu d'une mère de quatre 
filles, dont trois se marièrent, la plus jeune étant morte 

(1) Note sur les descendants de Corneille, par le baron de Tassàrt. 
Bruxelles, 1851. In-8». 

(2) Œuvres d'Écouchard Le Brun, publiées par Guinguénc. Pa- 
ris, 1814. In-8% t. IV, p. 4. 



ET LA FAMILLE CORNEILLE. 29 

en bas âge. Voltaire a connu cette généalogie. Il a imité 
François Corneille. Le nom magique de Corneille était 
un magnifique prospectus pour éditer un ouvrage, 
mettre en relief l'adoption d'une jeune fille, pour marier 
avantageusement et doter cette jeune fille avec la 
bourse des rois, des princes et des grands de toute 
l'Europe. Il a exploité tous ces préjugés. Marie Corneille 
méritait-elle tant d'égards ? Non, car elle a délaissé son 
père ; elle ne s'informait pas même de sa demeure. Elle 
l'a réduit à mendier à la porte des comédiens, quoique 
sa fortune la mît à même de le recueillir chez elle. 
Voltaire a poussé l'inhumanité plus loin. Il a enrichi la 
fille,, et a repoussé le père; il a logé une femme qui 
avait un domaine, et n'a pas offert d'asile à un père trot- 
teur dans les rues. Il a été le maître des souscriptions ; il 
lui était facile de les partager entre la fille et le père. Il 
a peu donné à celui-ci, parce qu'il était pauvre, et beau- 
coup à celle-là, parce qu'elle était riche. Il a magnifié 
la fille, mais il a bafoué le père. Tant de contradictions 
n'annoncent- elles pas que Marie Corneille fut une nou- 
velle Iphigénie qu'on arracha à son vieux père, pour 
l'immoler couronnée de fleurs sur l'autel de la vanité 
philosophique ? 

La postérité ne louera pas la générosité ni la délica- 
tesse de Voltaire à l'égard des descendants de Corneille, 
avec cette indulgence que Grimm attendait de son 
impartialité. La remarque de Fréron subsistera, et le 
lecteur impartial sera de l'avis de M. Bungener. 



2. 



80 VOLTAIRE 



IV. — Voltaire et Belle et Bonne. 

Bornons-nous à raconter ce que Voltaire fit pour 
Belle et Bonne du moment qu'il parut l'avoir adoptée. 

Dans son Éloge historique de Voltaire, Palissot s'ex- 
primait ainsi : « Voltaire avait accueilli avec beaucoup 
d'indulgence, dans M. de Villettè, un esprit naturel 
qu'il savait quelquefois revêtir déformes assez piquantes. 
Il vit avec intérêt ses assiduités auprès de sa jeune pu- 
pille, et un jour, en présence de M. de Villevieille, il lai 
proposa 50,000 écus pour la dot de M ,le de Varicourt. 
« Je suis sûr, lui disait-il, que M mo Denis, ma nièce, 
f sera de mon avis ; elle regarde Belle et Bonne comme 
<r sa fille. Quant à mes autres parents, j'ai une bonne 
« succession à leur laisser, et vous conviendrez qu'ils 
« n'ont pas longtemps à attendre. » M. de Villettè ne 
voulut jamais consentir à cette générosité : il n'est donc 
pas vrai, comme on l'avait dit, que Voltaire ait doté 
M Uo de Varicourt. » 

Où était-elle avant de demeurer chez Voltaire ? Voici 
le document que nous fournissent les Mémoires de Ba- 
chaumonty le 15 mars 171$ : « M me de Villettè, de Vari- 
court en son nom, est fille d'un officier des gardes du 
corps, peu à l'aise et ayant douze enfants. Il était question 
de faire religieuse cette jeune personne, dont la famille 
n'avait, aucun espoir de la marier. M" e de Varicourt, 
instruite de la bienfaisance de M. de Voltaire, se servit 
de son esprit pour lui écrire une lettre très bien tournée, 
où elle se plaignait de son fâcheux destin. Touché de 



ET BELLE ET BONNE. 3i 

cette épître, il va trouver M me Denis ; il lui dit qu'il fal- 
lait arracher au diable cette âme qu'on prétendait 
donner à Dieu, et il engagea sa nièce à proposer à la 
famille de M 1,c de Varicourt de permettre que celle-ci 
vînt passer quelque temps à Ferney . La jeune personne 
s'y est si bien conduite qu'elle y a acquis le surnom de 
Belle et Bonne ; ce qui a déterminé M. le marquis de 
Villette à en faire la fortune en l'épousant. » De son 
côté, Wagnière (p. 114 et 117) certifie que ce fut 
M me Denis qui obtint des parents de M lle de Varicourt 
qu'elle vînt habiter le château de Ferney, pour lui tenir 
compagnie. 

C'était en 1775. Les époux Dupuits avaient quitté 
Ferney ; les étrangers devenaient de plus en plus rares, 
Voltaire croissait en âge et peu en vertu. M mo Denis 
s'ennuya d'être presque toujours seule ; elle n'eut donc 
d'autre intention que de se procurer une demoiselle de 
compagnie en appelant auprès d'elle une jeune fille, 
qui appartenait à une famille honorable. Elles vécurent 
ensemble dans la plus grande intimité. Mais en 1777, 
« M. le marquis de Villette, raconte Wagnière (p. 117), 
vint en septembre voir M. de Voltaire à Ferney. Il dit 
qu'il voulait épouser M 110 de Varicourt; ce qu'il fit enfin, 
après avoir cependant tergiversé près de trois mois. Il 
n'est point vrai, comme on l'a dit et comme on l'a 
imprimé, que M. de Voltaire eût eu jamais l'idée d'offrir 
une forte dot à la femme de M. de Villette ; cela même 
eût été ridicule, puisque M. de Villette s'annonça comme 
jouissant de 120,000 livres de rente; par conséquent il 
n'a point eu la gloire prétendue de refuser une dot. 
M. de Voltaire et M rae Denis donnèrent seulement quel- 



32 VOLTAIRE 

ques diamants à la jeune mariée. M. de Villette, appa- 
remment pour se donner quelque relief, cherchait à 
faire croire que sa femme et lui étaient parents de M. de 
Voltaire. » 

M. de Jouy ayant répété, dans le tome V de V Ermite en 
province, que Voltaire avait accordé à Belle et Bonne 
une dot de 50,000 écus, un ami de la famille de Villette 
adressa cette réclamation au Journal des débats, le 30 
mars 1825: « L'amitié la plus vive unissait M. de Vol- 
taire et M. le marquis de Villette, qui jouissait d'une 
immense fortune. Ce dernier vit à Ferney M ,!e de Vari- 
court, l'aima, en fit la demande à ses parents, qui la 
lui accordèrent. Mais Voltaire ne la dota point ; il avait 
le tact trop exquis pour en faire même l'offre, sachant 
combien, par une offre de cette nature, il aurait blessé 
tout à la fois le noble désintéressement de son ami et la 
délicatesse d'une famille distinguée et honorable. Vol- 
taire n'a donc pas été le bienfaiteur de M llo de Varicourt, 
mais son protecteur et son ami. Déjà feu M. le marquis 
de Villette a réfuté dans le temps cette assertion, et j'ai 
vu entre les mains de M. son fils l'original de la lettre 
qu'il fit insérer dans les journaux d'alors. » 

Rien n'était plus invraisemblable que d'attribuer à 
Voltaire, comme l'a avancé Palissot, le désir et la 
volonté d'offrir une dot de 50,000 écus à un marquis 
auquel il reconnaissait 40,000 (1) et même 50,000 écus 
de rente, comme il le mandait, le 19 novembre 1111, à 
La Harpe. 

Il reste péremptoirement prouvé, par le témoignage 

(1) Lettre à M..., du 9 novembre 1778 (a« 7387, édit. Beuchol). 



ET SES AMIS. 83 

de Wagnière et de la famille de Villette, que non 
seulement Voltaire ne donna pas de dot à Belle et Bonne, 
mais qu'il ne manifesta jamais l'intention de lui en offrir. 
Il lui prodigua les caresses les plus tendres, remarquent 
les Mémoires de Bachaamont, du 18 juin 1777. Il la 
logea, la nourrit et l'entretint pendant deux ans. Il eût 
été difficile à M mo Denis de trouver à meilleur marché 
une demoiselle de compagnie aussi jolie et aussi dis- 
tinguée. 

V. — Voltaire et ses amis. 

Il est temps de parler des amis de Voltaire. C'est pour 
nous conformera l'usage que nous employons ce subs- 
tantif, car nous protestons contre l'impropriété de cette 
expression. 

Socrate, Platon, Cicéron, saint Jérôme, saint Augus- 
tin, saint Chrysostome, saint Bernard, saint Louis, saint 
François de Sales, Montaigne, Pascal, M me de Sévigné, 
Bossuet, Fénelon, Corneille, Racine, La Fontaine, Boi- 
leau ont passé leur vie dans l'intimité de quelques per- 
sonnes. Au contraire, Voltaire avait une légion d'amis 
et de correspondants ; n'est-ce pas une preuve démons- 
trative qu'il ne connut point les douceurs de l'amitié ? 
Aussi disait-il, le 6 juillet 1772, à M me du Deffand : « Il 
n'y a que les gens peu répandus qui sachent aimer. » 

L'amitié demande un peu plus de mystère, 
Et c'est assurément en profaner le nom 
Que de vouloir le mettre a toute occasion. 
Avec lumière et choix celte union veut naître, 
Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître. 



84 VOLTAIRE 

Molière vient de caractériser l'amitié telle qu'on l'avait 
connue dans tous les temps depuis Socratç jusqu'à La 
Fontaine, de quelque génie qu'on fût doué; c'est à lui 
qu'il appartient de nous apprendre à ne pas la confon- 
dre avec ce qui n'en porte que le masque, et n'en est que 
l'hypocrisie. 

Méditons ces vers d'Àlceste dans le Misanthrope : 

Je vous vois accabler un homme de caresses, 

Et témoigner pour lui les dernières tendresses; 

De protestations, d'offres et de serments, 

Vous chargez la fureur de vos embrassements; 

Et quand je vous demande après quel est cet homme, 

A peine pouvez-vous dire comme il se nomme; 

Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant, 

Et vous me le traitez, à moi, d'indifférent. 

Morbleu! c'est une chose indigne, lâche, infâme, 

De s'abaisser ainsi jusqu'à trahir son âme. 

Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur, 

On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur. 

En vain Philinte cherche à justifier sa conduite par 
cette réponse : 

Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie, 
Il faut bien le payer de la même monnoic, 
Répoudre comme on peut à ses empressements, 
Et rendre offre pour offre, et serments pour serments. 

Alceste se hâte de répliquer : 

Non, je ne puis souffrir cette lâche méthodo 
Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode; 
Et je ne hais rien tant que les contorsions 
De tous ces grands faiseurs de protestations, 
Ces affables donneurs d'embrassades frivoles, 
Ces obligeants diseurs d'inutiles paroles, 
Qui de civilités avec tous font combat, 
Et traitent du même air l'honnête homme ot le fat. 



ET SES AMIS. 35 

Quel avantage a-t-on qu'an homme tous caresse, 

Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse, 

Et vous fasse de vous un éloge éclatant, 

Lorsqu'au premier faquin il court en faire autant? 

Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située 

Qui veuille d'une estime ainsi prostituée ; 

Et la plus glorieuse a des régals peu chers 

Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers : 

Sur quelque prétexte une estime se fonde, 

Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde. 

Je refuse d'un cœur la vaste complaisance 

Qui ne fait do mérite aucune différence; 

Je veux qu'on me dislingue, et pour le trancher net, 

L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait. ' 

Quiconque a fait la triste expérience du monde se 
souvient chaque jour de la sagesse de ces observations ; 
en feuilletant la correspondance de Voltaire, il nous a 
été impossible de la juger sans recourir aux maximes 
d'Alceste. Voltaire ne saurait avoir un meilleur arbitre 
que Molière, le seul qui eût plus d'esprit que lui. 

Voltaire a élevé un Temple à V amitié, mais il n J a 
laissé ni prêtre ni dévot aux pieds de cette divinité ; 
n'était-ce pas avouer qu'il n'avait pas un ami? 

Jamais homme n'oublia plus vite les morts : à peine 
daigna -t-il leur consacrer quelques mots. A la vérité il 
a beaucoup glorifié M rae du Chastelet ; mais ne vantait-il 
pas en elle la naissance, l'opulence, le talent, des liai- 
sons honorables? Ne regrettait-il pas en elle une femme 
qui le logeait, le nourrissait, le divertissait pour rien? La 
vanité n'était-elle pas la cause de leur commerce? Pen- 
dant treize ans qu'ils vécurent ensemble, ils ne cessè- 
rent de se bouder, de se quereller, de se battre. Pour 
M mo du Chastelet, Voltaire était une bète farouche qu'elle 
s'étudiait à apprivoiser, à contenir, à enfermer pour 



86 VOLTAIRE 

l'empêcher de rugir et de dévorer sa proie, comme le 
prouve sa correspondance avec d'Argental. Voltaire 
l'aurait tuée, si on ne lui eût un jour arraché le couteau 
qu'il allait lui plonger dans le cœur. Il lui suffit de quel- 
ques soirées brillantes, de quelques représentations de 
ses tragédies pour la perdre de vue. Le roi de Prusse 
l'appela auprès de lui et l'obligea bientôt de quitter sa 
cour. C'est avec M me Denis qu'il va désormais passer ses 
jours. Dès qu'elle le connaît, elle le méprise et l'ab- 
horre; ce n'est que l'espoir d'une riche succession qui 
la retient chez lui. Il la laisse dans la gène et sçjnoque 
continuellement d'elle. Quant à elle, il lui tarde de voir 
arriver le jour où la mort le lui enlèvera. Elle ne le 
regretta pas un instant, et refusa même de faire la dé- 
pense d'un cercueil de plomb pour un cadavre dont la 
vue l'offusquait, dit Wagnière (p. 163). Si ce dernier 
resta vingt ans chez Voltaire, c'est parce qu'il le servit 
en esclave, sans jamais le contredire. Longchamp avait 
eu de la peine à s'accoutumer à la brusquerie de ses 
manières. En s'éloignant de lui, Collini avait été tenté 
de le provoquer en duel, suivant Wagnière (p. 10). Le- 
kain raconte dans ses Mémoires (p. 327) qu'il avait été 
étonné de la dureté de son caractère ; et Chabanon avoue 
(p. 130) qu'il avait reculé, épouvanté à l'aspect de ses 
accès de férocité. Frédéric convenait souvent qu'il était 
indigné de son inhumanité et de sa barbarie, qui pour- 
suivait ses victimes jusque dans le tombeau. Il lui 
écrivit en 1752 : « Si vos ouvrages méritent qu'on vous 
élève des statues, votre conduite vous mériterait des 
chaînes. » 
Maintenant il est facile de comprendre pourquoi Vol- 



ET SES AMIS. 37 

taire ne jugea personne digne de figurer dans son 
Temple de V Amitié. 

Il n'eut point d'ami. Il ne vit à ses pieds que des 
courtisans et des flatteurs, silencieux, obséquieux jus- 
qu'à l'asservissement. Ils se donnèrent à lui avec plus 
d'empressement qu'il ne les recherchait. Il les traita 
avec l'autorité d'un maître et l'insolence d'un despote, 
parce qu'il les regarda comme des créatures destinées à 
son usage. Il les méprisa, parce qu'il les jugea ; il les 
jugea, parce qu'il lut dans leur cœur comme dans un 
cœur de cristal. A la vérité, il daigna consacrer la XXIII 6 
de ses Lettres philosophiques à la Considération qu'on 
doit aux gens de lettres. Mais dans son Commentaire 
historique, et dans sa lettre, du 23 décembre 1733, à 
M me Denis, il noircit la canaille de la littérature. Dès le 
3 janvier 1723, il parlait déjà à Thieriot des gredins 
d'auteurs. Plus il avança en âge, plus il se crut autorisé 
à manifester hautement le mépris qu'ils lui inspiraient. 
Ainsi, le 2 septembre 1738, il faisait entendre ce cri à 
Dalembert : « Ah! quel siècle! quel pauvre siècle! » 
Le 26 juin 1762, c'était au cardinal de Bernis qu'il en- 
voyait cette ligne : « J'ai vu que la terre est couverte de 
gens qui ne méritent pas qu'on leur parle. » Trouvera- 
t-il quelques exceptions en France? non. Dans ses 
lettres, du 1 er mars 1764, à Dalembert, et, du 30 avril 
1771, à l'impératrice Catherine, il traite ses compatriotes 
de singes. Aussi, le 17 septembre 1761, mande-t-il à Da- 
lembert : < Notre nation ne mérite pas que vous daigniez 
raisonner beaucoup avec elle. » Pourquoi ? c'est parce 
que, le 5 septembre 1782, il lui a avoué c qu'en France 
il y a trop de sots ». Quelle preuve en donne-t-il? Le 

T II. 3 



38 VOLTAIRE 

21 novembre 1774, il lui désigne le peuple, qui est lé 
sot peuple. Pour lui, pas de distinction; il confond la 
province avec la capitale. C'est pourquoi, le 26 juin 1762, 
il écrit au cardinal de Bernis : « Il est bien rare de trouver 
des penseurs en province, et surtout des gens dégoût. » 
Quant à la capitale, il ne peut s'empêcher, dans ses 
épanchements du 5 février 1758, à Dalembert, de la 
bafouer et de la flétrir d'un trait : « Que Paris est encore 
bête ! » D'abord il songe aux gens de la cour; le 19 mai 
1773, il les condamne devant la barre de Dalembert, en 
disant : « Ces beaux messieurs de Paris ont bien raison 
de détester la philosophie, qui les condamne et qui les 
méprise. * Le 13 décembre 1763, il lui apprend ce 
qu'il pense des autres classes distinguées de la société : 
« Nous touchons au temps où les hommes vont com- 
mencer à devenir raisonnables. Quand je dis les 
hommes, je ne dis pas la populace, la grand'chambre 
et rassemblée du clergé ; je dis les hommes qui gou- 
vernent ou qui sont nés pour gouverner, je dis les gens 
de lettres dignes de ce nom. » Bien des esprits sont 
tentés de s'appliquer ces dernières paroles. Qu'ils se 
détrompent; car, le 30 avril 1771, l'impératrice Cathe- 
rine a reçu cette sentence du maître : « A l'égard des 
Welches, les premiers singes de l'univers, ils font tou- 
jours beaucoup de livres, sans qu'il y en ait un seul de 
bon. » Fera-t-il grâce à ceux qui se regardent comme 
des êtres nés pour gouverner? non. 11 oublie que Da- 
lembert, Diderot, Damila ville, Rousseau et compagnie 
habitent des mansardes, et il dit, le 9 février 1767, au 
cardinal de Bernis : « J'avoue que les polissons qui, de 
leur grenier, gouvernent le monde avec leur écritoire, 



• • * 



ET SES AMIS. 39 

sont la plus sotte espèce de tous. Ce sont les dindons 
de la basse-cour qui se rengorgent. » Le 24 septem- 
bre 1166, il est encore plus explicite avec Damilaville : 
« La canaille littéraire est ce que je connais de plus 
abject dans le monde. L'auteur du Pauvre Diable a 
raison de dire qu'il fait plus de cas d'un ramoneur de 
cheminées, qui exerce un métier utile, que de tous ces 
petits écornifleurs du Parnasse. » Pour comprendre ce 
jugement, citons ces mots adressés par lui, le 15 octo- 
bre 1161, à Dalembert : « Ce siècle des raisonneurs est 
l'anéantissement des talents ; c'est ce qui ne pouvait 
manquer d'arriver après les efforts que la nature avait 
faits dans le siècle de Louis XIV. » Et ces autres encore 
plus énergiques, du 15 septembre précédent, au même : 
« Nous sommes dans la fange des siècles pour tout ce 
qui regarde le bon goût. Par quelle fatalité est-il arrivé 
que le siècle où l'on pense soit celui où l'on ne sait plus 
écrire? ». Terminons par cette confidence, du 31 mars 
1163, au cardinal de Bernis : « Je vous supplie de me 
dire comment un peuple qui a tant de philosophes peut 
avoir si peu de goût? Vous me répondrez peut-être que 
c'est parce qu'ils sont philosophes; mais quoi lia philo- 
sophie mènerait-elle tout droit à l'absurdité? » 

Comment parvint-il à subjuguer ce troupeau d'es- 
clavçs qu'il avait attirés par l'ascendant irrésistible de 
son génie, oppressés de son audace, accablés de sa 
comparaison? « Je suis le très humble serviteur des 
goûts des personnes avec qui je vis, » avait-il dit, dès 
1736, à M Ue Quinault. Ceux qui étaient sensibles aux 
louanges, il leur envoyait un brevet de capacité, il leur 
assurait l'immortalité et la reconnaissancede la posté- 



40 VOLTAIRE 

rite. 11 proportionnait les compliments aux services 
qu'il attendait, et les prodiguait suivant l'exaltation ou 
l'imbécillité de ceux qui les avalaient. Il se serait bien 
gardé d'écrire à La Harpe et à Marmontel ce qu'il 
mandait à Diderot, à Dalembert et à d'Argental. S'ils 
n'avaient pas été sous le charme, ils auraient regardé 
comme des injures et une dérision chacun des surnoms 
qui leur étaient donnés. Mais dès que Voltaire les avait 
salués comme des génies, ils se regardaient comme des 
génies, de sorte que c'était un vrai corps de génies, 
absolument comme dans les Mille et une Nuits, bien 
qu'il eût dit, en 1739, à Frédéric : « Les hommes 
de génie, ces fils aînés de Prométhée, il y en aura 
toujours très peu, dans quelque pays que ce puisse 
être. » 

Ceux qui poussaient de sourds murmures, qui ron- 
geaient le frein de la servitude, Voltaire les contenait 
sous la verge de sa satire. Molière avait dit : 

Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis. 
Nous chercherons partout à trouver à redire, 
Et ne verrons que nous qui sach ni bien écrire. 

Voltaire alla encore plus loin : « Comme je suis fort 
insolent, avouait-il, le 15 septembre 1762, à Dalem- 
bert, j'en impose un peu, et cela contient les sots. » A 
qui s'adressent ces paroles? Évidemment à tous ceux 
qui craignaient de passer sous les fourches caudines de 
ses pamphlets, où non seulement il ridiculisait, mais 
calomniait et déshonorait quiconque osait ne pas rece- 
voir avec une foi pleine et entière chacune de ses con- 
tradictions. L'appareil de ces gémonies achevait de 



ET SES AMIS. 41 

gagner à sa cause les indolents et les paresseux dont le 
cœur ne palpitait point à son nom. Mais à cette philo- 
sophie, qui n'était qu'une esclave, selon sa lettre, du 
4 juin 1169, à Dalembert, voici ce qu'il réservait. Le 
25 avril 1760, il écrivait à Dalembert : « Je vous avoue 
que je suis aussi en colère contre les philosophes qui se 
laissent faire que contre les marauds qui les oppri- 
ment. » Le 15 octobre 1759, il lui avait déjà mandé : 
« Tous les philosophes sont ou dispersés ou ennemis 
les uns des autres. Quels chiens de philosophes ! ils ne 
valent pas mieux que nos flottes, nos armées et nos 
généraux. Je finirai ma vie en me moquant d'eux tous, 
mais je voudrais m'en moquer avec vous; » car « j'ai 
les sots en horreur, » ajoutait-il, le 20 avril 1761. 

Ainsi Voltaire regardait comme des sots et ceux qui 
le louaient, et ceux qui le craignaient, et ceux qui le 
servaient par amour, et ceux qui le servaient par peur. 
A la vérité, il regardait également comme des sots, des 
escrocs, des monstres, des infâmes, des libertins, ceux 
qui ne Je louaient pas. Il me semble que ceux-ci étaient 
moins sots que ceux-là ; car ils affichaient une grande 
indépendance de caractère, et raisonnaient leur incré- 
dulité, tandis que ceux-là n'auraient pu établir les fon- 
dements de leur foi. La haine dont Voltaire honora ses 
adversaires suffit pour attester la supériorité d'esprit, 
d'érudition, qu'il leur reconnaissait sur ses sectaires. 
Les éloges de ceux-ci ne pourraient en effet soutenir 
un parallèle avec les écrits de ceux-là. Montesquieu 
n'eût pas désavoué les lettres de Guénée. Fréron, La 
Baumelle ont publié des pages que Voltaire seul était 
capable de dicter. 



4-2 VOLTAIRE 

Ceux qui, de nos jours, regardent comme une marque 
d'esprit de révérer le nom de Voltaire, de feuilleter les 
livres de Voltaire, de balbutier des maximes de Voltaire 
mille fois contredites par Voltaire, sont-ils bien sûrs 
que Voltaire ne les eût pas placés dans son bataillon des 
sots, s'il les eût connus ? 

On ne choisit pas ses amis dans un groupe de sots. 
Aussi Voltaire n'eut-il que des partisans. Il leur pro- 
digua les louanges, les encouragements qui ne lui coû- 
taient rien; il les exploita, mais ne les enrichit pas ; car 
on ne fait pas de sacrifices pour des sots qu'on méprise. 

Chef de parti, il lui fallait des aides de camp; une 
clientèle de jeunes auteurs, pour me servir d'un mot 
de M. Granier de Cassagnac (1), composa son escorte. 
On a si souvent parlé des bienfaits dont il les combla, 
qu'il est nécessaire de leur consacrer quelques lignes. 
Aussi ferons-nous la biographie de chacun de ces petits 
personnages. 



Voltaire et Lefebvre. 

En 1132, Voltaire mandait à Lefebvre : « Votre vo- 
cation, mon cher Lefebvre, est trop bien marquée pour 
y résister. Il faut que l'abeille fasse de la cire, que le 
ver à soie file, que M. de Réaumur les dissèque, et que 
vous les chantiez. Vous serez poète et homme de lettres, 
moins parce que vous le voulez, que parce que la 
nature Ta voulu. » Mais une pièce de vers adressée par 

(1) Le Constitutionnel, du 16 décembre 1850; 



ET SES AMIS. Z#3 

Lefebvre à Voltaire fait présumer qu'il n'était point 
destiné à remplacer Racine. Voltaire lui répondit : 

N'attends de moi ton immortalité, 

Tu l'obtiendras un jour par ton génie. 



Mais je voudrais, de tes destins pervers, 
En corrigeant l'influence ennemie, 
Contribuer au bonheur d'une vie 
Que tu rendras célèbre par tes vers. 

Dans une lettre, du 27 septembre 1733, à Cideville, 
Voltaire nous apprend qu'il vient de recueillir chez lui, 
avec Linant, un jeune homme nommé Lefebvre, poète 
et pauvre, et faisant des vers harmonieux. Le 24 sep- 
tembre 1735, il avoua à Thieriot qu'il avait nourri, logé 
et entretenu ces deux jeunes gens comme ses propres 
enfants pendant tout le temps qu'il demeura à Paris, 
après la mort de M me de Fontaine-Martel. Mais Lefebvre 
était mort dès 1734; par conséquent, Voltaire ne le 
garda guère plus d'un an. Le 20 décembre 1753, il dit 
à M me Denis qu'il n'avait pas eu à se plaindre de lui. 
Tels sont les seuls documents que nous fournisse la cor- 
respondance de Voltaire relativement à Lefebvre. Il est 
impossible de démontrer si Lefebvre fut recommandé à 
Voltaire, ou s'il capta sa bienveillance en lui envoyant 
ses vers, et si depuis il lui rendit des services et lui 
servit de secrétaire. 



Voltaire et Linant. 

Heureusement la correspondance de Voltaire est plus 
explicite sur le camarade de Lefebvre. 



4* VOLTAIRE 

Sur les vives instances de ses amis Cideville et For- 
mont, Voltaire s'occupa avec zèle du sort de Linant (1). 
Il essaya de le faire entrer chez M me de Fontaine-Martel 
à la place de Thieriot, mais ce fut en vain (2). C'est 
alors qu'il obtint pour lui un couvert à la table de M. de 
Nesle (3). En même temps, il le recommanda aux bontés 
de M me du Deffand, et la pria de solliciter pour lui rem- 
ploi de lecteur chez la duchesse du Maine. Nouveau re- 
fus. Linant avait une écriture trop illisible pour devenir 
secrétaire (4). Voltaire ne pouvait pas facilement se 
débarrasser de lui. 11 lui offrit un trou près de sa re- 
traite, avec la facilité d'y dîner et d'y souper tous les 
jours, quand il ne serait pas invité ailleurs (8). Il lui 
assura de plus ses entrées à la comédie (6) . 

Sur ces entrefaites, Linant quitta le petit collet qu'il 
portait depuis longtemps (7). Voltaire comprit que cette 
action lui imposait de nouveaux devoirs, et qu'il devait 
travailler à la fortune de son protégé, toujours pauvre 
et bégayant beaucoup, et néanmoins très fier et très 
paresseux, se brouillant avec tous ses commensaux, ce 
qui força Voltaire, le 27 octobre 1733, de prier Cide- 
ville de donner de sages avis au jeune poète. Ces re- 
montrances ne produisirent aucun effet. Alors Voltaire 
manda, le 6 novembre 1733, à Cideville : « Surtout ne 
gâtez point Linant. Je ne suis pas trop content de lui. 
Il est nourri, logé, chauffé, vêtu, et je sais qu'il a dit 



(i) Lottre à do Formont, du 23 décembre 1737. 

(2) Lettre à Cideville, du 29 mai 1732. 

(3) Lettre à Formont, de juillet 1732. 

(4) Lettres à Cideville, de 1732 (n° 178, edit. Beuchot). — (5) Du 
29 mai. — (6) Du 27 octobre. — (7) Du 27 septembre 1733. 



ET SES AMIS. 45 

que je lui avais fait manquer un beau poste de précep- 
teur, pour l'attirer chez moi. Je ne l'ai cependant pris 
qu'à votre considération, et après que la dignité de pré- 
cepteur lui a été refusée. Il ne travaille point, il ne fait 
rien, il se couche à sept heures du soir pour se lever 
à midi. Encouragez-le et grondez-le en général. » Le 
27 février suivant, autre missive : « Écrivez, je vous 
en prie, à Linant, qu'il a besoin d'avoir une conduite 
très circonspecte; que rien n'est plus capable de lui 
faire tort que de se plaindre qu'il n'est pas assez bien 
chez un homme à qui il est absolument inutile ; et qui, 
de compte fait, dépense pour lui 1,600 francs par an. 
Une telle ingratitude serait capable de le perdre. Je 
vous ai toujours dit que vous le gâtiez. Il s'est imaginé 
qu'il devait être sur un pied brillant dans le monde, 
avant d'avoir rien fait qui pût l'y produire. Il oublie 
son état, son inutilité, et la nécessité de travailler ; il 
abuse de la facilité que j'ai eue de lui faire avoir son 
entrée à la comédie, il y va tous les jours. Il se croit 
un personnage parce qu'il va au théâtre et chez Pro- 
cope (café de la Comédie française). Je lui pardonne 
tout parce que vous le protégez; mais, au nom de Dieu, 
faites-lui entendre raison. » Linant ne se corrigeant 
point, Voltaire manda, le 12 avril 1735, à Cideville : 
« A l'égard de Linant, j'ai vu une partie de sa pièce ; 
cela n'est pas présentable aux comédiens. S'il a compté 
sur cette pièce pour se procurer de l'argent et de la 
considération, on ne saurait être plus loin de son compte. 
La présidente (de Bernières) m'a paru aussi peu dispo- 
sée à recevoir sa personne que les comédiens le seraient 
à recevoir sa pièce. Je crains même qu'elle en soit un 

3. 



46 VOLTAIRE 

peu fâchée, et qu'elle ne s'imagine qu'on lui a tendu un 
piège. La seule ressource de Linant, c'est de se faire 
précepteur; ce qui est encore plus difficile, attendu son 
bégaiement, sa vue basse, et même le peu d'usage qu'il 
a de la langue latine. J'espère cependant le mettre au- 
près du fils de M me du Chastelet; mais il faudra qu'il se 
conduise un peu mieux dans cette maison qu'il ne fait 
dans mon bouge. Il sera chez moi jusqu'à ce qu'il 
puisse être installé. » Le 3 août suivant, Voltaire annon- 
çait à son ami l'arrivée de Linant au château de Cirey . 
Malgré la protection de Voltaire, Linant ne demeura pas 
longtemps dans cette habitation. 

Cependant Voltaire ne le perdit pas tout à fait de vue. 
Quoiqu'il se plaignît amèrement, le 22 février 1736, à 
Cideville, de son incapacité, de sa paresse, de son in- 
gratitude, il lui envoya quelques secours. Le 14 dé- 
cembre 1738, il mandait à Moussinot : « Prault a donné 
de l'argent à Linant et à La Mare, mais je ne le sais que 
par lui, et ces messieurs gardent jusqu'ici un silence qui 
n'est pas, je crois, le silence respectueux, encore moins 
le silence reconnaissant, à moins que les grandes pas- 
sions ne soient muettes. Leurs besoins sont éloquents, 
mais leurs remerciements sont cachés. » Le 27 suivant, 
autre missive : « Linant m'a écrit un mot de remercie- 
ment, mais La Mare ne m'écrira probablement que quand 
il aura dépensé l'argent que je lui ai donné. » Le 13 dé- 
cembre, c'étaient 50 livres que Voltaire avait chargé 
Prault de donner à Linant; le même mois, il le fît prier 
par M me Demoulin de lui remettre encore 50 livres. De- 
puis il le secourut peu. Le 28 octobre 1741, il disait à 
Cideville : « Je souhaite que Linant tire de son talent 



ET SES AMIS. 47 

plus de fortune qu'il n'en recueillera de réputation. Je 
ne suis plus guère en état de l'aider comme je l'aurais 
voulu. Un certain Michel, à qui j'avais confié une par- 
tie de ma fortune, s'est avisé de faire la plus horrible 
banqueroute que mortel puisse faire. » Dans son Com- 
mentaire historique, il constate qu'il partagea le profit 
de Y Enfant prodigue entre La Mare et Linant, mais il 
n'indique pas quelle fut la valeur de ce bénéfice. Le 
28 novembre 1750, il apprit à d'Argental que Linant 
était mort dans la misère. 

Beaucoup de bienveillance, quelques secours pécu- 
niaires, un entretien de deux ans qui n'a pu s'élever 
à 1,600 francs la première année, telles sont les dé- 
penses de Voltaire relatives à un jeune homme qu'il ne 
pouvait abandonner, qu'il dégoûta peut-être du petit 
collet, et qu'il afficha comme une de ses créatures dans 
son Commentaire historique. 

Linant ne lui fut pas inutile. Il paraît, d'après une 
lettre de Voltaire à Cideville, en date du 2 août 1133, 
qu'il avait préparé une réponse aux critiques du Temple 
du Goût. On lui doit une édition des Œuvres de Vol- 
taire, publiées à Amsterdam, chez Etienne Ledet, 
1738-39, en 4 volumes in-8° avec figures. En tète du 
premier volume se trouve une Préface de six pages, 
composée, mais non signée par lui; elle finit par ces 
mots, qui ont trait à l'auteur de la Henriade : « Tant 
d'éditions n'ont pu encore le rendre content de son 
propre ouvrage ; mais je dirais que le public doit l'être, 
si la reconnaissance et tous les sentiments que je dois à 
M. de Voltaire ne rendaient mon témoignage suspect 
de trop de zèle ; d'ailleurs je crois que la Henriade le 



48 VOLTAIRE 

loue mieux que tout ce qu'on pourrait en dire. » Voltaire 
nous apprend, par sa lettre, du 20 septembre 1736, à 
Berger, queLinantne fit cette Préface que parce que Ber- 
ger et Thieriot avaient refusé de s'en charger. 



Voltaire et de La Mare. 

Dès 1735, Voltaire parlait ainsi de La Mare à Thie- 
riot : « C'est un jeune poète fort vif, et peu sage. Je 
lui ai fait tous les plaisirs qui ont dépendu de moi; je 
l'ai reçu de mon mieux, et j'avais même chargé De- 
moulin de lui donner des secours essentiels. » Le 13 oc- 
tobre de la même année, il lui écrivait encore : « Je 
vous dirai un petit mot de la tragédie de Jules César. 
Je crois qu'il est nécessaire de faire une édition correcte 
de l'ouvrage. Voici quel est mon projet. Faites faire 
cette édition ; que le libraire donne un peu d'argent et 
quelques livres, à votre choix ; l'argent sera pour vous, 
et les livres pour moi. Seulement je voudrais que le 
pauvre abbé de La Mare pût avoir de cette affaire une 
légère gratification, que vous réglerez. Il est dans un 
triste état. Je l'aide autant que je peux ; mais je ne suis 
pas en état de faire beaucoup. » Le 30 novembre sui- 
vant, nouvelle lettre : « L'abbé de La Mare se chargera 
de l'édition, et le peu de profit qu'on en pourra tirer 
sera pour lui. C'est une libéralité que vous lu ferez 
volontiers, surtout à présent que vous êtes grand sei- 
gneur. » 

De La Mare se mit à l'œuvre et composa un Avertis- 
sement très flatteur pour Voltaire. Celui-ci jugea à pro- 



ET SES AMIS. 49 

pos de modérer son zèle ; c'est pourquoi, le 22 décembre, 
il manda à Berger : « Je savais ce que vous me mandez 
de l'abbé de La Mare. Vos réflexions sont très sages. Je 
ne peux que louer sa reconnaissance et craindre la ma- 
lignité du public. J'ai retranché, comme vous le voyez 
bien, toutes les louanges que l'amitié de ce jeune homme, 
trompé en ma faveur, me prodiguait assez imprudem- 
ment, et qui nous auraient fait tort à l'un et à l'autre. 
Je l'ai prié de ne m'en donner aucune. A la bonne heure 
que, en faisant imprimer une édition de Jules César, il 
réfute, en passant, les calomnies dont m'ont noirci ceux 
qui prennent la peine de me haïr. Je ne crois pas que 
ce soit une chose que je puisse empêcher, s'il ne se 
tient qu'à des faits, s'il ne me loue point, s'il ne se 
commet avec personne, s'il parle simplement et sans 
art. Mais il faut que sa préface soit écrite avec une sa- 
gesse extrême, et que sa conduite y réponde. » Quatre 
jours après, il écrivait à Thieriot : « M me du Chastelet 
a lu la préface que m'a envoyée le petit La Mare. Nous 
en avons retranché beaucoup, et surtout les louanges; 
mais pour les faits qui y sont, nous ne voyons pas que 
je doive en empêcher la publication. C'est une réponse 
simple, naïve et pleine de vérité, à des calomnies atroces 
et personnelles, imprimées dans vingt libelles. Il y 
aurait un amour-propre ridicule à souffrir qu'on me 
louât; mais il y aurait un lâche abandon de moi-même 
à souffrir qu'on me déshonore. L'ouvrage de La Mare 
nous paraît à présent très sage, et même intéressant. 
Il me semble qu'il y règne un amour des arts et de la 
vertu, un esprit de justice, une horreur de la calomnie, 
et un attendrissement surtout sur le sort de presque 



50 VOLTAIRE 

tous les gens de lettres persécutés, qui ne peut révol- 
ter personne, et qui, même dans le temps de cette per- 
sécution nouvelle, doit gagner les bons esprits en ma 
faveur. Il est vrai que cette justification aurait plus de 
poids si elle était faite d'une main plus importante et 
plus respectée. Cette marque publique de La Mare peut 
servir à lui faire des amis. » En attendant, Voltaire 
envoyait, le 15 mars suivant, ce mot à son panégyriste : 
« Vous pouvez compter toujours sur moi. » Le 5 avril, 
il adressait cette phrase à Berger : « Je ferai le bien que 
je pourrai au petit de La Mare; mais il faudrait qu'il fût 
plus saee. » 

Dans sa lettre, du 18 septembre 1136, à Berger, Vol- 
taire se flatta d'avoir accablé de bienfaits ce petit de 
La Mare, que Longchamp a signalé comme l'un des chefs 
de claque aux représentations des pièces de son maître; 
mais, suivant son habitude, Voltaire garda le silence 
sur le montant des sommes qu'il lui donnait, à condi- 
tion que sa reconnaissance ne serait pas muette. Ainsi, 
le 22 mai 1736, il mandait à Moussinot : « Que dites- 
vous de ce petit de La Mare, qui est venu escroquer de 
l'argent chez nous par un mensonge, et qui n'a pas 
écrit depuis que j'ai quitté Paris? L'ingratitude me pa- 
rait innée dans le genre humain. » Le 16 juillet, nou- 
velle missive. « Je vous remercie de la gratification 
faite à de La Mare, d'autant plus que c'est la dernière 
que mes affaires me permettent de lui accorder. » Le 
11 novembre 1131, autre lettre : « Je lui ai envoyé 
100 francs pour son voyage d'Italie, et je n'ai pas 
entendu parler de lui depuis son retour. Je ne le con- 
nais que pour l'avoir fait guérir d'une maladie infâme à 



ET SES AMIS. 51 

mes dépens, et pour l'avoir accablé de dons qu'il ne 
méritait pas. » Il lui en fit encore. Nous avons vu qu'il 
lui abandonna la moitié du profit d'une comédie, comme 
il Ta constaté dans son Commentaire historique. Le 
5 décembre .1738, il écrivait à d'Argental : « J'avais 
peu d'argent quand La Mare est venu chez M mc du Chas- 
telet, je n'ai pu lui donner que 100 livres; mais pour 
lettre de change je lui donne la comédie de V Envieux. 
Il la donnera sous son nom, et il partagera le profit 
avec un jeune homme plus sage que lui et plus pau- 
vre. » Le 13 du même mois, il disait à Prault : « Vous 
avez donc donné 120 livres à M. de La Mare, et vous 
avez fait plus que je n'avais osé vous demander. Je me 
charge du payement, s'il ne vous paye pas. » Le 20 
suivant, il se plaignait à Thieriot de n'avoir pas en- 
core reçu une lettre de reconnaissance de ces deux 
sommes, dont l'une paraît avoir été prêtée plutôt que 
donnée, dans une circonstance où de La Mare était 
tellement pauvre, qu'il avait été obligé de mettre tout 
son linge en gage, comme le prouve une lettre de M mc du 
Chastelet à d'Argental, du 25, décembre 1138. L'En- 
vieux n'ayant point paru, de La Mare n'en retira aucun 
bénéfice. 

De La Mare composa une Préface de Jules César; 
suivant la lettre de M mc du Chastelet à d'Argental, du 
14 juin 1738, il envoyait à Cirey toutes les pièces qu'il 
croyait devoir y être bien accueillies de Voltaire; il lui 
permit de se servir de ses initiales pour donner plus de 
relief à un Avertissement de Mahomet; il contribuait au 
succès de ses tragédies à la Comédie. 

Voltaire lui accorda quelques secours dans une ma- 



s ï'iLTAIHE 

i\i\\k\ «çrMve: il lui prêta de l'argent, et lus en «donna 
tir->t. ^i*s jr'iiiflcatinns étaient une compensation de 
.»-r— :ees '|in flattaient s>n amour-propre. La pauvreté 
tans iaqudle j^missait -on protéçé prouve contbien il 

; *.n fallait pi ii l'eût accablé de bienfaits. 



Voltaire et Berger. 

iKins le mois d'octobre 1733, Voltaire écrivait à Ber- 
-/i'.v : ' Y i-t.-il quelque chose «le noaveaa, sar le Par- 
n;iss«», qui mentit d'être connu de vous? Soyez donc an 
•♦eu, a ver. vijt.rr* ancien ami, le nouvelliste des arts et 
des plaisirs, et comptez sur les mêmes sentiments que 
\ ti f .nujr,im eus pour vous. * Voltaire s'attacha à lai, 
lui accorda la plus grande confiance, et compta sur loi 
plus que sur fout autre, prenant plaisir à recevoir ses 
lourds, m\ liant, â *es jugements, et cherchant à lai être 
utile M). (I le rallia bientôt comme le plus exact ei le 
plus aimable correspondant du monde (i\; il le supplia 
de lui envoyer souvent des missives qu'il estimait plus 
que l'argent et la gloire (3). C'est pourquoi, le 3 jan- 
vier 1737, il lui disait : * Vous me ferez un sensible 
pLiisir rie m'écrire des nouvelles une ou deux fois par 
semaine. Je regarderai cette assiduité comme un service 
d'ami, et vous pouvez compter sur ma reconnaissance, 
comme je compte sur une discrétion extrême. » 

Voltaire voulut aus.ii lui rendre les services qni dé- 



I ; hurm A l'."r^r, il<-. r;iim<*<; 1734 (a" 319, de l'cdit. Bouchot). — 
[*t ho juill'it. MVi. — M; l)u 1- ili-caiiibrc 1733. 



/ 



ET SES AMIS. 53 

pendaient de lui. On croit que c'est à Berger qu'il écrivit, 
en février 1136, les lignes suivantes : « Quant à l'argent 
que me devait ce pauvre M. La Clède, je trouve dans 
mes papiers que je lui avais prêté par billet 300 livres, 
que le libraire Legras m'a rendues; et le lendemain, je 
lui prêtai 50 écus, sans billet. Si vous pouviez, en effet, 
faire payer ces 50 écus, je prendrais la liberté de vous 
supplier très instamment d'en acheter une petite bague 
d'antique, et de prier M mc Berger de vouloir bien la por- 
ter au doigt. Ce M. Berger est un homme que j'aime et 
que j'estime infiniment, et je vous aurais de l'obligation 
si vous l'engagiez à me faire cette galanterie. C'est un 
des meilleurs juges que nous ayons en fait de beaux- 
arts. » Le 1 juin suivant, il mandait à Moussinot : « Je 
vous prie, si vous avez de l'argent à moi, de donner 
100 livres à M. Berger, qui vous rendra cette lettre, et, 
si vous ne les avez pas, de vendre quelqu'un de mes 
meubles pour les lui donner, dussiez-vous lui donner 
50 livres une fois et 50 livres une autre. Ayez la bonté 
de lui faire ce plaisir. Je lui ai une grande obligation 
de vouloir bien s'adresser à moi. Le plus grand regret 
que j'aie dans le dérangement où Demoulin a mis ma 
fortune, c'est d'être si peu utile à des amis tels que 
M. Berger. Enfin il faut songer à ce*qui me reste plus 
qu'à ce que j'ai perdu, et tâcher d'arranger mes petites 
affaires de façon que je puisse passer ma vie à être un 
peu utile à moi-même et à ceux que j'aime. » Le 11 no- 
vembre suivant, il lui disait encore : « Je vous demande 
en grâce de renvoyer à M. Berger son billet avec une 
petite excuse de ne l'avoir pas fait plus tôt. » Mais à 
Berger, il adressait dans le mois de décembre les mots 



l>\ VOLTAIRE 

suivants : € Vous vous mo]uez de moi avec votre billet. 
Est-ce que des amis se font des billets? * Le 24 fé- 
vrier i"î3S, il écrivait à Prault : t Je vous prie de prier 
M. Berger de passer chez vous |*>ur affaire. Cette affaire 
sera que vous lui compterez 10 pistoles; vous lui de- 
manderez de vous-même un billet par lequel il recon- 
naîtra avoir reçu ioO livres de mes deniers par vos 
mains. » 

Berger ne fut pas ingrat. Il se montra l'homme le 
plus exact et le plus essentiel que connût Voltaire (4); 
il devint son cher plénipotentiaire (2) 7 son cher édi- 
teur (3;. 11 fut chargé de surveiller une édition de la 
Uenriade, et d'envoyer à Cirey tous les livres nouveaux 
qui méritaient l'honneur d'y être transportés (4). On 
lui confia aussi des affaires délicates. Le 10 octobre 1136, 
Voltaire lui mandait : « A l'égard de/ 1 Enfant prodigue, 
il fautsoutenir à tout le monde que je n'en suis point 
l'auteur. Mandez-moi ce que vous en pensez, et recueillez 
les jugements des connaisseurs, c'est-à-dire des gens 
d'esprit, qui ne viennent à la comédie que pour avoir 
du plaisir. » Huit jours après, nouvelles instances : « Je 
iii(5 fie à vous sans réserve. Il faut que le secret soit 
toujours gardé sur V Enfant prodigue. Je vous enverrai 
l'original ; vous le ferez imprimer, vous ferez marché 
avec Prault dans le temps; mais surtout que l'ouvrage 
ne passe point pour être de moi. Vous ne sauriez me 
rendre un plus grand service que de détourner les 
soupeons du public. Uécriez-vous sur l'injustice des 



(I) Lettre* n Herser, «lu 1" r septembre. — (2) Du 5 avril. — (3) Du 
IN Koptouibro. (<) Du î> avril 1736. 



ET SES AMIS. 55 

soupçons, Si, par malheur, le secret de l'Enfant 
prodigue avait transpiré, jurez toujours que ce n'est 
pas moi qui en suis l'auteur. Mentir pour son ami est 
le premier devoir de ï amitié. Je veux vous devoir 
tout le plaisir de l'incognito, et tout le succès du 
théâtre et de l'impression. » Dans le mois de novem- 
bre, il revient sur le marché précité : « Faites vite 
un bon marché avec Prault, et s'il ne veut pas don- 
ner ce qui convient, faites affaires avec un autre. » Le 
12 décembre, encore le même sujet : « Je vais faire 
partir la pièce et la préface pour être imprimées par le 
libraire qui en offrira davantage; car je ne veux faire 
plaisir à aucun de ces messieurs, qui sont, comme les 
comédiens, créés par les auteurs, et très ingrats envers 
leurs créateurs. Je suis indigné contre Prault; faites-lui 
sentir ses torts et punissez-le en donnant la pièce à 
un autre. Ainsi négociez avec le libraire le moins fripon 
et le moins ignorant que faire se pourra. » Il recourut 
aussi à lui, peu de temps après, pour ses démêlés avec 
Desfontaines au sujet du Préservatif. Le 22 décem- 
bre 1738, il lui écrivait : « Je vous prie de dire à tous vos 
amis qu'il est très vrai que non seulement je n'ai au- 
cune part au Préservatif, mais que je suis très piqué de 
l'indiscrétion de l'auteur. » Le 18 janvier et le 16 fé- 
vrier 1739, il le pria d'aller trouver Saint-Hyacinthe, 
pour obtenir un désaveu qu'il attendait avec impa- 
tience. Le 9 janvier de la même année, il l'engagea à 
lui rechercher des anecdotes pour le Siècle de Louis XIV. 
Pendant plusieurs années, le dévouement de Berger 
fut à toute épreuve. Voltaire ne paraît l'avoir récom- 
pensé qu'en lui prêtant de l'argent sur billet, et en lui 



TA VOLTAIRE 

abandonnant quelque profit sur une pièce. S'il lui ac- 
corda quelques secours, on doit les regarder comme 
des honoraires et non comme des libéralités, puisque 
Berger n'était pas obligé de perdre son temps à lui faire 
plaisir. 

Voltaire et le chevalier de Mouhy. 

Le 18 septembre 1136, Voltaire mandait à Berger: 
h Le chevalier de Mouhy m'écrit. Qu'est-ce que ce che- 
valier de Mouhy? » Ainsi ce fut de Mouhy qui le pre- 
mier rechercha l'amitié de Voltaire Mais celui-ci voulut 
savoir quelle était sa position, avant de se livrer à lui. 
La veille, il avait écrit à Moussinot : « Il y a un M. le 
chevalier de Mouhy, qui demeure à l'hôtel Dauphin, 
rue des Orties. Ce chevalier de Mouhy veut m'em- 
prunter 100 pistoles, et je veux bien les lui prêter. 
Vous me direz ce que c'est que cet homme. Je vous prie 
de lui dire que mon plaisir est d'obliger les gens de 
lettres, quand je le peux, mais que je suis actuellement 
très mal dans mes affaires ; que cependant vous ferez 
vos efforts pour trouver cet argent, et que vous espérez 
que le remboursement en sera délégué, de façon qu'il 
n'y ait rien à risquer. Après quoi vous aurez la bonté 
de me mander le résultat de ces préliminaires. » Les 
renseignements furent sans doute satisfaisants; car, le 
17 novembre, Voltaire disait à Moussinot : « Si ce 
chevalier de Mouhy vient vous voir, dites-lui que je 
suis prêt à lui faire tous les plaisirs qui dépendront de 
moi, mais ne lui donnez pas des espérances trop posi- 
tives, et ne vous engagez pas. » Le 24 suivant, non- 



ET SES AMIS. 57 

velle lettre : « Vous avez vu ou vous verrez le sieur 
chevalier de Mouhy. Vous lui avez donné ou donnerez 
300 livres, mais uniquement sur le billet de Dupuy, et 
promettrez 300 autres livres incessamment. Vous lui 
direz, je vous supplie, qu'il envoie les petites nouvelles 
à Cirey, deux fois par semaine, avec promesse de paye- 
ment tous les mois ou tous les trois mois. Recom- 
mandez-lui d'être infiniment secret dans son commerce 
avec moi. » 

Il n'a été publié aucune des lettres de Voltaire à ce 
de Mouhy. Il ne paraît pas probable que ce dernier fût 
devenu, dès 1736, l'agent littéraire de l'hôte de Cirey, 
puisque ce ne fut que plus tard qu'on lui demanda ce 
qu'il exigeait pour ses peines. Ainsi, c'est le 21 juil- 
let 1138 que Voltaire mande à Moussinot : « Je vous 
prie de faire venir chez vous le chevalier de Mouhy, et 
de lui demander naturellement ce qu'il faut par an pour 
les nouvelles qu'il fournit, et ensuite je vous dirai ce 
qu'il faudra donner à compte. Il pourrait peut-être se 
charger d'envoyer les Mercure et pièces nouvelles. » Le 
2 août, autre avis : « Le chevalier de Mouhy demeure 
rue des Moineaux, butte Saint-Roch. Vous pourrez lui 
écrire un mot pour savoir ce qu'il faut par mois, et 
pourquoi il n'envoie plus de nouvelles depuis huit 
jours. » D'après ces lettres, on voit que le chevalier 
envoyait déjà des nouvelles à Cirey ; mais les questions 
de Voltaire indiquent que ce commerce n'était pas un 
engagement, comme il le devint, dès qu'on se fut ac- 
cordé sur les honoraires. Le 14 auguste, Voltaire s'a- 
dressa ainsi à Moussinot : « Au chevalier de Mouhy 
100 francs pour une planche d'estampe qu'il promettra 



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Vfr,i.rr/ iir»:P:M <>: «krm^r parti. Au5si Voliaire s'em- 
f,r:* -m c (L 4«: lui ouvrira bourse et de lui faire de ma.- 



ET SES AMIS. 59 

gnifiques promesses. D'une parole du chevalier dépen- 
dait l'honneur de Voltaire. Voltaire avait donc intérêt à 
ne pas se brouiller avec un homme qui lui était devenu 
nécessaire pour gagner le procès qu'il avait intenté con- 
tre l'auteur de la Voltairomanie. Le 12 janvier 1139, 
il écrit à Moussinot : « Voici un paquet qu'il faut sur-le- 
champ envoyer à M. le chevalier. Non, lisez-le. Portez-le 
vous-même, qu'il l'imprime, qu'il n'y ait pas le moindre 
retardement. L'ouvrage est sage, intéressant et néces- 
saire. Il vaudra quelque argent au chevalier. On en peut 
tirer au moins 500 exemplaires. Qu'on corrige les fautes 
du copiste, qu'on n'épargne rien, que l'impression soit 
belle, sur le plus beau papier. Donnez 50 livres d'a- 
vance à ce cher chevalier. Qu'il m'écrive régulièrement 
et amplement, qu'il m'envoie les feuilles à corriger. » 
Il s'agissait d'un Mémoire de Voltaire. 

De Mouhy ne répugna pas à se prêter à tout ce qu'on 
attendait de lui. Voltaire ne désespéra pas de trouver 
en lui toute la complaisance d'un frère, comme il disait, 
le 18 janvier 1739, à d'Argental. Il devint de plus en 
plus exigeant avec lui. Aussi, le 26 janvier, disait-t-il 
de lui dans une lettre à Moussinot : « Il faut surtout 
qu'il m'écrive une lettre ostensible par laquelle il de- 
meure indubitable que je n'ai aucune part au Préser- 
vatif. Promettez de l'argent au chevalier, mais qu'il ne 
se presse point, et qu'il ne mette pas sa montre en 
gage. » De Mouhy écrivit sans doute la lettre qui lui 
était demandée, car, trois jours après, Voltaire avouait 
à Moussinot que tout allait bien du côté du chevalier 
de Mouhy. 

Quelle fut la récompense de tant de complaisance? 



GO VOLTAIRE 

Le 2 février, Voltaire mande à Moussinot en parlant de 
cet ardent de Mouhy, comme il l'appelait dans sa lettre, 
du 21 janvier 1739, à d'Argental : « Vous lui avez 
donné 50 livres et deux louis, cela est quelque chose; 
je tâcherai de lui donner encore dès que j'aurai de l'ar- 
gent. Mais à présent que vous n'en avez point, je vous 
prie de le lui dire tout simplement. » Trois jours après, 
même sujet : « Je veux absolument que le procès soit 
fait, mais à condition que le chevalier de Mouhy vous 
jurera qu'il n'a aucun papier qui puisse me faire tort. 
Vous n'avez point d'argent, je lui en ferai toucher 
d'ailleurs. Dites que vous n'en avez point. » Le 28 
suivant, autre lettre : « Je vous prie de donner 100 li- 
vres au chevalier de Mouhy, sitôt la présente reçue. D 
vous donnera son récépissé. Je suis fâché de n'avoir 
que cela à lui donner pour le présent. Je vous prie de 
lui en faire mes très humbles excuses. » Le 1 mars, 
nouvelle recommandation : « Vous avez donc donné 
100 livres au chevalier. Je vous prie, quand vous le 
verrez, de lui dire que vous n'en aviez pas davantage. » 
Le 19 suivant, encore un petit mot : « Donnez donc 
encore 100 livres au chevalier, mais dites-lui que 
c'est tout ce que vous avez, et demandez-lui bien par-: 
don du peu. Après tout, cela fait plaisir. » Deux jours 
après, il désire savoir si ses ordres ont été exécutés. Il 
écrit à Moussinot : « Avez-vous eu la bonté d'envoyer 
100 livres et mille excuses au chevalier? » A la fin, 
Voltaire se lassa de donner ou plutôt de prêter. De là 
ces lignes du 3 avril : « Faites-moi l'amitié d'envoyer 
encore 3 louis au chevalier de Mouhy, mais c'est à con- 
dition que vous lui écrirez ces propres mots : M. de 



ET SES AMIS. 61 

Voltaire, mon ami, me presse toutes les semaines de 
vous envoyer de l'argent; mais je n'en toucherai pour 
lui peut-être de six mois. Voici 3 louis qui me restent, 
en attendant mieux. » Cependant le 20 avril il était de 
nouveau question d'argent. Lisons donc ces lignes en- 
voyées à Moussinot : « A l'égard de l'affaire du che- 
valier de Mouhy, le bonhomme, qui a 4,000 francs, en 
a déjà donné 2 à M. le marquis de Rennepont, voisin 
de Cirey. Les 2 autres sont tout prêts pour notre cher 
chevalier, et j'en réponds. Je veux absolument lui 
procurer ce petit plaisir. Je me chargerai de payer au 
bonhomme la rente de 100 livres, et le chevalier se 
chargera seulement de faire ratifier l'emprunt, soit par 
sa mère, soit par sa tante. En un mot il faut absolu- 
ment qu'une personne ayant un bien libre se charge 
d'assurer le payement de ces 2,000 livres après sa mort; 
par exemple, la mère ou la tante pourront servir de cau- 
tion à son fils ou neveu, et hypothéquer ses biens pour 
l'assurance du payement de ces 2,000 livres après la 
mort de la mère ou de la tante. Moyennant cet accom- 
modement, notre chevalier aurait ses 2,000 livres fran- 
ches et quittes, et elles ne seraient payables qu'à la 
mort de sa mère ou de sa tante. » Enfin, le 3 ou 4 juin 
1740, dernière commission : « Je vous prie de donner 
2 louis d'or de ma part à M. de Mouhy sur son reçu. » 
Mais voici que, le 28 novembre 1150, Voltaire écrit 
à d'Argental : « Croiriez- vous bien que voire chevalier 
de Mouhy s'est amusé à écrire quelquefois des sottises 
contre moi, dans un petit écrit intitulé la Bigarrure? 
Je vous l'avais dit, et vous n'avez pas voulu le croire; 
rien n'est plus vrai ni si public. Vous m'avouerez qu'il 

4 



62 VOLTAIRE 

est fort plaisant que ce Mouhy me joue de ces tours-là. 
Il vient de m'écrire une longue lettre, et il se flatte que 
je le placerai à la cour de Berlin. Je veux ignorer ses 
petites impertinences, qu'on ne peut attribuer qu'à de 
la folie. J'ai mandé à ma nièce qu'elle fit réponse pour 
moi, et qu'elle l'assurât de tous mes sentiments pour 
lui. > Le 5 avril 1152, nouvelle lettre : « En cas que la 
place de gazetier des chauffoirs, des cafés et des bou- 
tiques de libraires soit vacante, voici un petit mot pour 
le chevalier de Mouhy, que je vous prie de lui faire 
remettre. Vous ne doutez pas, d'ailleurs, que je ne sois 
très empressé à lui rendre service. • Le 1 er septembre 
suivant, encore ces lignes : c Je suis saisi d'horreur 
de voir que vous n'avez point ma réponse à la lettre où 
vous me recommandiez le chevalier de Mouhy. Cette 
réponse, avec un petit billet pour ce Mouhy, étaient 
dans un paquet. » Ces deux dernières missives sont 
évidemment une réfutation de la première, car d'Ar- 
gental n'aurait pas recommandé un homme qui aurait 
écrit contre celui auquel il confiait son avenir, et Vol- 
taire ne se serait pas intéressé au bonheur d'un traître 
et d'un ingrat. Ces passages prouvent que Voltaire 
resta constamment attaché au chevalier. Ont-ils conti- 
nué de s'écrire de 1139 à 1150? Rien ne l'atteste* rien 
ne le contredit non plus. Quoique le nom de Mouhy ne 
paraisse plus dans la correspondance de Voltaire, il est 
très probable qu'ils ne s'oublièrent pas, car ils s'étaient 
rendu mutuellement de trop grands services pour sfc 
brouiller. 

Revenons sur leurs rapports de 1736 à 4140. Mouhy 
a prouvé, par son ouvrage sur les théâtres, qu'il avait 



ET SES AMIS. 63 

beaucoup d'aptitude pour ces recherches minutieuses 
qui répandent tant d'intérêt dans une correspondance 
de nouvelles ; mais le style de ses romans annonce que 
Voltaire aurait pu trouver un plus habile secrétaire. 
Mouhy devint de plus son courtier et l'un de ses chefs 
de claque à la Comédie. Il fut l'àme de la fameuse af- 
faire du Préservatif, et suivit les ordres de Cirey avec 
tant de ponctualité, qu'on avait besoin de le ménager 
et de le contenir (1), et de mettre un bon mors à son 
zèle pour qu'il ne dégénérât pas en imprudence (2). II 
suffisait de lui lâcher la bride pour le voir exécuter ce 
qu'on attendait de sa complaisance (3). En un quart 
d'heure on l'envoyait chercher, et, bientôt après il avait 
aplani toutes les difficultés (4). Fatigues, paroles, visites, 
démarches, mensonges, impudence, il ne recula devant 
rien pour se rendre digne de la bienveillance de Vol- 
taire. Il était pauvre, il était forcé de mettre sa montre 
en gage. Voltaire lui prêta de l'argent sur son récépissé 
ou sur hypothèques. Il lui en donna aussi quelquefois, 
mais pas en abondance. Ces secours étaient des hono- 
raires bien mérités, toute peine méritant salaire ; jamais 
de pareils gages ne seront mis au nombre des libéra- 
lités. Le rôle qu'il imposa à son agent était infâme ; 
Mouhy ne s'en fût pas chargé s'il n'eût pas été si gêné ; 
la honte doit en rejaillir tout entière sur Voltaire, qui 
profita de sa situation pour l'amener à mentir publique- 
ment. 



(1) Lettres inédites de M™ du.Chastelet, p. 113. — (2) P. 191. — 
(3) P. 117.— (4) P. 205. 



64 VOLTAIRE 



Voltaire et Baculard d'Arnaud. 

Dans le mois de mai 1736, Voltaire écrivait à Mous- 
sinot ; « Voici un manuscrit que je vous envoie. Je 
vous prie d'envoyer chercher par votre frotteur un jeune 
homme nommé Baculard d'Arnaud, qui demeure chez 
M. Delacroix, rue Mouffetard, troisième porte cochère. 
Donnez-lui, je vous prie, ce manuscrit, et faites-lui de 
ma part un petit présent de 12 francs. C'est un jeune 
homme, qui est écolier externe au collège d'Harcourt. 
Je vous prie de ne point négliger cette petite grâce que 
je vous demande. » Nouvelle lettre, le 22 du même 
mois : « Pour vous punir, mon cher ami, de n'avoir 
pas envoyé chercher le jeune Baculard d'Arnaud, étu- 
diant en philosophie au collège d'Harcourt, et demeu- 
rant chez M. Delacroix, rue Mouffetard, pour vous punir, 
dis-je, de ne lui avoir pas donné YÊpître sur la Ca- 
lomnie et 12 francs, je vous condamne à lui donner un 
louis d'or et à l'exhorter de ma part à apprendre à 
écrire, ce qui peut contribuer à sa fortune. C'est une 
petite œuvre de charité, soit chrétienne, soit mondaine, 
qu'il ne faut pas négliger. J'écris à ce jeune d'Arnaud. 
Au lieu de 24 francs, donnez-lui 30 livres, quand il 
viendra vous voir. Je vais vite achever ma lettre, de 
peur que je n'augmente la somme. » Au bas de l'origi- 
nal de cette lettre, écrite tout entière de la main de 
Voltaire, on lit ces mots : reçu trente lives (sic). 
Signé : Baculard d'Arnaud. Voltaire continua de lui 
donner ou de lui prêter de l'argent. Citons les missives 



ET SES AMIS. 65 

relatives à d'Arnaud. Ainsi, c'est toujours à Moussinot 
que Voltaire mande, le 7 juin : « Vous avez grand'raison 
d'être plus content du jeune homme à qui vous avez 
donné de l'argent que du sieur de La Mare, et je crois 
leurs caractères fort différents. Je crois dans l'un en- 
courager la vertu. Je ne vous dis rien de l'autre, vous 
le connaissez. C'est à vous d'en juger. » — Le 6 juil- 
let 1737 : « Un louis de gratification à d'Arnaud, » — 
Le 7 novembre suivant : « Avez-vous eu la bonté de 
donner à d'Arnaud un louis d'or ?» — Le 29 décembre 
de la même année : « A propos, un louis d'or vite aux 
étrennesà ce grand garçon d'Arnaud. » — En 1738, le 
4 janvier : « Je vous recommande d'Arnaud pour 20 li- 
vres. En donnant le louis à d'Arnaud, donnez, je vous 
prie, ce billet. » — Le 20 suivant : « Puisque d'Arnaud 
est dans un si grand besoin, donnez-lui encore un 
louis d'or. Je voudrais faire mieux ; mais je trouve 
qu'en présents il m'en a coûté mille écus cette année. » 
— Le 27 mars suivant : « Ce d'Arnaud avait promis 
d'apprendre à écrire. S'il avait une bonne écriture, je 
l'aurais placé. C'est un sot : dites-lui cette vérité pour 
son bien. » — Le 12 juin : « Présentez-lui le petit Mé- 
moire ci-joint transcrit de votre main. Vous aurez la 
bonté de me renvoyer l'original. La petite besogne 
qu'on lui propose est l'affaire de trois minutes. Il sera 
bon qu'il signe cet écrit, afin qu'on ne puisse me re- 
procher d'avoir fait moi-même cet Avertissement né- 
cessaire, qui doit être de la main d'un autre. » — Cinq 
jours après : « A l'égard de d'Arnaud, voulez-vous bien 
avoir la bonté de lui donner 80 livres, quand il aura 
fait la Préface en question, que vous m'enverrez? C'est 

4. 






66 VOLTAIRE 

un bon garçon. Je l'aurais pris auprès de moi, s'il 
avait su écrire. » — Le 28 du même mois : « J'attends 
des nouvelles du grand d'Arnaud et des 50 livres. Il 
écrit toujours comme un chat; c'est dommage. » — Le 
3 juillet suivant : « Je vous prie d'écrire au grand 
d'Arnaud de rendre son Avertissement 4 fois plus 
court et plus simple, d'en retrancher les louanges que 
je ne mérite pas, et de laisser, dans le seul feuillet 
carré de papier qu'il contiendra, une marge pour les 
corrections que je ferai. » — Le lendemain : « Je vous 
renvoie la Préface de M. d'Arnaud. Je vous prie de lui 
mander sur-le-champ de la bien copier sur du papier 
honnête, et de tâcher, s'il se peut, de l'écrire d'une 
écriture lisible. Après quoi, il vous la remettra avec un 
mot d'avis qu'il écrira aux libraires de Hollande : « A 
« MM. Vestein et Smith, libraires à Amsterdam. Ayant 
« appris, messieurs, qu'on fait à Amsterdam une très 
« belle édition des œuvres de M. de Voltaire, je vous 
« envoie cet Avertissement pour être mis à la tète. Je 
« l'ai communiqué à M. de Voltaire, qui en est content. 
« Je ne doute pas, messieurs, que d'aussi fameux li- 
« braires que vous n'aient part à cette édition : aussi je 
« m'adresse à vous sur votre réputation, et si ce n'est 
« pas vous qui faites cette édition, je vous prie de 
« rendre cette préface à ceux qui sont chargés du soin 
« d'imprimer ce livre qu'on attend avec la dernière im- 
« patience. » Vous aurez la bonté de faire mettre le tout 
à la poste, et vous me renverrez le brouillon corrigé 
que je vous envoie. » — Le 25 décembre de la même 
année : « Quand d'Arnaud emprunte 3 livres, il faut 
lui en donner 12, l'accoutumer insensiblement au tra- 



• • « _ •_• 



\ 



ET SES AMIS. G7 

vail, et, s'il se peut, à bien écrire. Recommandez-lui ce 
point. C'est le premier échelon, je ne dis pas de la for- 
tune, mais d'un état où Ton puisse ne pas mourir de 
faim, y> — En 1139, le 10 janvier : « Envoyez par 
un exprès un louis d'or chez d'Arnaud. » Huit jours 
après : « Vous pourriez adroitement faire venir d'Ar- 
naud dans ces circonstances (l'affaire du Préservatif), 
le loger, le nourrir quelque temps, et le faire servir 
non seulement à courir partout, mais à écrire. Cela doit 
partir de vous-même. » — Le 25 février suivant : « Un 
louis d'or à d'Arnaud. » — Le 1 mars : « 24 ou 30 li- 
vres à d'Arnaud. » — Le 20 avril : « Voici un petit mot 
pour M. d'Arnaud, à qui je vous prie de donner un louis 
d'or. » — Le 19 juillet : « Encore 20 livres à d'Ar- 
naud et conseils de sagesse. » — En 1740, le 9 jan- 
vier : « Je vous prie de donner à d'Arnaud 60 livres de 
ma part, sans lui rien promettre de plus, sans le décou- 
rager aussi, sans entrer avec lui dans aucun détail. » 
— Le 21 février : « Un petit mot de lettre pour notre 
grand d'Arnaud, et pour qu'il ait de quoi payer le 
port, donnez-lui 20 livres, en attendant ce que nous lui 
donnerons en avril. » — Le 26 mars : « Je vous prie 
de donner 50 francs à d'Arnaud. » — Le 1 octobre : 
« Un louis d'or à d'Arnaud. » — Le 25 février 1741 : 
« Ayez la bonté de donner 10 écus à d'Arnaud, s'il est 
toujours dans le même état de misère où son oisiveté et 
sa vanité ont la mine de le laisser longtemps. » 

Duvernet, l'éditeur et le mutilateur de ces lettres que 
nous avons copiées sur l'original, a dit : « Nous savons 
-que les petits cadeaux que M. de Voltaire a faits à 
M. d'Arnaud, qui était alors écolier, n'étaient que pour 



08 VOLTAIRE 

donner au jeune homme des moyens d'aller au spec- 
tacle ; le tout ne monte qu'à six cents livres, somme 
constatée par les livres de compte de l'abbé Moussinot. 
M. d'Arnaud, étant entré dans le monde, voulut rendre 
ces 000 livres à M. de Voltaire, qui lui répondit que 
c'était une bagatelle, et qu'un enfant ne rendait pas de 
dragées à son père. * Il est très probable que cette der- 
nière anecdote est une fable du narrateur; mais les c 
tions que nous avons faites ne permettent pas d'ad ttre 
que Voltaire, en donnant de temps en temps un louis 
d'or à d'Arnaud, ait eu l'intention deluifournir le moyen 
d'aller se consoler de sa misère à la comédie. Le total 
de ces gratifications étant constaté, il est facile de ré- 
duire à leur juste valeur ces lignes adressées, le 20 dé- 
cembre 4133, par Voltaire à M" 16 Denis : c Dans le 
même paquet étaient les comptes de ce que j'ai dépensé 
pour d'Arnaud, que j'ai nourri et élevé pendant deux 
ans ; mais aussi la lettre qu'il écrivit contre moi, dès 
qu'il eut fait à Postdam une petite fortune, fait la clôture 
du compte. » Le 6 février 1161, il mandait à Le Brun : 
« Le d'Arnaud, dont vous parlez, a été nourri et pen- 
sionné par moi à Paris, pendant trois ans. C'était l'abbé 
Moussinot qui payait la rente-pension que je lui faisais. 
Je le fis aller à la cour du roi de Prusse ; dès lors il 
devint ingrat : cela est dans la règle. » Ainsi Voltaire 
nous renvoie aux registres de Moussinot, de même 
que Duvernet, qu'on n'accusera pas d'avoir cherché à 
mettre son héros en contradiction. Or, ces registres de 
Moussinot ne justifient pas les allégations de Voltaire. 
Bien plus, il n'est pas d'accord avec lui-même, puis- 
qu'il parle de deux et de trois ans de pension alimen- 



» • • • • • 



ET SES AMIS. 69 

taire. Adoptons qu'il n'ait nourri d'Arnaud que deux 
ans, il faudra alors partager par moitié la somme de 
600 livres affectée par Duvernet à cet usage. Or, qui- 
conque a demeuré à Paris, ne se persuadera pas que 
300 livres eussent suffi à l'entretien de d'Arnaud. Par 
conséquent Voltaire exagérait ou mentait, quand il se 
vantait d'avoir nourri deux ans à Paris le grand d'Ar- 
naud. D'ailleurs c'est du mois de mai 1136 au 25 fé- 
vrier 1741 qu'il paraît s'être occupé de son sort. C'est 
dans cet intervalle qu'il est parvenu à lui sacrifier jus- 
qu'à 600 livres. Ces fractions tranchent la question. Il 
est évident que Voltaire fut loin de nourrir et de pen- 
sionner d'Arnaud, et qu'il ne lui accorda que des se- 
cours, et quelquefois des gratifications. 

Ce dernier mot forcerait encore à rogner quelques 
chiffres au compte de Duvernet. Des gratifications ne 
sont pas des libéralités. Or, d'Arnaud méritait des gra- 
tifications, car il rendit à Voltaire tous les services qu'il 
put. Si Voltaire ne l'exploita pas autant qu'il l'aurait 
désiré, c'est que d'Arnaud avait une écriture illisible. 
De là les exhortations qui lui furent faites et réitérées 
de la perfectionuer. Aussi Voltaire fut-il content, quand 
il s'aperçut qu'on avait profité de ses leçons. Ainsi, le 
20 novembre 1742, il manda à d'Arnaud : « Mon cher 
enfant en Apollon, vous vous avisez donc enfin d'écrire 
d'une écriture lisible, sur du papier honnête, de cache- 
ter avec de la cire, et même d'entrer dans quelque dé- 
tail en écrivant ? Il faut qu'il se soit fait en vous une 
bien belle métamorphose; mais apparemment votre 
conversion ne durera pas, et vous allez retomber dans 
votre péché de paresse. » 



70 VOLTAIRE 

D'Arnaud n'aurait pu vivre avec les louis d'or de 
Voltaire. Celui-ci le devina. Aussi chercha-t-il à le 
tirer de la misère. C'est pourquoi, le 28 janvier 1138, 
il manda à Helvétius : « Mon cher ami, tandis que vous 
faites tant d'honneur aux belles-lettres, il faut aussi 
que vous leur fassiez du bien; permettez-moi de re- 
commander à vos bontés un jeune homme d'une bonne 
famille, d'une grande espérance, très bien né, capable 
d'attachement et de la plus tendre reconnaissance, qui 
est plein d'ardeur pour la poésie et pour les sciences, 
et à qui il ne manque peut-être que de vous connaître 
pour être heureux. Il est fils d'un homme que des 
affaires, où d'autres s'enrichissent, ont ruiné; il se 
nomme d'Arnaud : beaucoup de mérite et de malheur 
font sa recommandation auprès d'un cœur comme le 
vôtre. Si vous pouviez lui procurer quelque petite place, 
soit par vous, soit par M. de la Popelinière, vous le 
mettriez en état de cultiver ses talents. » Cette lettre 
ne tomba pas sur un cœur d'airain. Le 25 février sui- 
vant, Voltaire s'empressa d'écrire de nouveau à Helvé- 
tius : « Je vous remercie tendrement de ce que vous 
avez fait pour d'Arnaud. J'ose vous recommander ce 
jeune homme comme mon fils ; il a du mérite, il est 
pauvre et vertueux, il sent tout ce que vous valez, il 
vous sera attaché toute sa vie. » En même temps Vol- 
taire ne cessait d'encourager son protégé. Sous de 
pareils auspices, d'Arnaud finit par connaître les dou- 
ceurs de l'aisance. Il devint le correspondant d'un 
prince d'Allemagne, et plus tard celui du roi de Prusse, 
qui fut si content qu'il se décida à lui offrir une place à 
sa cour. 



ET SES AMIS. 71 

D'Arnaud n'oublia point Voltaire. « Il n'est pas per- 
mis, dit M. Beuchot, de révoquer en doute l'existence 
d'une édition en douze volumes (des Œuvres de Vol- 
taire) donnée par Baculard d'Arnaud, qui y mit une 
Préface. Voltaire parle de cette Préface dans la lettre 
à d'Argental, du 14 novembre 1T50, et dit que l'édition 
avait été faite à Rouen. » Ce travail prouve que la plus 
grande amitié régnait encore entre. le protégé et le pro- 
tecteur. Ils se brouillèrent à Berlin. D'Arnaud s'y mon- 
tra moins souple que ne l'exigeait Voltaire. Dès lors 
celui-ci chercha à l'éloigner de la cour, et parvint à 
obtenir du roi le renvoi du jeune poète (1). D'Arnaud 
allait perdre une place d 5,000 francs (2), et tomber de 
l'aisance dans la misère ; Voltaire se rit de cette situa- 
tion. Il s'efforça de ridiculiser d'Arnaud et de le désho- 
norer. Il en vint jusqu'à le traiter de scélérat (3) et de 
dogue (4). Mais passons sous silence ces querelles, qui 
nous détourneraient de notre route. 

Ainsi Voltaire a exploité d'Arnaud comme les autres 
jeunes gens que nous avons nommés. 11 s'est montré 
avec lui le même qu'avec eux. Il l'a empêché de mourir 
de faim, en lui donnant ou prêtant de l'argent, sur .aoa 
reçu, et en lui payant des travaux qui méritaient des 
honoraires. 

(1) Lettre do Frédéric à Voltaire, du 24 février 1751. 

(2) Lettre à d'Argental, du 14 novembre 1730. 

(3) Lettre à Walther, du 6 décembre 17ofc. 

(4) Lettre à Thieriot, de novembre 1730. '■••* 



7î VOLTAIRE 



Voltaire et Thieriot. 

Le 20 mars 1136, Voltaire appelait Thieriot son cher 
plénipotentiaire; le 6 juillet 1755, dans une lettre à 
d'Argental, il lui donnait la qualité de trompette; le 
19 novembre 1160, il avouait à Damilaville qu'il le 
chérissait comme l'homme de Paris qui aimait le plus 
sincèrement la littérature, et qui avait le goût le plus 
épuré. 

Cherchons la raison de ces éloges. 

Dès 1121, Voltaire mandait à Thieriot : « Avez- vous 
toujours la bonté de faire en ma faveur ce qu'Esdras fit 
pour TÉcriture sainte, c'est-à-dire d'écrire de mémoire 
mes propres ouvrages? S'il y a quelque nouvelle à 
Paris, faites-m'en part. » Le 11 septembre 1122, il lui 
mandait encore : « A l'égard de l'homme aux menottes 
(Beauregard, qui s'était permis de le battre), je compte 
aller à Sulli. Comme Sulli est à cinq lieues de Gien, je 
serai là très à portée de faire happer le coquin, et d'en 
poursuivre la punition moi-même, aidé du secours de 
mes amis. Je vous avais d'abord prié d'agir pour moi 
dans cette affaire, parce que je n'espérais pas pouvoir 
revenir à Paris de quatre mois ; mais mon voyage étant 
abrégé, il est juste de vous épargner la peine que vous 
vouliez bien prendre. Vous ne serez pourtant pas quitte 
de toutes les négociations dont vous étiez chargé pour 
moi. Je vous envoie les idées des dessins d'estampes 
que j'ai rédigées. » Il s'agissait d'une édition de la Hen* 
riade. Voltaire ne tarda pas à lui en parler en ces 



ET SES AMIS. 73 

termes : « Je vous prie de faire imprimer et de délivrer 
des souscriptions aux libraires. Ayez la bonté de con- 
server votre goût pour la peinture et pour la gravure, 
et de hâter le pinceau de Coipel , par les éloges peu 
mérités que vous lui donnez. » Le 5 décembre de la 
même année, il lui recommandait encore instamment 
ces dessins, et le priait de lui donner des nouvelles des 
actions. 

A cette époque, Thieriot demeurait chez Voltaire ; ce- 
lui-ci songea à lui procurer une place. Il s'adressa aux 
frères Paris, mais n'obtint pas ce qu'il souhaitait. Il ne 
se rebuta pas. Dans le mois de juin 1123, il mandait 
à Thieriot ; « Si vous avez soin de mes affaires à la 
campagne, je ne néglige point les vôtres à Paris. J'ai 
eu avec M. Paris l'aîné une longue conversation à votre 
sujet. Je Pai extrêmement pressé de faire quelque chose 
pour vous. J'ai tiré de lui des paroles positives, et je 
dois retourner incessamment chez lui pour avoir une 
dernière réponse. » Quelques mois après, Thieriot 
apprit que son ami venait d'être attaqué de la petite 
vérole; il arriva de quarante lieues en poste pour le 
garder (1). Voltaire fut vivement touché de ce dévoue- 
ment. Ce fut une nouvelle raison pour s'occuper de 
l'avenir de Thieriot. Le 26 septembre 1T24, il lui dit : 
« J'ai engagé M. le duc de Richelieu à vous prendre 
pour son secrétaire dans son ambassade. Si vous êtes 
sage, vous accepterez cette place, qui, dans l'état où 
nous sommes, vous devient aussi nécessaire qu'elle est 
honorable. Vous n'êtes pas riche, et c'est bien peu de 

(1) Lettre au baron de Bretcuil, de décembre 1723. 

T. II. 5 



74 • VOLTAIRE 

chose qu'une fortune fondée sur trois ou quatre ac- 
tions de la Compagnie des Indes. Je sais bien que ma 
fortune sera toujours la vôtre, mais je vous avertis que 
mes affaires de la Chambre des comptes vont très mal, 
et que je cours risque de n'avoir rien du tout de la 
succession de mon père. Dans ces circonstances, il ne 
faut pas que vous négligiez la place que mon amitié 
vous a ménagée. Faites vos réflexions sur ce que je 
vous écris. 11 vaut mieux songer à votre fortune qu'à 
tout le reste. » Mais Thieriot ne voulut pas se consti- 
tuer domestique d'un grand seigneur; Voltaire lui écri- 
vit, le mois suivant, pour lui reprocher le tort qu'il 
avait eu de préférer à une si belle position la vie pré- 
caire qu'il menait chez M ,U6 de Bernières. 

Voltaire ayant été obligé de s'expatrier en 1726, con- 
fia le soin de ses affaires à Thieriot. Le 2 février 1121, 
il lui mandait : « Si Noël Pissot voulait me payer ce qu'il 
me doit, cela me mettrait en état de vous envoyer une 
partie de la petite bibliothèque dont vous avez besoin. 
Si vous aviez quelques heures de loisir, pourriez-vous 
vous transporter chez M. Dubreuil, dans la maison de 
M. l'abbé Moussinot? Il est chargé de plusieurs billets 
de Hibou, de Pissot et de quelques autres que j'ai mis 
entre ses mains. 11 vous remettra lesdits billets sur cette 
lettre. Vous pouvez mieux que personne tirer quelque 
argent de ces messieurs, que vous connaissez. Si cela 
est trop difficile, et si ces messieurs profitent de mes 
malheurs et de mon absence pour ne me point payer, 
comme ont fait bien d'autres, il ne faut pas vous donner 
des mouvements pour les mettre à la raison, ce n'est 
qu'une bagatelle. * Le 14 juin suivant, autre commis- 



ET SES AMIS. 75 

sion : « J'ai à présent besoin de savoir quand et où je 
pourrai faire imprimer secrètement la Henriade; il 
faut que ce soit en France, dans quelque ville de pro- 
vince. Si vous proposiez la chose à un libraire, j'aime- 
rais mieux faire un marché argent comptant et livrer le 
manuscrit, que d'avoir la peine de le faire moi-même 
imprimer. » Le 21 avril 1728, même sujet. « Je vous 
conseille de faire prix avec un libraire en réputation. Il 
faut que le libraire fasse deux éditions : Tune in-4°, 
pour mon propre compte, et une autre in-8°, à votre 
profit. » Après ces négociations, il fut question de gra- 
tifications. Voltaire dit à Thieriot, le 2 mars 1729 : 
« Nous romprons pour toujours si vous ne prenez pas 
500 livres de France sur l'arriéré que la reine me doit. 
En outre, vous devez recevoir 100 écus de Bernard et 
autant du libraire qui sollicitera le privilège de la Vie 
du roi de Suède. Il faut que cela soit ainsi, ou nous ne 
sommes plus amis. » 

Sur ces entrefaites, Thieriot dissipa les souscriptions 
de la Henriade, comme nous l'avons vu plus haut. 
Suivant sa lettre, du 27 janvier 1739, àd'Argental, Vol- 
taire lui pardonna volontiers cet abus de confiance, et 
continua de correspondre avec lui, parce qu'il trouvait 
en lui toute la complaisance possible. Le 1 er juin 1731, 
il lui recommanda instamment d'être impénétrable, 
indevinable; Thieriot le fut. Voltaire lui sut gré de cette 
discrétion. Aussi, Thieriot étant allé se fixer à Londres, 
Voltaire ne tarda-t-il pas à lui donner différentes com- 
missions. Ainsi le 14 avril 1732, il lui mandait : 
« Voici une chose que j'ai fort à cœur. Les planches des 
gravures de la Henriade, tant grandes que petites, sont 



76 VOLTAIRE 

entre les mains du libraire Woodman. Si vous pouviez 
les acheter à un prix raisonnable, vous me rendriez un 
grand service. Woodman ne pourrait rien faire de ces 
planches, et elles seraient très nécessaires pour com- 
pléter la grande édition de la Henriade, que je compte 
faire imprimer à Paris. Il ne faut pas lui laisser soup- 
çonner que vous avez envie d'avoir ces gravures, ou 
(pie vous y attachiez beaucoup de valeur : alors il vous 
sera facile de les lui acheter à très bon marché. » En- 
suite il le chargea d'éditer les Lettres anglaises. A cette 
occasion, il lui dit, le 1 er mai 1733 : « Les Lettres en 
question peuvent paraître à Londres. Il ne convient pas 
que cet ouvrage paraisse donné par moi. Ce sont des 
lettres familières que je vous ai écrites, et que vous 
faites imprimer; par conséquent c'est à vous seul à 
mettre à la tète un Avertissement qui instruise le public 
que mon ami Thieriot, à qui j'ai écrit ces guenilles 
vers l'an 1728, les fait imprimer en 1133, et qu'il 
m'aime de tout son cœur. » Le 28 juillet, nouvelle 
lettre : « Si vous m'aimez, vous reculerez tant que vous 
pourrez l'édition française. Je suis perdu si elle parait 
à présent. Ne rompez pas pour cela vos marchés; au 
contraire, faites-les meilleurs, et tirez quelque profit de 
mon ouvrage. Je vous jure que c'en est pour moi la plus 
flatteuse récompense. » Le 5 août suivant, Voltaire 
portait à 100 louis le profit que Thieriot retira de cette 
édition; celui-ci disait n'en avoir touché que 80 gui- 
nées. 

Thieriot continuait de vivre dans l'indolence. Vol- 
taire ne cessait de l'aiguillonner et de le sermonner. Le 
12 juin 1735, il lui écrivait : « Oui, je vous injurierai 



ET SES AMIS. 77 

jusqu'à ce que je vous aie guéri de votre paresse. Vous 
vivez comme si l'homme avait été créé uniquement pour 
souper, et vous n'avez d'existence que depuis dix heures 
du soir jusqu'à minuit. Il n'y a soupeur qui se couche, 
ni bégueule qui se lève plus tard que vous. Cela fait 
qu'une lettre à écrire devient un fardeau pour vous. 
Songez donc à vous, et puis songez à vos amis, et ne 
passez pas des mois entiers sans leur écrire un mot. Il . 
n'est point question d'écrire des lettres pensées et réflé- 
chies avec soin, qui peuvent un peu coûter à la paresse; 
il n'est question que de deux ou trois mots d'amitié, et 
quelques nouvelles soit de littérature, soit des sottises 
humaines, le tout courant sur le papier, sans peine et 
sans attention. Je pourrai vous demander de temps en 
temps des anecdotes concernant le siècle de Louis XIV. 
Comptez qu'un jour cela peut vous être utile. » Le même 
mois, autre recommandation : « Tâchez de vous as- 
surer, dans votre chemin, de tout ce que vous trouverez 
qui concernera l'histoire des hommes sous Louis XIV; 
de tout ce qui regardera le progrès des arts et de l'es- 
prit. Songez que c'est l'histoire des choses que nous 
aimons. » Le 24 septembre, nouvelle demande : « Si 
vous connaissez quelque livre où l'on puisse trouver de 
bons mémoires sur le commerce, je vous prie de me 
l'indiquer, afin que je le fasse venir de Paris. Faites- 
moi connaître aussi tous les livres où Ton peut trouver 
quelques instructions touchant l'histoire du dernier 
siècle, et le progrès des beaux-arts; je vous répéterai 
toujours cette antienne. » Le 13 octobre, encore un 
petit avis : « Écrivez donc bien souvent, et n'allez pas 
imaginer qu'il faille attendre ma réponse pour me ré- 



78 VOLTAIRE 

crire. C'est à vous à m' inonder de nouvelles ; vos lettres 
seront pour moi historia nostri temporis. » 

Itaris le mois de septembre 1738, Thieriot alla visiter 
les hôtes de Cirey. De retour chez lui, rapporte De- 
croix (i), en déployant son bagage, il fut fort surpris 
d'y trouver un rouleau de 50 louis qu'on y avait glissé 
à son insu. Duvcrnet (p. 393), au contraire, raconte 
que c'est en revenant de Fcrney que Thieriot fut étonne 
de ce tour, et que c'est de Thieriot même qu'il le tient. 
(l'est au lecteur à choisir. Ce n'est pas la seule faveur 
que Thieriot dut à Voltaire. Grâce à ce dernier, il devint 
le correspondant littéraire de Frédéric; comme il passa 
div îins sans recevoir d'honoraires pour ce commerce, 
Voltaire eut soin de rappeler maintes fois au prince la 
position de son protégé. Malgré cette attention, Thieriot 
en voyait à Berlin et lu Vollairomanie, et tous les libelles 
qu'on publiait contre Voltaire (2). Celui-ci ignora long- 
temps cette perfidie ; mais il eut toute sa vie des rela- 
tions avec Thieriot, et continua à lui donner des com- 
missions de toute nature. Ainsi, le 6 décembre 1758, en 
lui demandant un atlas, il lui disait : « Amusez-vous à 
me liiinj un bel atlas bien complet, bien relié. Vous 
aimez les livres et vos amis; ainsi je compte vous servir 
â votre goût, en vous faisant exercer votre double mé- 
tier d'obliger et de bouquiner. » Le 9 septembre 1760, 
il le remerciait des documents qu'il avait reçus pour un 
chant de la Pucelle; et, le 19 novembre suivant, il le 
priait de lui en fournir d'autres. Le 22 avril 1761, il 



(1) Mémoire* de Longchamp, p. 427. 

{-!) Lcttro «le Frédéric k M m * du Clinstclet, du 27 janvier 1739. 



ET SES AMIS. 79 

loi offre d'éditer une pièce de théâtre et de la présenter 
aux comédiens. En février 1762, il avoue à M* de Fon- 
taine que le Droit du Seigneur n'a été livré à la scène 
que pour procurer quelque argent à Thieriot, qui doit 
en partager le profit avec un autre jeune homme, qur 
avait rendu quelques services à l'auteur. La comédie 
n'ayant eu que neuf représentations, le bénéfice se ré- 
duisit à trop peu de chose pour le fractionner. Aussi 
Voltaire manda-t-il, le 8 du même mois, à Damilaville, 
qu'il fallait laisser Thieriot jouir du peu qu'avait rap- 
porté le Droit du Seigneur. Il n'oubliait pas de le ser- 
monner au besoin. C'est pourquoi, le 9 janvier 1163, 
il écrivait à Cideville : « Vous voyez donc quelquefois 
frère Thieriot? Il me paraît qu'il fait plus d 1 usage d'une 
table à manger que d'une table à écrire. S'il fait jamais 
un ouvrage, ce sera en faveur de la paresse. » Le 2 avril 
1764, il adressait ces mots à Damilaville : « Frère Thie- 
riot devrait bien s'amuser un quart d'heure à m'écrire 
tout ce qu'on dit et tout ce qu'on fait. Vous ne me parlez 
plus de ce paresseux, de ce négligent, de ce loir, de 
cet ingrat, de ce liron qui passe sa vie à manger, à 
dormir et à oublier ses amis. » 

De pareilles habitudes ne conduisent pas à la for- 
tune. Sur la fin de ses jours, Thieriot se trouva dans la 
gêne. Le 13 janvier 1769, il dit à Voltaire : « Il n'y a 
que vous au monde, mon ancien ami, mon honneur et 
mon soutien, avec qui je puisse prendre l'air et le ton 
dont je vous écris. Ma petite fortune et mes affaires 
sont dans le plus grand dérangement. J'ai payé trois 
années, de 600 livres chacune, pour remplir les enga- 
gements que j'avais pris pour le mariage de ma fille. 



80 VOLTAIRE 

Voici mes revenus : 1,200 livres du roi de Prusse, 
dont il ne me reste que 1,000 livres, les 200 livres 
payant tous les papiers littéraires dont je lève mes ex- 
traits, payant aussi des copies de pièces et autres ou- 
vrages qu'il faut y joindre. Les 1,000 livres du roi de 
Prusse, avec 2,600 viagères sur l'hôtel de ville, et 
400 livres par an sur M. le comte de Lauraguais, me 
donnaient l'espérance de me tirer d'affaire en payant 
même mon engagement de 600 livres. Mais une nou- 
velle charge perpétuelle m'est survenue, par la néces- 
sité de prendre une seconde femme pour me servir et 
me secourir dans mes infirmités. Vous me fîtes l'amitié 
de m'écrire, au commencement de 1166, lorsque je 
vous demandais d'être inscrit sur la feuille de vos bien- 
faits, que j'avais attendu trop tard, que j'en serais puni, 
que j'attendrais; qu'il aurait fallu vous parler de mon 
grenier dans le temps de la moisson ; que tout le monde 
avait glané hors moi, parce que je ne m'étais pas pré- 
senté. Vous me promettiez de réparer ma négligence; 
vous ajoutiez de la manière la plus agréable et la plus 
consolante que vous m'aimiez comme on aime dans la 
jeunesse. Cela m'a rappelé avec quelle vivacité vous 
entreprîtes et vous poursuivîtes, sur la fin de la régence, 
de faire mettre sur ma tête la moitié de votre pension. 
Mais les tristes événements qui se succédèrent coup 
sur coup renversèrent une si rare marque d'amitié et de 
bienfaisance, dont la Gazette de Hollande fit une men- 
tion particulière. C'est ce qui m'a toujours encouragé 
de vous dire, s'il en était besoin, comme Horace le dit 
à Mécène, en lui rappelant ses bienfaits : Nec, si plura 
velim, tu dare deneges; et c'est ce qui me faisait dire 



ET SES AMIS. 81 

dernièrement à table, chez M. le lieutenant civil, qu'il 
n'y avait que M. de Voltaire à qui je pusse demander 
avec plaisir, et de qui je pusse recevoir de même. » 
A cette lettre, Voltaire répondit, le 27 du même mois : 
« Je compte bien vous donner des preuves solides de 
mes sentiments, dès que j'aurai arrangé mes affaires. Je 
n'ai pas voulu immoler M me Denis au goût que j'ai pris 
pour la plus profonde retraite. J'ai mieux aimé l'avoir 
à Paris pour ma correspondante, que de la tenir enfermée 
entre les Alpes et le mont Jura. Il m'a fallu lui faire un 
établissement considérable. Je me suis dépouillé d'une 
partie de mes rentes en faveur de mes neveux et de mes 
nièces. Dès que j'aurai arrangé mes affaires, vous pou- 
vez compter sur moi. J'ai actuellement un chaos à dé- 
brouiller ; et, dès qu'il y aura un peu de lumière, les 
rayons seront pour vous. » Le 4 mars, il lui écrivait de 
nouveau : « J'ai beaucoup rêvé, mon ancien ami, à 
votre lettre du 13 de janvier. Je vois que je ne pourrai 
pas suivre les mouvements de mon cœur aussitôt qu'il 
le veut. L'idée m'est venue de vous procurer un petit 
bénéfice cette année. J'ai en main le manuscrit d'une 
comédie très singulière (le Dépositaire). L'ouvrage 
pourrait avoir du succès. Je vous enverrai la pièce par 
le premier courrier; elle peut vous valoir beaucoup, elle 
peut vous valoir très peu. Tout est coup de dés dans 
ce monde. C'est à vous à bien conduire votre jeu, et 
surtout à ne pas laisser soupçonner que je suis dans la 
confidence; ce serait le sûr moyen de tout perdre. » Le 
9 auguste, il lui mandait encore : « Je ne crois pas que 
Lacombe vous donne beaucoup de votre comédie. Une 
pièce non jouée, et qui probablement ne le sera point, 

5. 



82 VOLTAIRE 

est toujours très mal vendue ; en tout cas, donnez-la à 
l'ench* na. » Le 20 janvier 1110, il apprit à d'Argental 
que Lekain aurait la moitié du profit que rapporterait la 
comédie adressée à Thieriot pour le tirer d'embarras. Ce 
fut la dernière faveur que ce dernier reçut de son sou- 
tien; car il mourut à Paris, le 23 novembre 1112. 

A la vérité, Voltaire avait été autrefois plus généreux 
à son égard. Ainsi, le 4 décembre 1138, il avait écrit à 
Moussinot : « Cent francs ou environ à M. Thieriot; mais, 
pour plus grosse somme, un mot d'avis. » Le 23 suivant, 
nouvelle lettre : « Je vous supplie d'envoyer 300 livres 
à M. Thieriot, chez M. de La Popelinière. » A la même 
époque, M ,no de Graffigny (p. 12) disait : c II est étonnant 
l'amitié qu'il (Voltaire) a pour cet homme (Thieriot) ; car 
c'est uniquement par reconnaissance qu'il le fait ; cepen- 
dant j'ose croire qu'il y a aussi de la fantaisie ; il lui donne 
tout le profit de ses Êpîtres. » C'est que Thieriot était 
l'homme qu'il lui fallait alors. C'est àlui qu'il adressage 
21 octobre 1130, cette lettre fameuse : « Le mensonge 
n'est un vice que quand il fait du mal; c'est une très 
grandevertu, quand il fait dubien. Soyez donc plus ver- 
tueux que jamais. Il faut mentir comme un diable, non 
pas timidement, non pas pour un temps, mais hardiment 
et toujours. Qu'importe à ce malin public qu'il sache qui 
il doit punir d'avoir produit une Croupillac (personnage 
de l'Enfant prodigue)'! Qu'il la siffle, si elle ne vaut 
rien ; mais que l'auteur soit ignoré, je vous en conjure,, 
au nom de la tendre amitié qui nous unit depuis vingt 
ans. Engagez les Prévost et les La Roque à détourner le 
soupçon qu'on a du pauvre auteur. Écrivez-leur un petit 
mot tranchant et net. Consultez avec l'ami Berger. Si 



ET SES AMIS. 83 

vous avez mis Sauveau du secret, mettez-le du mensonge. 
Mentez, mes amis, mentez, je vous le rendrai dans l 'oc- 
casion. » Le 20 mars 1725, Voltaire s'était déjà servi 
du nom de Thieriot pour répondre à l'abbé Nadal. 

Thieriot était donc le serviteur le plus souple de Vol- 
taire. Une seule fois il répugna à se prêter à ses fantai- 
sies : ce fut lors du procès intenté à Desfontaines. M me du 
Chastelet jeta les hauts cris ; elle ne vit en Thieriot qu'un 
pauvre homme (1), oubliant tout ce qu'il devait à l'ami- 
tié de Voltaire (2), qui l'avait nourri deux ans, défrayé 
en Angleterre (3), et gratifié du produit des Lettres 
philosophiques (4). 

Le 18 janvier 1739, Voltaire demanda à d'Argental 
s'il y avait une âme de boue aussi méprisable ; mais il 
ne voulut pas rompre en visière avec lui. Grâce aux ins- 
tances et aux lettres des époux du Chastelet, de M me de 
Chambonin, deM me de Bernières, de d'Argental, Thie- 
riot finit par signer tout ce qu'on lui présenta. Tout lui 
fut pardonné. Voltaire comprit qu'il lui serait impossible 
de remplacer cet autre séide, aimant les plaisirs et le 
bon vin, comme dit Longchamp (p. 321), passant sa 
vie dans les festins en qualité de parasite, et par là plus 
apte que tout autre à connaître les bruits et les nouvelles 
de la société. De bonne heure il avait été signalé dans 
une satire (le Temple de Mémoire, 1725), comme le 
prône-vers de M. dé Voltaire. Dans sa lettre à Horace 
Walpole, du 27 février 1773, M™ du Deffand le regar- 
dait moins comme son ami et son confident que comme 



(1) Lettres inédites de M m * du Chastelet, p. 173. — (2 P. UT. — 
(3) P. 124. — (4) P. 117. 



84 VOLTAIRE 

son colporteur. En effet, suivant un journal du temps (1), 
il était la mémoire de la Henriade et des poésies de son 
maître : il les déclamait dans les cafés, chez les gens 
riches et chez les seigneurs avec lesquels il parvenait 
à se lier, sous les auspices du poète. C'est ainsi qu'il 
rendit des services essentiels à Voltaire, remarque Chau- 
don (t. II, p. 147), indépendamment de tous ceux que 
nous connaissons; car, pendant plus de soixante ans, 
il s'ingénia à lui plaire autant qu'il pouvait. Le roi de 
Prusse se plaignait, le 29 janvier 1739, à M mo de Ghas- 
telet, de recevoir de Thieriot des lettres où il n'y avait 
pas de bon sens. Voltaire était moins difficile, car il lui 
aurait fallu payer davantage un correspondant plus exact 
et plus capable. C'est ce qui explique pourquoi il resta 
attaché à Thieriot et l'exploita si longtemps. 

Nous jsavons tout ce que Thieriot fit pour Voltaire. 
Voltaire ne se ruina pas pour Thieriot. Il le laissa vivre 
et mourir dans la gène (2). Il lui prodigua les louanges 
pour l'amadouer; quant à l'argent, il ne lui en donna 
que quand il eut besoin de lui ; dès qu'il put se passer 
de ses services, il cessa de lui offrir sa bourse, et mar- 
chanda avec sa misère. Il le connaissait sans mœurs, 
sans probité, sans dignité, sans énergie; néanmoins il 
l'employa, mais en le méprisant. Dès que Thieriot fut 
mort, il l'oublia, et ne parla plus de lui que pour flétrir 
sa mémoire. Ainsi, le 4 décembre 1772, il disait à d'Ar- 
gental : « Thieriot avait toujours espéré être lui-même 
l'éditeur de mes lettres et de beaucoup de mes petits 

(1) Le Glaneur historique, moral, littéraire et galant. La Haye, 1731. 
In-12, n* 11. 

(2) Grimm, Correspondance littéraire, de novembre 1772.. 



ET SES AMIS. 85 

ouvrages : il sera bien attrapé. » Quatre jours après, il 
mandait au roi de Prusse, dont Thieriot avait été le cor- 
respondant jusqu'à sa mort : « Mon contemporain Thie- 
riot est mort. J'ai peur qu'il ne soit difficile à remplacer : 
il était tout votre fait. » Le 1 er février suivant, il lui 
disait encore : « Vous ne voulez donc point remplacer 
Thieriot, votre historiographe des cafés? Il s'acquittait 
parfaitement de cette charge ; il savait par cœur le peu 
de bons et le grand nombre de mauvais vers qu'on fai- 
sait dans Paris; c'était un homme bien nécessaire à 
l'État. » Si Thieriot ne mérita pas d'autre épitaphe, quel 
nom donner à celui dont il fut toute sa vie le confident, 
le commissionnaire, le correspondant et le courtier? 

Voltaire et les pauvres diables d'auteurs. 

Voyons maintenant à quel prix Voltaire se débarras- 
sait des pauvres diables d'auteurs, qui faisaient un appel 
à son humanité. 

Dans une lettre, du 20 septembre 1736, insérée dans la 
Bibliothèque française, il se vanta d'avoir donné 4 louis 
pour son aumône au poète Rousseau. 

Le 29 mars 1139, dans une lettre à Berger, il disait 
de Saint-Hyacinthe : « Il n'a guère vécu à Londres que 
de mes aumônes. » Cette phrase est trop vague pour 
qu'on en puisse tirer des conclusions. 

Le 18 janvier de la même année, il avait dit à Mous- 
sinot : « Je vous prie d'envoyer chercher un jeune étu- 
diant au collège de Montaigu, nommé l'abbé Dupré, et 
de lui donner 6 francs. » 

Dans une lettre, du 2 juin 1113, à Dalembert, il dit 



86 VOLTAIRE 

de Desfontaines : « J'ai eu la bêtise de lui faire des au- 
mônes très considérables dont j'ai même les reçus. » Or, 
si ces aumônes étaient considérables, pourquoi ne pas 
indiquer leur total, puisqu'il en avait les reçus? Ces 
reçus prouvent que les sommes n'avaient été que prêtées, 
car autrement Desfontaines n'en eût pas donné de quit- 
tances. La phrase de Voltaire ne signifie donc rien. 

Le 21 février 1731, un sieur de Bonneval écrivit à 
Voltaire : « J'ai été chez vous hier matin, Monsieur, 
pour avoir l'honneur de vous voir; on m'a dit que vous 
étiez à la cour. Vous eussiez sans doute été surpris de 
ma visite, mais vous l'eussiez été davantage du motif 
qui l'occasionnait. Cependant je m'étais rassuré par les 
réflexions qui viennent naturellement à un esprit du 
premier ordre, et je me disais: Il est vrai que depuis 
1725 je n'ai» presque jamais eu l'honneur de voir M. de 
Voltaire, mais il n'ignore pas qu'il est dans une sphère 
qui ne permet pas à tout le monde de le voir ; il ne peut 
ignorer l'admiration que je lui ai vouée, et il ne pourrait 
en douter sans faire tort à mon discernement. Personne 
n'est plus en état aujourd'hui que moi de lui rendre jus- 
tice, par l'habitude où j'ai été pendant un an de le voir 
dans ces sociétés où l'esprit et le cœur peuvent se mon- 
trer ce qu'ils sont sans danger. C'est de là que j'en ai 
jugé assez favorablement pour être persuadé qu'il aime 
à obliger. Cette manière de penser m'a conduit chez 
vous pour vous prier de me prêter 10 pistoles, dont j'ai 
un besoin instant, et de vous offrir pour la restitution 
une délégation de la même somme sur les arrérages 
d'une rente que m'a laissée une tante de votre connais- 
sance. Cette prière, que je vous aurais faite chez vous, 



ET SES AMIS. 87 

je vous la fais aujourd'hui par écrit, et si vous voulez y 
faire droit, vous le pouvez, en m'adressant à qui il vous 
plaira de votre part, et je lui remettrai la délégation. Je 
croirais offenser la délicatesse de vos sentiments si 
j'employais ici ces tours d'une éloquence usée pour vous 
disposer à me rendre le service que je vous demande. 
Exposer un besoin à une personne qui pense noble- 
ment, c'est avoir tout dit. » Au bas de cette lettre, Vol- 
taire mit ces mots : « Ce Bonneval est un fripon qui m'a 
volé autrefois 10 louis, et qui a fait un libelle contre 
moi. » Quel était ce libelle ? Voltaire ne le dit pas ; com- 
ment s'était-il laissé voler dix louis sans les réclamer? 
Il oublie encore de le rapporter. A-t-il accordé les 
10 pistoles qui lui étaient demandées? Nous verrons 
tout à l'heure qu'il n'en fait pas l'aveu. 

Le lo janvier 1740, c'est le romancier Prévost qui lui 
écrit : « Je souhaiterais extrêmement, Monsieur, de vous 
devenir utile en quelque chose; c'est un ancien sentiment 
que j'ai fait éclater plusieurs fois dans mes écrits, que 
j'ai communiqué à M. Thieriotdans plus d'une occasion, 
et qui s'est renouvelé fort vivement depuis l'affaire de 
Prault. Je ne puis soutenir qu'une infinité de misérables 
s'acharnant contre un homme tel que vous, les uns par 
malignité pure, les autres par un faux air de probité et 
de justice, s'efforcent de communiquer le poison de leur 
cœur aux plus honnêtes gens. Il m'est venu à l'esprit que 
le goût du public, qui s'est assez soutenu jusqu'à présent 
pour ma façon, d'écrire, me rend plus propre qu'aucun 
autre à vous rendre quelque service. L'admiration que 
j'ai pour vos talents, et l'attachement particulier dont je 
fais profession pour votre personne, suffiraient bien 



8* VOLTAIRE 

pour m'y porter avec beaucoup de zèle; mais mon propre 
intérêt s'y joint, et si je puis servir dans quelque mesure 
à votre réputation, vous pouvez être aussi utile pour le 
moins à ma fortune. Voilà deux points, Mousieur, qui 
demandent un peu d'explication : elle sera courte, car je 
n'ai que le fait à exposer : 1° J'ai pensé qu'une défense de 
M. de Voltaire et de ses ouvrages, composée avec soin, 
force, simplicité, pourrait être un fort bon livre, et for- 
cerait peut-être, une fois pour toutes, la malignité à se 
taire. Je la diviserais en deux : l'une regarderait sa per- 
sonne, l'autre ses écrits; j'y emploierais tout ce que l'ha- 
bitude d'écrire pourrait donner de lustre à mes petits 
talents, et je ne demanderais d'être aidé que de quelques 
mémoires pour les faits. L'ouvrage paraîtrait avantla fin 
de l'hiver ; 2° Le dérangement de mes affaires est tel, que 
si le Ciel, ou quelqu'un inspiré de lui, n'y met ordre, je 
suis à la veille de repasser en Angleterre. Je ne m'en 
plaindrais pas, si c'était ma faute; mais depuis cinq ans 
que je suis en France, avec autant d'amis qu'il y a 
d'honnêtes gens à Paris, avec la protection d'un prince 
du sang (de Conti) qui me loge dans son hôtel, je suis 
encore sans un bénéfice de 5 sous. Je dois environ 
oO louis, pour lesquels mes créanciers réunis m'ont fait 
assigner; et le cas est si pressant, qu'étant convenu 
avec eux d'un terme qui expire le premier du mois pro- 
chain, je suis menacé d'un décret de prise de corps, 
si je ne les satisfais dans ce temps. De mille personnes 
opulentes avec lesquelles ma vie se passe, je veux mou- 
rir si j'en connais une à qui j'aie la hardiesse de demander 
cette somme, et de qui je me croie sûr de l'obtenir. Il est 
question de savoir si M. de Voltaire, moitié engagé par 



ET SES AMIS. 89 

sa générosité et par son zèle pour les gens de lettres, moi- 
tié par le dessein que j'ai de m'employer à son service, 
voudrait me délivrer du plus cruel embarras où je me 
sois trouvé de ma vie. L'entreprise est digne de lui ; 
et la seule nouveauté de rétablir dans ses affaires un 
homme, qui ne peut s'aider de la protection d'un prince 
du sang, et j'ose dire de l'amitié de tout Paris, me paraît 
une amorce singulière. Au reste, j'ai deux manières de 
restituer : Tune en sentiments de reconnaissance, et je 
serais réduit à celle-là si la mort me surprenait, car je 
ne possède pas un sou de revenu ; mais je suis dans un 
âge, je jouis d'une santé qui me promettent une longue 
vie : l'autre voie de restitution est de donner à prendre 
sur mes libraires; elle pourrait me servir avec mes 
créanciers, s'ils entendaient raison ; mais des tapissiers 
et des tailleurs, qu'on a différé un peu de payer, n'y 
trouvent point assez de sûreté. Un homme de lettres con- 
çoit mieux la solidité de cette ressource. Voilà en vérité 
une lettre fort extraordinaire. Je me flatte qu'autant je 
trouverai de plaisir à me vanter du bienfait si vous me 
l'accordez, autant vous voudrez bien prendre soin d'en- 
sevelir ma prière, si quelque raison ne vous permet pas 
de la recevoir aussi favorablement que je l'espère. Vous 
vous imaginez bien que c'est le récit que Prault m'a 
fait de vos générosités qui m'a fait naître les deux idées 
que je viens de vous proposer. » Rappelons-nous main- 
tenant que, le 26 février 1736, Voltaire avait mandé à 
Thieriot : « J'ai fait tout le bien que j'ai pu, et je n'ai 
jamais fait le mal que j'ai pu faire. Si ceux que j'ai 
accablés de bienfaits et de services sont demeurés dans 
le silence contre mes ennemis, le soin de mon honneur 



90 VOLTAIRE 

me doit faire parler, ou quelqu'un doit être asaez juste, 
assez généreux pour parler pour moi. Si Prévost vou- 
lait entrer dans ces détails, dans une feuille consacrée, 
en général, à venger la réputation des gens de lettres 
calomniés, il me rendrait un service que je n'oublierais 
de ma vie. Si donc je suis assuré que le Pour et le Contre 
parlera aussi fortement qu'il est nécessaire, je me tairai, 
et ma cause sera mieux entre ses mains que dans les 
miennes; mais il faut que j'en sois sûr. • Prévost pré- 
venait ce désir; mais Prévost demandait de l'argent. 
Voltaire préféra garder son argent et se passer d'apolo- 
gie. C'est pourquoi il attendit le mois de juin pour 
répondre à la lettre de Prévost, du lo janvier 17.40 : 
« Arnauld fit autrefois l'apologie de Boileau, et vous 
voulez, Monsieur, faire la mienne. Je serais aussi sensible 
à cet honneur que le fut Boileau, non que je sois aussi 
vainque lui, mais parce que j'ai plus besoin d'apologie. 
La seule chose qui m'arrête tout court est celle qui empê- 
cha le grand Condé d'écrire des mémoires. Il dit qu'il 
ne pourrait se justifier sans accuser trop de monde. Je 
suis à peu près dans le même cas. S'il fallait parler de 
quelques ingrats que j'ai faits, ne serait-ce pas me faire 
des ennemis irréconciliables? Loin de chercher à publier 
l'opprobre des gens de lettres, je ne cherche qu'à le 
couvrir. Il y a un article dans votre lettre qui m'intéresse 
beaucoup davantage : c'est le besoin que vous avez de 
1,200 livres. Je voudrais être prince ou fermier général, 
pour avoir la satisfaction de vous marquer une estime 
solide. Mes affaires sont actuellement fort loin de res- 
sembler à celles d'un fermier général, et sont presque 
aussi dérangées que celles d'un prince. J'ai même été 



ET SES AMIS. 91 

obligé d'emprunter 2,000 écus de M. Bronod, notaire; 
et c'est de l'argent de M mo du Chastelet que j'ai payé ce 
que je devais à Prault fils; mais sitôt que je verrai jour 
à m'arranger, soyez très persuadé que je préviendrai 
l'occasion de vous servir avec plus de vivacité que vous 
ne pourriez la faire naître. Rien ne me serait plus agréable 
et plus glorieux que de pouvoir n'être pas inutile à celui 
de nos écrivains que j'estime le plus. » 

Le 10 mai 1744, voici de Mannory qui écrit à Vol- 
taire : « Il y a longtemps, monsieur, que vous n'avez 
entendu parler de moi, et il est bien fâcheux que je ne 
rappelle vos idées à mon sujet que pour vous entretenir 
de mes malheurs; mais je connais trop les sentiments 
de votre cœur pour manquer de confiance. Mon père 
vit toujours, il a quatre-vingts ans; il est extrêmement 
cassé et affaibli. J'aurai plus de 100,000 francs de 
bien; et je n'en ai jamais reçu un écu. Ma profession 
est difficile; il y faut des secours sur lesquels j'avais 
compté et qui m'ont manqué. J'ai essuyé des maladies 
longues et considérables; j'ai enfin rétabli ma santé, 
mais, pendant ce temps, mon cabinet s'est trouvé vide. 
J'avais affaire alors, monsieur, à une propriétaire riche 
et dévote ; j'avais extrêmement dépensé dans sa maison 
pour m'ajuster; elle m'a inhumainement mis dehors, 
et j'ai perdu toutes mes dépenses et mes arrangements. 
Enfin le pauvre M. de Fimarçon s'est adressé à moi ; 
j'ai cru ses affaires bonnes, je m'y suis livré tout en- 
tier. Mes maladies m'avaient affaibli mon cabinet de la 
moitié. J'ai peu de l'autre moitié pour ne penser qu'à 
M. de Fimarçon. Je me flattais qu'en le tirant d'affaire, 
je me ferais honneur, et que sa reconnaissance me 



U2 VOLTAIRE 

dédommagerait suffisamment : rien n'a réussi. Pendant 
ce temps, j'ai été trois mois à trouver une maison. J'en 
ai loué une, le 23 décembre. Depuis cet instant, les 
ouvriers y sont. Voilà donc six mois que je suis sans 
maison, sans cabinet, et par conséquent sans travail. 
Jugez, monsieur, de ma situation. Je ne tirerai pas un 
écu de mon père. Quand on a été dur toute sa vie, on 
ne devient pas bon et généreux à quatre-vingts ans. 
M. Dodun, l'ancien receveur général, de qui j'ai loué 
dans l'Ile, m'a fait attendre; mais il a dépensé 
4,000 francs pour m'ajuster, et je serai au mieux. J'ai 
des meubles qui, en les faisant aller au mieux, me suf- 
firont. Il ne me manque donc que de pouvoir satisfaire 
à la dépense de mon emménagement, qui ne laissera 
pas que d'être un objet; de payer quelques petites 
dettes que j'ai depuis six mois, et d'avoir une faible 
somme devant moi pour ouvrir mon cabinet, et vivre 
en attendant la pratique, qui viendra sûrement. J'ai tou- 
jours entendu dire qu'il était permis aux malheureux de 
se vanter un peu. En profitant de ce privilège, que je 
n'ai que trop acquis par ma situation, qui est cruelle, 
je puis me vanter de ne craindre aucun des avocats qui 
ont actuellement de l'emploi. Si j'ai des secours, je vais 
reprendre dans l'instant; mon cabinet a sa Valeur. 
Dans un an, mon emploi peut être considérable, et 
mon père me laissera enfin ce qu'il ne pourra pas 
emporter. Si je n'ai point de secours, ma maison devient 
inutile. Je ne pourrai plus reparaître au palais, et je suis 
perdu sans ressource; car je ne suis bon à aucune autre 
chose. Je donnerai toutes les sûretés que je pourrai ; 
je m'engagerai solidairement avec ma femme ; je ferai 



ET SES AMIS. 33 

même des lettres de change, pourvu que Ton me donne 
des délais suffisants. M'abandonnerez-vous, monsieur? 
Oublierez-vous l'ancienne amitié que vous avez eue 
pour moi? Je suis un de vos plus anciens serviteurs, 
et l'apologiste d* Œdipe ne doit pas périr dans la misère 
au milieu de si belles espérances ; il ne s'agit que de 
l'aider un peu. Ce sera un avocat que vous ferez, et 
s'il devient bon, l'opération n'est pas indigne de vous. 
Jusqu'à présent, monsieur, vous avez fait tant de choses 
différentes, et dans tous les genres, que celle-là vous 
manquait peut-être. J'attends tout de vous, monsieur; 
les temps sont affreux, puisque personne n'est sensible 
aux talents. Vous seul les connaissez tous, vous les 
protégez ; et si vous pensez que je puisse faire quelque 
chose, vous ne m'abandonnerez certainement pas. Ma 
fortune dépend donc du jugement que vous porterez de 
moi. J'attends votre décision avec confiance. En atten- 
dant que vous me mettiez en état de gagner l'Ile, je 
compte que vous m'honorerez d'une réponse. » On 
ignore à quelle époque le même Mannory adressa la 
lettre suivante à Voltaire : « Vous m'avez permis, mon- 
sieur, de vous importuner encore, après votre retour 
de la campagne. Je suis honnête en robe, mais je 
manque totalement d'habit, et je ne puis me présenter 
devant personne. Cela dérange toutes mes affaires. 
Avez-vous pensé à M. Thieriot? Je vous prie, monsieur, 
de me le marquer. Je suis depuis six jours avec 4 sous 
dans ma poche. Vous m'avez promis quelques légers 
secours, ne me les refusez pas aujourd'hui, monsieur. 
Dès que je serai habillé, je sera en état de suivre mes 
affaires, et ma situation changera. On m'annonce beau- 



94 VOLTAIRE 

coup d'affaires au palais, mais elles ne sont pas encore 
arrivées. Nous touchons aux vacances, le temps n'est 
pas favorable. Souffrirez-vous, monsieur, que je meure 
de faim? Je n'ai mangé hier et avant-hier que du pain. 
C'était fôte; je n'ai pu décemment sortir en robe, et 
mon habit n'est pas mettable. Je n'ai osé aller chez 
personne, et je n'avais pas d'argent pour avoir quelque 
chose chez moi. L'état est affreux. De grâce, monsieur, 
donnez au porteur de cette lettre ce que vous pouvez 
pour mon soulagement présent; il est sûr. Laisserez- 
vous périr de misère un ancien serviteur, un homme 
qui, j'ose le dire, a quelques talents, et qui est actuel- 
lement à la vue du port? Son vaisseau est un peu déla- 
bré, mais il ne s'agit que de le secourir pour entrer 
dans le port. » Mannory avait publié, en 1719, une 
Apologie de la nouvelle tragédie de M. de Voltaire; il 
offrait des garanties de solvabilité : c'étaient deux 
titres pour capter la bienfaisance d'un philosophe. De 
plus, Mannory ne parlait que d'un emprunt, lorsque sa 
misère lui permettait de demander un secours, une 
aumône. Que va-t-il se passer dans l'âme si humaine 
de M. de Voltaire? 

Le 20 décembre 1153, Voltaire envoya à M mo Denis 
la lettre suivante : « Je viens de mettre un peu en 
ordre le fatras énorme de mes papiers. Je vous assure 
que j'ai fait là une triste revue ; ce ne sont pas des mo- 
numents de la bonté des hommes. Dans le même paquet 
étaient les comptes de ce que j'ai dépensé pour d'Ar- 
naud, homme que vous connaissez, que j'ai nourri et 
élevé pendant deux ans; mais aussi la lettre qu'il écri- 
vit contre moi dès qu'il eut fait à Potsdam une petite 



ET SES AMIS. 95 

fortune, fait la clôture du compte. Il faut avouer que 
Linant, La Mare et Lefebvre, à qui j'avais prodigué les 
mêmes services, ne m'ont donné aucun sujet de me 
plaindre. La raison en est, à ce que je crois, qu'ils sont 
morts tous trois avant que leur amour-propre et leurs 
talents fussent assez développés pour qu'ils devinssent 
mes ennemis. Je ne peux m'empêcher de continuer ma 
revue des mémoires de la bassesse et de la méchanceté 
des gens de lettres, et de vous en rendre compte. Voici 
une lettre (que nous avons transcrite) d'un bel esprit, 
nommé Bonneval. Il me parle pathétiquement des qua- 
lités de l'esprit et du cœur, et finit par me demander 
dix louis d'or. Vous noterez que cet honnête homme 
m'en avait ci-devant escroqué dix autres avec lesquels 
il avait fait imprimer un libelle abominable contre moi; 
et il disait pour son excuse que c'était M lue Paris de 
Montmartel qui l'avait engagé à cette bonne œuvre. Il 
fut chassé de la maison. En voici d'un nommé Ravoisier, 
qui se disait garçon athée de Boindin; il m'appelle son 
protecteur, son père ; mais, en avancement d'hoirie, il 
finit par me voler 25 louis dans mon tiroir. Je ne peux 
m'empècher de rire en relisant les lettres de Man- 
nory (que nous venons de citer). Voilà un plaisant 
avocat. C'est assurément l'avocat patelin ; il me 
demande un habit. « Je suis honnête en robe, dit-il, 
mais je manque d'habit; je n'ai mangé hier et avant- 
hier que du pain. » Il fallut donc le nourrir et le vêtir. 
.C'est le même qui, depuis, fit contre moi un factum 
ridicule, quand je voulus rendre au public le service de 
faire condamner les libelles de Roi et d'un nommé Tra- 
venol, son associé. Je trouve deux lettres d'un nommé 



09 VOLTAIRE 

Bcllcrnare, qui s'est depuis réfugié en Hollande. Il me 
remercie de l'argent que je lui prête, c'est-à-dire que 
je lui donne; mais il ne m'a payé que par quelques 
petits coups de dent. Cet inventaire est d'une grosseur 
niorme. La canaille de la littérature est noblement 
composée. » 

Celte lettre est trop importante pour ne pas fixer un 
instant notre attention. Je n'ai ni l'intention ni le désir 
de plaider la eause de l'ingratitude; mais comme la 
mi aère est une chose sacrée, et que la misère de l'homme 
de lettres mérite la commisération de l'historien, il n'y 
aura ni injustice ni inhumanité à peser les paroles d'un 
bienfaiteur qui tendraient à llétrir la mémoire de plu- 
i.'u'iivH hommes de lettres plongés dans la plus singu- 
lière détresse 

La biographie de, d'Arnaud est assez connue pour 
nouH dispenser de réduire de nouveau les dépenses qu'il 
occasionna à Voltaire. Nous savons aussi que les ser- 
vices prodigués à Lcf« bvre, à Linant et à La Mare n'ont 
pa . ruiné celui qui les rendait. Ce qui regarde Bonne- 
val est, un amas de contradictions. Voltaire se sert du 
verbe escroquer; il faudrait lire emprunter, puisque 
l'c.-.eroquerie n'est pas caractérisée dans son accusation. 
Ifouncval parait, assez sol \ a Me pour avoir pu emprunter 
10 louis d'or; s'il ne l'eût pas été, il ne les eût pas 
obtenus. Quant à sou libelle, du moment qu'il n'est pas 
nommé, il convient de ne point le lui reprocher. Mais 
admettons que ce libelle ait été fait. Il était assurément 
trop facile de trouver un libraire qui se chargeât de 
l'éditer, et qui voulût le payer généreusement, pour que 
l'auteur eût été obligé de le publier à ses frais. Gomment 



ET SES AMIS. 97 

croire que Bonneval eût demandé à Voltaire de l'argent 
destiné à débiter un pamphlet contre Voltaire, puisqu'il 
n'avait pas besoin de lui pour cela? En se mettant au 
nombre des protégés de Voltaire, n'était-ce point som- 
mer Voltaire de dévoiler une perfidie si singulière? 
Comment croire encore que Bonneval eût été chassé 
d'une maison, parce qu'il s'était permis de livrer au 
public un écrit qu'il n'avait commencé que pour plaire 
ou obéir à la maîtresse de cette maison? Comment 
croire enfin que M mo Paris de Montmartel ne lui eût pas 
fourni les moyens d'exécuter ses ordres? De pareilles 
contradictions prouvent que Voltaire n'était guère fondé 
dans ses plaintes. 

Si Voltaire a accueilli un Ravoisier qui se donnait 
pour un athée, il ne devait pas s'en flatter ; mais, du 
moment qu'il l'accusait de lui avoir volé 25 louis dans 
son tiroir, il était nécessaire de prouver ce qu'il avan- 
çait. Son silence sur les circonstances de cette action 
nous force d'admettre que Ravoisier emprunta, et ne 
vola pas les 25 louis. Si Ravoisier les emprunta, c'est 
qu'il offrit les garanties de solvabilité dont Voltaire ne 
dispensa jamais personne. Si Ravoisier est devenu in- 
solvable, il ne s'ensuit pas qu'il fût un voleur. 

J'aurais été fort content de voir Voltaire nous repré- 
senter le mémoire de ce qu'il dépensa pour nourrir et 
vêtir Mannory, puisque des mots vagues ne signifient 
rien, quand il faut des chiffres. Il est évident que Man- 
nory offrait des garanties suffisantes, et que Voltaire 
ne risquait rien en répondant à ces deux lettres qu'il 
ne relisait pas sans rire, quoiqu'elles fussent toutes 
mouillées des larmes de la misère la jdIus affreuse. 



93 VOLTAIRE 

Comme Voltaire ne se plaint pas d'avoir perdu avec 
Mannory, il est probable qu'il a recouvré les sommes 
qu'il lui avait avancées. 

Quant à Bellemare, ou Voltaire lui a donné de l'ar- 
gent, ou il lui en a prêté. S'il lui en a donné, pourquoi 
dire qu'il l'a prêté? S'il Ta prêté, c'est sur garanties; 
pourquoi alors se flatter de l'avoir donné? Le silence 
qu'il garde sur le montant de la somme par lui prêtée 
ou donnée nous empêche de le louer ou de le contredire. 

Depuis cette revue, Voltaire a-t-il eu occasion de sou- 
lager les pauvres diables d'auteurs dont il se plaignait 
si souvent? Oui. 

Ainsi, le 11 mai 1160, il mandait à d'Argcntal : « Vous 
me faites un plaisir sensible en donnant le produit de 
l'impression de Zulime à Lekain. Il faudra qu'il veille 
à empêcher les éditions furtives. Vous pouvez promettre 
le profit de l'édition de Tancrède à M 110 Clairon; ainsi il 
n'y aura point de jaloux, et Lekain pourra hautement jouir 
de ce petit bénéfice, supposé que la pièce réussisse. Mais 
je vous demande une grâce à genoux. Il y a un M. Jac- 
ques à Paris. Vous ne connaissez point ce nom-là ; c'est 
un homme de lettres qui a du talent, et qui est sans 
pain. Il voulait venir chez moi; j'ai pris malheureuse- 
ment à sa place une espèce de géomètre, qui me fait 
des méridiennes, des cadrans, qui me lève des plans; 
et je n'ai rien pu faire pour M. Jacques. Je lui destinais 
500 francs sur la part d'auteur que je donne aux comé- 
diens, et 200 sur l'édition que je donne à Lekain ; au 
nom de Dieu, réservez 500 francs pour Jacques. Userait 
môme bon qu'il présidât à l'édition, et qu'il fit la préface. 
Vous me direz : Que ne donnez-vous à Jacques 500 francs 






ET SES AMIS. 99 

de votre bourse? Je vous répondrai que je suis ruiné; 
que j'ai eu la sottise de bâtir et de planter en trois 
endroits différents; que j'ai chez moi trois personnes à 
qui j'ai l'insolence de faire une pension ; queM me Denis, 
après sa réception à Francfort, a droit de ne se rien 
refuser à la campagne; que la proximité d'une grande 
ville et le concours des étrangers exigent une grande 
dépense; qu'enfin je suis devenu un grand seigneur, 
c'est-à-dire que j'ai des dettes et point d'argent, avec 
un gros revenu. Voilà mon cas. On pourrait donner des 
billets à Jacques. » 

Cette fois, c'est une femme. Il s'agit de Charlotte René, 
femme Curé, puis femme Bourette, tenant un café à 
Paris et faisant des vers. Elle en publia un recueil sous 
le titre de la Muse limonadière. Elle se donna l'hon- 
neur d'adresser quelques pièces de poésie à Ferney. 
Voltaire n'agréa pas cet hommage, mais comprit qu'il 
ne pouvait se dispenser d'envoyer un cadeau en échange. 
Le 17 septembre 1760, il dit de la cafetière à d'Argen- 
tal : « J'aime beaucoup mieux lui donner une carafe de 
60 livres que de lui écrire. » Le 30 décembre, il lui 
mandait encore : « La Muse limonadière me persécute; 
si M m6 Scaliger (d'Argental), qui se connaît à tout, vou- 
lait lui faire une petite galanterie de 36 livres, je serais 
quitte. » Le 30 janvier 1761, autre avis : « Je vous re- 
mercie bien humblement, bien tendrement de toutes vos 
bontés charmantes, et de votre tasse pour la Muse limo- 
nadière. » 

Le 24 décembre 1766, c'est à Damilaville qu'il écrit : 
« Il y a actuellement à Genève cent pauvres diables 
qui écrivent beaucoup mieux que M. Totin, et qui ne 



100 VOLTAIRE 

sont pas plus riches. Tout commerce est cessé. La misère 
est très grande. Je suis d'ailleurs entouré de pauvres 
de tous côtés. Si vous voulez pourtant donner un louis 
pour moi à ce Totin, vous êtes bien le maitre. » 

A cette époque, Voltaire était très riche. Le 29 mai 1732, 
il avait mandé à Cideville : « Que ce serait une vie dé- 
licieuse de se trouver logés ensemble trois ou quatre 
gens de lettres, avec des talents et point de jalousie; 
de s'aimer, de vivre doucement, de cultiver son art, 
d'en parler, de s'éclairer mutuellement! Je mé figure 
que je vivrai un jour dans ce paradis. » Une fois enterré 
dans son château de Ferney, il ne songea à rien moins 
qu'à s'entourer de gens de lettres. Le 24 août 1764, il 
disait à Damilaville : « Quand je songe quel bien nos 
fidèles pourraient faire, s'il étaient réunis, le cœur me 
saigne. » Il lui aurait suffi de leur assurer un avenir 
heureux pour les attirer auprès de lui. Mais il aima 
mieux les laisser sous le despotisme de l'infortune. 

Voyez. Le 18 septembre 1765, il mandait à Dalembert : 
« J'aime tous les jours de plus en plus mon philosophe 
Damilaville. » Il lui écrivit, le 13 janvier 1769, quand 
Damilaville fut mort : « J'ai regretté Damilaville : c'était 
un homme nécessaire. » Damilaville lui avait rendu de 
grands services. Que fit-il pour lui? Le 26 février 1767, 
il lui avait envoyé ces mots : « Je veux bien du mal à 
la fortune qui vous force d'examiner des comptes, quand 
vous voudriez donner tout votre temps à la philosophie. » 

Dans une lettre, du 24 août 1775, à Dalembert, il 
reconnaissait La Harpe pour son aide de camp. Il vanta 
son talent en prose et en vers, le 9 février 1767, au 
cardinal de Bernis. Que fit-il pour lui? Le 31 au- 



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ET SES AMIS. 101 

guste 1765, il parlait ainsi de lui à Cidevillle : « Il fera 
certainement de bons ouvrages; moyennant quoi il 
mourra de faim, sera honni et persécuté; mais il faut 
que chacun remplisse sa destinée. » Déjà le 12 juillet, 
il avait dit de lui à Thieriot : » Je souhaiterais t bien 
qu'il eût autant de fortune que de talent. Il aura de 
grands obstacles à surmonter, c'est le sort de tous les 
gens de lettres. » Le 5 mars 1766, c'est à Damilaville 
qu'il mande : « Je crois que vous avez été à la première 
représentation de Gustave de La Harpe. Vous savez 
que je m'intéresse à ce jeune homme, il n'a que son 
talent pour ressource; s'il ne réussit pas, il est perdu. » 
Le 10 auguste 1767, il a écrit à Dalembert : « Je ne ris 
point quand on me dit qu'on ne paie point vos pensions ; 
cela me fait trembler pour une petite démarche que j'ai 
faite auprès de M. le contrôleur général en faveur de 
La Harpe : je vois bien que s'il fait une petite fortune, 
il ne la devra qu'à lui-même. Ses talents le tireront de 
l'extrême indigence, c'est tout ce qu'il peut attendre. » 
Il ne se trompait pas. Aussi, le 30 décembre 1773, 
envoya-t-il ces mots à d'Argental : « La Harpe me pa- 
rait être dans une situation assez pressante, et je n'ai 
pas de quoi l'assister, parce que M. le duc de Wurtem- 
berg ne me paie plus, et que M. Delaleu est considéra- 
blement en avance avec moi. Si vous pouviez donner 
pour moi 25 louis à La Harpe, vous me feriez un plaisir 
infini. Je ne sais s'il sera jamais un grand tragique ; 
mais il est le seul qui ait du goût et du style; c'est le 
seul qui donne des espérances, le seul peut-être qui 
mérite d'être encouragé, et on le persécute. » A la vé- 
rité, il l'avait recueilli près d'une année à Ferney avec 

6. 



102 VOLTAIRE 

son épouse, mais c'est parce qu'il avait besoin d'eux 
pour jouer la comédie. Telles sont les faveurs de Vol- 
taire à l'égard d'un disciple qu il avait recommandé, le 
15 décembre 1113, à Dalembert, comme ayant du génie, 
et comme étant le seul qui pourrait soutenir le théâtre 
tragique. 

Le 19 mars 1161, il se vanta à Damilaville d'avoir 
offert non pas un asile, mais sa propre maison à Rous- 
seau pour y vivre comme son frère. Rousseau eût peut- 
être accepté de l'argent avancé avec une grande délica- 
tesse, mais son caractère ne lui permettait pas de devenir 
le commensal d'un seigneur fastueux. 

Le 10 novembre 1110, dans une lettre à de Ville- 
vieille, il dit de Chamfort : « Ce jeune homme a du ta- 
lent, de la sensibilité, de la grâce, et fait des vers très 
heureux. 11 mérite de l'être, et on dit qu'il ne l'est pas; 
mais qui l'est, au bout du compte? » 

11 fallait quelques occasions solennelles qui attirassent 
l'attention du public, pour que Voltaire se décidât à 
délier les cordons de sa bourse. Ainsi « ayant lu dans 
la Gazette de Berne, qu'un inconnu avait proposé un 
prix de 50 louis à celui qui ferait le meilleur mémoire 
pour la formation d'un code criminel, le philosophe de 
Ferney, raconte Wagnière (p. 18), fit savoir à la Société 
économique de Berne qu'il serait ajouté par un autre 
inconnu 50 louis à ce prix. » Le o décembre 1111, Vol- 
taire se hâta d'apprendre à l'impératrice Catherine le 
montant de son dépôt. De même, le 15 avril 1116, il 
écrivait à Delisle de Salles : « Il faut espérer que le par- 
lement vous rendra la justice que vous n'avez pas obte- 
nue du Châtelet. Mais ce procès étrange doit vous ruiner. 



ET SES AMIS. 103 

Pourquoi n'ouvrirait-on pas une souscription pour vous 
procurer les moyens de le soutenir? Ma souscription 
doit être prête. Elle est en votre nom, et vous la trou- 
verez chez Dailli, notaire. » Cette souscription était de 
S00 livres, suivant Delisle de Salles, qui n'a jamais voulu 
consentira l'accepter ni Voltaire la retirer, de sorte qu'il 
fallut la rendre à M me Denis. Voltaire avait espéré faire 
un personnage de Delisle, banni de France à perpétuité 
à cause de sa philosophie. Le 6 mai 1777, il l'engagea 
a se retirer à Ferney ; il le recommanda à la bienveil- 
lance du roi de Prusse. Mais, lorsque celui-ci eut par- 
couru l'ouvrage du protégé, il répondit, le 17 dé- 
cembre 1777, à Voltaire : « Je vous avouerai que j'ai eu 
la bêtise de lire cet ouvrage de ce Delisle, pour lequel 
il a été banni de France : c'est une rapsodie informe, 
ce sont des raisonnements sans dialectique, et des idées 
chimériques qu'on ne saurait pardonner qu'à un homme 
qui écrit dans l'ivresse, et non à un homme qui se donne 
pour un penseur. S'il se fait folliculaire à Amsterdam ou 
bien à Leyde, il pourra y gagner de quoi subsister, sans 
sacrifier sa liberté aux caprices d'un despote en venant 
s'établir ici. Il y a eu des ex-jésuites à Paris, qui, après 
la suppression de l'ordre, se sont fait fiacres. Je n'ose 
proposer un tel métier à M. Delisle; mais il se pourrait 
qu'il fût habile cocher; et, à tout prendre, il vaudrait 
mieux être le premier cocher de l'Europe que le dernier 
des auteurs. Je vous parle avec une entière franchise; 
et si vous connaissez l'original en question, vous con- 
viendrez peut-être qu'il ne perdrait rien au troc. » Le 
28 août 1765, Voltaire avouait àDalembert que le mérite 
et la persécution étaient ses cordons bleus. S'il se montra 



104 VOLTAIRE 

si généreux envers Delisle, il n'est point téméraire de 
croire qu'en le recueillant chez lui il avait un autre des- 
sein que celui d'encourager le mérite persécuté, car De- 
lisle avait assurément moins de talent que d'autres qae 
Voltaire ne cessait de prôner et qu'il laissait néanmoins 
dans la gène. 

Ainsi, le 9 décembre 1755, il parlait à Dalembert de 
V Encyclopédie comme du plus grand et du plus beau 
monument de la nation et de la littérature. Le 13 no- 
vembre 1756, il la lui citait encore comme le plus grand 
ouvrage du monde. Or, qui travaillait à l'Encyclopédie? 
C'était Diderot et Dalembert. Voltaire les jugeaitril dignes 
de cette entreprise? Oui, car, le 5 septembre 1752, il 
mandait à Dalembert : « Vous et M. Diderot, vous faites 
un ouvrage qui sera la gloire de la France. Paris abonde 
en barbouilleurs de papiers ; mais de philosophes élo- 
quents, je ne connais que vous et lui. » Le 23 juin 1760, 
môme aveu : « Il n'y a que vous qui écriviez toujours 
bien, et Diderot parfois. » Ce n'est pas le seul hommage 
qu'il leur ait rendu. 

Parlons d'abord de Diderot. Dans une lettre, du 
20 janvier 1770, à Thieriot, Voltaire le signalait comme 
le digne soutien de la philosophie, l'immortel vainqueur 
du fanatisme. Dans le mois de décembre 1760, il écri- 
vait à ce cher écrivain : « Mon très digne maître, puisse 
votre gloire servir à votre fortune ! Je vous regarde 
comme un homme nécessaire au monde, né pour l'é- 
clairer et pour écraser le fanatisme et l'hypocrisie. » 
Aussi avouait-il, le 8 octobre 1764, à Thieriot, qu'on 
devait des récompenses à Diderot à cause de sa colla- 
boration à l'Encyclopédie, mais il en laissait le mérite 



ET SES AMIS. 105 

à d'autres. Diderot passa presque toute sa vie dans 
un quatrième étage; dans sa jeunesse, il faillit mourir 
de faim. Au moment où une pauvre aubergiste lui donna 
un peu de pain et de vin pour le rappeler à la douleur, 
il fut obligé de travailler pour des corps, pour des ma- 
gistrats, pour tous ceux qui étaient en état de lui accor- 
der quelques honoraires. C'est ainsi qu'il composa des 
plaidoyers, des remontrances au roi, des sermons et 
même des prospectus (1). Il resta constamment sous la 
dépendance de ses libraires. Voltaire le savait; il le 
plaignait beaucoup, et se contentait de lui prodiguer 
les éloges les plus flatteurs. Diderot était toujours gêné. 
Tout le monde connaît la générosité, la délicatesse avec 
laquelle Boileau acheta la bibliothèque de Patru. Diderot 
chercha pendant cinq ans à se défaire de sa bibliothèque 
pour établir sa fille. Ce fut sur la recommandation de 
Grimm que l'impératrice de Russieacquitsabibliothèque, 
à des conditions très avantageuses pour Diderot. Vol- 
taire ne manqua pas de prôner cette action de Cathe- 
rine II, dans son Commentaire historique. N'est-il pas 
permis de demander si l'exemple de Boileau ne devait 
pas être imité par Voltaire, lorsqu'il apprit la détresse 
de Diderot? Voltaire ne fit donc rien en faveur de 
Diderot. 

Revenons à Dalembert. Voltaire le regardait, le 
$ octobre 1755, comme son cher philosophe universel. 
La même année, il lui disait : « Adieu, Atlas et Her- 
cule, qui portez le monde sur vos épaules. » Le 



(1) M*»* de Vandcul, Mémoires pour servir à V histoire de la vie et 
des ouvrages de Diderot. 



100 VOLTAIRE 

1 mars 1158, il le louait comme un homme au-dessus 
de son siècle et de son pays; le 24 juillet 1160, comme 
le plus bel esprit de la France et le plus aimable ; le 
19 mars 1161, comme son très digne et ferme philo- 
sophe, vrai savant, vrai bel esprit, homme nécessaire 
au siècle ; le 8 mai suivant, comme M. le Protée, M. le 
multiforme ; le 26 décembre 1164, comme le prêtre de 
la raison, qui enterreraitle fanatisme ; le 28 octobre 1169, 
comme le premier écrivain du siècle; le 24 août 1113, 
comme le cher soutien de la raison et du bon goût. 
Aussi, le 16 octobre 1165, lui adressait-il ces mots : 
« Mon cher et vrai et grand philosophe, vous êtes comp- 
table de votre temps à la raison humaine. » Mais Dalem- 
bert était pauvre et persécuté. C'est pourquoi il mandait, 
le 22 décembre 1159, à son panégyriste : « Je suis bien 
las de Paris, mais serai-je mieux ailleurs? C'est ce qui 
est fort incertain. Vous avez choisi la meilleure part : 
vous êtes riche et je suis pauvre. On continue toujours 
ici à nous persécuter, et à nous susciter tracasseries sur 
tracasseries. » Cette plainte était-elle fondée? Oui, car Da- 
lembert étai déjà membre de toutes les académies de l'Eu- 
rope, qu'il n'avait encore que douze à quinze cents livres 
de rente, suivant la CorrespondancelUtéraire deGrimm, 
de janvier 1184. Il n'était guère plus riche quand il refusa 
de se charger d'élever une altesse impériale de Russie 
avec cent mille livres de traitement. Il en était réduit 
à vivre dans le bouge de la pauvre vitrière qui l'avait 
nourri comme son enfant. Voltaire apprenait, le 
12 mars 1166, à Damilaville, que Dalembert n'avait 
pas une fortune selon son mérite. Que fit-il pour le 
tirer de cette situation? Le 30 juin 1165, Dalembert lui 



ET SES AMIS. 107 

écrit : « Vous êtes "bien bon, mon cher maître, de prendre 
tant de part à l'injustice que j'éprouve ; il est vrai qu'elle 
est sans exemple. Je sais que le ministre (Saint-Floren- 
tin) n'a point encore rendu de réponse définitive ; mais 
vouloir me faire attendre et me faire valoir ce qui 
m'est dû à tant de titres, c'est un outrage presque aussi 
grand que de me le refuser. Sans mon amour extrême 
pour la liberté, j'aurais déjà pris mon parti de quitter 
la France, à qui je n'ai fait que trop de sacrifices. J'ap- 
proche de cinquante ans ; je comptais sur la pension 
de l'Académie comme sur la seule ressource de ma 
vieillesse. Si cette ressource m*est enlevée, il faut que 
je songe à m'en procurer d'autres, car il est affreux 
d'être vieux et pauvre. Si vous pouviez savoir les 
charges considérables et indispensables, quoique volon- 
taires, qui absorbent la plus grande partie de mon très 
petit revenu, vous seriez étonné du peu que je dépense 
pour moi; mais il viendra un temps, et ce temps n'est 
pas loin, où l'âge et les infirmités augmenteront mes 
besoins. Sans la pension du roi de Prusse, qui m'a 
toujours été très exactement payée, j'aurais été obligé 
de me retirer ou à la campagne ou en province, ou 
d'aller chercher ma subsistance hors de ma patrie. Je 
ne doute point que ce prince, quand il saura ma posi- 
tion, ne redouble ses instances pour me faire accepter 
la place qu'il me garde toujours, de président de son 
Académie; mais le séjour de Potsdam ne convient point 
à ma santé, le seul bien qui me reste. Je vous avoue 
que ma situation m'embarrasse. Il est dur de se dépla- 
cer à cinquante ans, mais il ne l'est pas moins de res- 
ter chez soi pour y essuyer des nasardes. Ma seule 



( 



10S VOLTAIRE 

consolation est de voir que l'Académie, le public, tous 
les gens de lettres, ne sont pas moins indignés que 
vous du traitement que j'éprouve. J'espère que les étran- 
gers joindront leurs cris à ceux de la France; et je 
vous prie de ne laisser ignorer à aucun de ceux que 
vous verrez le nouveau genre de persécution qu'on 
exerce contre les lettres. J'oublie de vous dire que j'ai 
/•crit au ministre une lettre simple et convenable, sans 
kisscsse et sans insolence, et que je n'en ai pas eu plus 
l<>. réponse que l'Académie. » Voltaire lui répond, d'a- 
hord le K juillet : « Votre lettre m'a pénétré le coeur. 
Voila donc où vous en êtes! C'est à vous à tout peser; 
\iiy«7. si vous voulez vous transporter, à votre âge, et 
s'il faut que Platon aille chez Denis, ou que Platon 
reste eti (iréec. Votre cœur et votre raison sont pour la 
(irèce. Vous examinerez si, en restant dans Athènes, 
vous devez rechercher la bienveillance des Périclès. On 
est facile contre vous. Des trésors de colère se sont 
amassés contre nous tous. Mais il vous faut votre pen- 
sion . Voulez- vous me faire votre agent, quoique je ne sois 
pas sur les' lieux? » Puis le 5 auguste suivant : « Je 
iiYi point d'avis a vous donner; vous n'en prendrez que 
dis votre, fermeté et de votre sagesse. Je n'ai rien à dire 
m M. le duc de Choiscul, je lui ai tout dit; et, puisque 
vous ne le croyez pas l'auteur de cette injustice, mon 
rôle est terminé. J'ignore si vous quitterez cette nation 
de, singes et si vous irez chez des ours; mais, si vous 
aile/, en Oursie, passez par chez nous. Ma poitrine com- 
mence un peu a s'engorger. Il serait fort plaisant que 
je mourusse entre vos bras, en faisant ma profession de 
foi. Mais pourquoi ne viendriez-vous pas à Ferney 



ET SES AMIS. 109 

attendre philosophiquement la fin des orages? » Le 13 du 
même mois, Dalembert lui avoue qu'il sent les inconvé- 
nients de la pauvreté et ajoute : « Savez-vous que je 
vais être sevré? A quarante-sept ans, ce n'est pas s'y 
prendre de trop bonne heure. Je sors de nourrice, où 
j'étais depuis vingt-cinq ans; j'y prenais d'assez bon 
lait, mais j'étais renfermé dans un cachot où je ne respi- 
rais pas, et je sens que l'air m'est absolument néces- 
saire ; je vais chercher un logement où il y en ait. Il 
m'en coûte six cents livres de pension que je fais à cette 
pauvre femme pour la dédommager de mon mieux; c'est 
plus que la pension de l'Académie ne me vaudra, sup- 
posé qu'on veuille bien enfin me faire la grâce de me 
la donner. » Et Voltaire de répondre, le 28 suivant : 
« Je m'intéresse pour le moins autant à votre bien-être 
qu'à votre gloire; car après tout, le vivre dans l'idée 
d'autrui ne vaut pas le vivre à Taise. Je me flatte qu'on 
'vous a enfin restitué votre pension, qui est de droit; 
c'était vous voler que de ne vous la pas donner. » 
En 1770, Dalembert eut une nouvelle occasion pour expo- 
ser ses besoins à Voltaire. Le 4 auguste, il fti mandait : 
« Vraisemblablement j'aurai bientôt le plaisir de vous 
embrasser. Tous mes amis me conseillent le voyage 
d'Italie pour rétablir ma tête; j'y suis comme résolu, et 
ce voyage me fera, comme vous croyez bien, passer 
par Ferney, soit en allant, soit en revenant. La difficulté 
est d'avoir un compagnon de voyage; car, dans l'état 
où je suis, je ne voudrais pas aller seul. Une autre 
difficulté encore plus grande, c'est l'argent que je n'ai 
pas. Beaucoup d'amis m'en offrent, mais je ne serais 
pas en état de le rendre, et je ne veux l'aumône deper- 
t. n. 7 



110 VOLTAIRE 

sonne. J'ai pris le parti d'écrire, il y a huit jours, au 
roi de Prusse, qui m'avait déjà offert, il y a sept ans, 
quand j'étais chez lui, les secours nécessaires pour ce 
voyage que je me proposais alors de faire. J'attends sa 
réponse, ainsi que celle d'un ami à qui j'ai proposé de 
m'accompagner. * Le 9 suivant, autre lettre : «J'espère 
toujours vous embrasser bientôt ; j'espère aussi que le 
même prince, qui souscrit si dignement et si noblement 
pour votre statue, me mettra en état de faire ce voyage 
d'Italie, si indispensable pour ma santé, i Le il, Vol- 
taire répond : « Mon cher philosophe, mon cher ami, 
vous êtes donc dégoûté de Paris ; car assurément on ne 
se porte pas mieux sur les bords du Tibre que sur ceux 
de la Seine. M. de Fontenelle, à qui vous tenez de fort 
près, a vécu cent ans sans eu avoir l'obligation à 
Rome. Je souhaite que Denis fasse ce que vous savez; 
mais je doute que le viatique soit assez fort pour vous 
procurer toutes les commodités et tous les agréments 
nécessaires pour un tel voyage; et si vous tombez 
malade en chemin, que deviendrez-vous ? Ma philoso- 
phie est sensible; je m'intéresse tendrement à vous : je 
suis bien sûr que vous ne ferez rien sans avoir pris les 
mesures les plus justes. 4 Dalembert avait accepté des 
pensions du roi de Prusse et de M me Geoffrin ; aurait-il 
refusé des secours de la main de Voltaire? assurément 
non. 11 est impossible de croire qu'en révélant à Voltaire 
les embarras dans lesquels il se trouvait en 1165 et 
en 1110, il n'ait pas eu le dessein de lui mendier adroite- 
ment de l'argent. Voltaire était trop clairvoyant pour ne 
pas deviner le sens de ces confidences ; mais il fît sem- ' 
blant de nepas comprendre, afin de n'avoir rien à donner. 



ET SES AMIS. MI 

Les procédés de Voltaire envers les gens de lettres qui 
ont fait un appel à la générosité de son cœur, vontnous 
servir à apprécier les bienfaits dont il aurait comblé 
d'autres personnes qui avaient acquis moins de droits 
à sa bienveillance, suivant ses panégyristes. Nous en 
profiterons aussi pour relever une anecdote qui n'est 
pas sans intérêt. 

A l'occasion de Y Ode de Voltaire intitulée Y Anniver- 
saire de la Saint-Bar thélemi, pour l'année 1772, M, Beu- 
chot a dit : « Le 14 mai, date de l'assassinat de Henri IV, 
et le 24 auguste, anniversaire de la Saint-Barthélemi, 
n'étaient pas des jours ordinaires pour le philosophe de 
Ferney. » En 1769, le 30 auguste, Voltaire s'avisa d'é- 
crire à d'Argental : « J'ai toujours la fièvre le 24 du 
mois d'auguste : vous savez que c'est le jour de la Saint- 
Barthélemi; mais je tombe en défaillance le 14 de mai, 
où l'esprit de la ligue catholique assassina Henri IV. » 
Le lendemain il écrivait aussi au comte de Schomberg : 
« Ne soyez point étonné que j'aie été malade au mois 
d'auguste. J'ai toujours la fièvre vers le 24 de ce mois 
comme vers le 14 de mai. Vous devinez bien pourquoi. » 
Le 5 septembre 1774, il disait encore à d'Argental : 
« Je ne sais par quelle fatalité singulière j'ai la fièvre 
tous les ans le 24 auguste, jour de la Saint-Barthélemi. » 
Le marquis de Villette (p. 114) mandait à ce sujet, en 1777 
au marquis de Villevieille : « Je dois vous apprendre 
une anecdote aussi extraordinaire que touchante, et que 
je suis honteux d'avoir ignorée jusqu'à présent : c'est 
que M. de Voltaire n'a pas encore passé une seule 
année de sa vie sans avoir la fièvre le jour de la Saint- 
Barthélemi. Il ne reçoit jamais personne à <*reil jour; 



112 VOLTAIRE 

il est dans son lit; l'affaissement de ses organes, l'inter- 
mittence, la vivacité de son pouls caractérisent cette 
crise périodique. On s'y attend; on ne l'approche qu'en 
tremblant. Il semble que son cœur soit ulcéré de toutes 
les plaies que la persécution religieuse a faites aux 
hommes ; et on se garde bien de lui en parler, dans la 
crainte d'ajouter à sa douleur. Je vous atteste ici un" 
fait que d'abord je me défendais de croire : mais toute 
la maison en est témoin depuis vingt ans. » Wagnière 
(p. 336) raconte à son tour que tous les ans, le jour de 
la Saint-Barthélemi, M. de Voltaire avait une espèce de 
fièvre et éprouvait un malaise si marqué, que tout le 
monde s'en apercevait. Mais Duvernet (p. 424) a cru 
devoir faire cette remarque : « Ce qu'on a dit de la fièvre 
annuelle de Voltaire, le jour de la Saint-Barthélemi, n'est ' 
point vrai. Un légendaire, autrefois, eût pu embellir 
la chronique de quelque saint d'un pareil mensonge; 
mais la vie d'un philosophe aussi grand par ses œuvres 
que puissant par sa doctrine ne pourrait qu'en être dépa- 
rée. Ce qui est certain, c'est que le jour de la Saint- 
Barthélemi, Voltaire était inquiet, triste et chagrin. 11 
rappelait en gémissant, et souvent en pleurant, les prin- 
cipales horreurs de cette journée désastreuse. L'air de 
joie ou de contentement dans ceux qui l'approchaient 
lui déplaisait infiniment. On l'eût mis en colère si on se 
fût permis de rire en sa présence. En 1772, il célébra 
l'anniversaire de ce jour horrible par un p«»ème; il en 
écrivit les stances en lettres de sang. » La correspon- 
dance de Voltaire renferme des lettres du 24 août 1724 
à Thieriot ; du 25 août 1732 à Cideville ; du 24 août 1735 
à M. Caumont; du 23 août 1743 à d'Argental; du 



ET SES AMIS. 113 

25 août 1744 et aussi du 23 août 1749 au même; du 

24 août 1750 à M me Denis ; du 24 août 1751 à la même; 
du 23 août 1755 à Colini; du 23 août 1756 à la comtesse 
Lutzelbourg ; du 24 août 1758 à M. Rousseau, à Liège; 
du 25 août 1759 à Dalembert; du 24 août 1761 à Dami- 
laville, à M 016 d'Épinay et à d'Argental auquel, il apprend 
qu'il a quinze lettres à écrire de suite; du 23 août 1762 
à Duclos; du 23 août 1763 à d'Argental, à Damilaville 
et à Thieriot ; du 24 août 1764 à M. Bertrand et à Dami- 
laville; du 24 août 1765 au marquis d'Argence de 
Dirac; du 25 août 1766 à Dalembert, à Damilaville, 
à Leclerc de Montmerci et à Frédéric, landgrave de 
Hesse-Cassel ; du 23 août 1767 àd'Olivet; du 24 août 1768 
à Guillaumot; du 23 août 1769 à M. Jean Maire; du 

25 août 1770 au comte deSchomberg; du 25 août 1772 
àM me de Saint-Julien; du 24 août 1775 à Dalembert, 
Chose singulière! dans aucune de ces lettres, Voltaire 
ne parle de la Saint-Barthélemi et ne permet de 
supposer que cette journée lui occasionnât le moindre 
chagrin ou le plus petit accès de fièvre. Ce si- 
lence n'est-il pas la réfutation la plus accablante des 
puériles assertions de ce de Villette, et de Wagnière, 
dont Duvernet lui-même s'est vu obligé de rejeter le 
témoignage? C'est un fait incontestable que Buffon pos- 
sédait le don des larmes ; Rousseau s'est vanté d'en 
avoir été gratifié de bonne heure. Voltaire avait reçu 
de la nature le même privilège. Il pleurait, nous l'avons 
vu, quand il le voulait, aussi facilement qu'un enfant. 
Il ne lui était pas plus difficile de contrefaire le malade, 
et même le moribond, au point de tromper un médecin, 
au rapport de Wagnière lui-même (p. 75). S'il a versé 



114 VOLTAIRE 

tant de larmes inutiles sur des malheurs irréparables, 
comment l'excuser d'avoir été si insensible au récit des 
malheurs de ses amis qu'il lui était donné de soulager 
sans se gêner? 

En vain Condorcet avoue que Voltaire était dominé 
par le sentiment d'une bonté active; que l'amour de la 
gloire ne fut jamais en lui qu'une passion subordonnée 
à la passion plus noble de l'humanité, et que des se- 
cours à des gens de lettres, des encouragements à des 
jeunes gens en qui il croyait apercevoir le germe du 
talent, absorbaient une grande partie de sa fortune. En 
vain Duvernet (p. 392) nous dit qu'il joignait toujours 
à ses dons l'art extrêmement rare de savoir obliger, 
et qu'on le voyait voler au-devant des besoins de beau- 
coup d'hommes de lettres, et les obliger pour le seul 
plaisir de les obliger. En vain M. Aubert de Vitry, dans 
le Dictionnaire de la Conversation, à l'article Voltaire, 
a cru que soulager, servir les malheureux était un be- 
soin pour lui. En vain, dans la Galerie française, à 
l'article Voltaire, M. Ber ville prétend à son tour qu'il 
ne refusa jamais un service qui fût en son pouvoir. 
Nous avons mis et cette philosophie, et cette huma- 
nité, et cette délicatesse à une terrible épreuve. N'est-il 
pas permis de conclure, comme le fit un jour Gollini, 
que nous devons maintenant savoir à quoi nous en te- 
nir sur ces belles passions et ces nobles sentiments qui 
n'inspirèrent que de jolies phrases, de séduisantes 
maximes, un charlatanisme aussi superbe que stérile? 



ET LES PERSONNES GENEES. 11& 



VI. — Voltaire et les personnes gênées. 

La pénurie dans laquelle Voltaire vient de laisser 
ses aides de camp et ses cordons bleus va nous aider 
à prouver qu'il ne dut pas gâter les personnes gênées 
qui lui furent recommandées, ou qui osèrent s'adresser 
Spontanément à lui.^ 

Ayant appris qu'une demoiselle Damfreville était à 
Paris dans un extrême besoin, Voltaire pria TabbéMous- 
sinot de lui prêter 100 francs dont il avait le reçu dès 
le 10 janvier 1738. 

Le 20 décembre de la même année, il envoya à Mau- 
pertuis une somme de 100 francs pour une Laponne. 

Dans son Commentaire historique, il se vante aussi 
d'avoir terminé un procès en payant de ses deniers la 
vexation qui opprimait ses pauvres vassaux, et il cite la 
lettre qu'il adressa à l'évèque d'Annecy pour se plaindre 
d'un curé qui avait suscité un procès à ses vassaux 
pour obtenir d'eux ce qu'il croyait avoir le droit d'exi- 
ger, et qu'ils refusaient de payer. Wagnière (p. 39) dit 
à ce sujet : « Le curé ayant fait mettre en prison à Gex 
les deux plus notables paysans de. la communauté de 
Ferney qui se trouvaient dans l'impossibilité de payer 
ce qu'il exigeait d'eux, M. de Voltaire m'envoya reti- 
rer ces deux malheureux laboureurs, et porter la 
somme, qui se montait à 2,100 livres. Elle ne lui a 
été remboursée que dans l'espace de vingt ans, sans 
intérêts, par la jouissance d'un petit marais, qui lui fut 
concédée pour ce terme par la commune de Ferney. 



116 VOLTAIRE 

L'origine de cette affaire venait d'une dîme que ce curé 
se croyait en droit de lever sur des pièces de terre de 
Ferney. 11 y avait litige depuis plusieurs années, et les 
frais du procès avaient plus que triplé la redevance exi- 
gée des paysans. » 11 n'appartenait qu'à un tribunal de 
terminer cette affaire. Voltaire aimait à se faire payer 
la dîme; il ne pouvait en déposséder un curé. Sans 
doute celui-ci recourut à des voies peu dignes de son 
caractère; mais il n'en avait pas ipoins la loi pour lui. 
Si Voltaire intervint dans ce débat, il est évident qu'il 
perdit peu de chose, et que sa conduite ne fut ni aussi 
généreuse, ni aussi noble qu'il semble l'annoncer dans 
son Commentaire historique. 11 ne s'était fait aucun 
scrupule d'envoyer et un violon de l'Opéra et un juif 
de Berlin en prison. 

Dans le même ouvrage et dans sa correspondance, il 
vante à l'envi ses procédés envers la famille Grassi. 
C'est une nouvelle exagération. Six frères du nom de 
Crassi étaient obérés de dettes ; comme ils étaient mi- 
neurs, des Jésuites d'Ornex obtinrent des lettres patentes 
qui les autorisaient à acheter un domaine appartenant 
à ces mineurs. La vente avait été régulière. Plus tard 
les mineurs voulurent rentrer dans leur bien en vertu 
du retrait lignager. Sur l'ordre de leur général, les 
Jésuites n'opposèrent aucune résistance, suivant une 
lettre de Voltaire à La Chalotais, du 17 mai 1762. Tout 
se fit légalement. Voltaire affecta de parler de l'acqui- 
* sition des Jésuites comme d'une usurpation. Il est évi- 
dent qu'ils n'avaient agi que loyalement. Si Voltaire 
prêta de l'argent aux frères Crassi pour recouvrer leur 
propriété, il n'avait rien à risquer, puisqu'ils étaient 



ET LES PERSONNES GÊNÉES. 117 

solvables. Wagnière (p. 55) certifie qu'ils lui rembour- 
sèrent la plus grande partie de ses fonds, et que Vol- 
taire leur remit le restant. Cette dernière assertion est 
inadmissible. On ne peut croire que des gens assez 
riches pour acheter, suivant le Commentaire historique, 
un joli domaine qui avait été entre les mains des Jé- 
suites, eussent consenti à un pareil cadeau, et que 
Voltaire eût imaginé de secourir des personnes qui 
n'avaient pas besoin de ses bienfaits. 

Maintenant à nous deux, Wagnière. « On ignore 
peut-être, dit-il (p. 66), que dès l'instant qu'on eut 
appris à Genève la nouvelle de la perte de la bataille 
de Rosbach, M. de Voltaire écrivit à son banquier à 
Berlin de donner de sa part aux officiers français bles- 
sés et prisonniers l'argent dont ils pourraient avoir 
besoin, et de leur rendre tous les services qui dépen- 
draient de lui. Il prit même aussi la liberté d'en recom- 
mander quelques-uns particulièrement au roi de 
Prusse. » Ces ordres furent-ils exécutés? Combien coû- 
tèrent-ils à Voltaire ? Le silence de Wagnière sur ces 
détails rend son assertion insignifiante, puisqu'il nous 
met dans l'impossibilité d'apprécier le mérite de Vol- 
taire dans cette circonstance. 

Même remarque à faire sur ces lignes (p. 32) : 
« En nil, il y eut une très grande disette dans le pays 
de Gex. M. de Voltaire fit venir beaucoup de blé de la 
Sicile, qu'il distribua aux habitants à un prix au-dessous 
de l'achat. » Wagnière ajoute qu'il s'agissait de deux 
cents coupes de blé de Sicile, mais il nous laisse igno- 
rer le prix de la coupe et la perte que supporta Vol- 
taire. 

7. 



118 VOLTAIRE 

Wagnière continue (p. 40 et 41) : « Je crois devoir 
rapporter ici quelques autres traits du même genre, et 
également propres à donner une idée du caractère de 
M. de Voltaire et de sa conduite, non seulement envers 
les vassaux de ses domaines, mais envers tous les 
malheureux qui s'adressaient à lui, et qui ne Tétaient 
pas devenus par leur inconduite. 

« Dans Tannée 1159, ayant un jour appris qu'un 
habitant de Tourney avait été mis en prison à Genève 
pour dettes, il m'envoya pour l'en faire sortir. J'avais 
déjà terminé avec le citoyen de cette ville qui Tavait 
fait incarcérer, lorsque tous les autres créanciers de cet 
homme vinrent sur-le-champ le faire écrouer de nou- 
veau. Je courus faire part de cet incident à mon maître, 
qui s'engagea de payer toutes les dettes de ce paysan, 
qui se montaient à plus de 2,000 écus. Je portai Tar- 
gent nécessaire, môme celui pour les frais d'emprison- 
nement. Après l'élargissement, cet homme passa une 
reconnaissance à son libérateur, qui ne voulut exi- 
ger d'intérêts pour un certain nombre d'années, et qui 
n'a été remboursé qu'en partie au bout de plus de seize 
ans. » Malheureusement ce récit n'est pas vrai. Il s'agit 
ici de l'affaire de Bétems, si enjolivée par une requête 
de Voltaire que nous avons reproduite. Une note du 
président de Brosses nous a appris ce qu'il faut pen- 
ser de ce langage pharisaïque. Wagnière a donc écrit 
sur de mauvais rapports, ou a menti impudemment, 
ce qui est aussi probable; car il est difficile d'admettre 
que Voltaire eût chargé un scribe de dix-neuf ans d'une 
négociation aussi délicate et aussi difficile. 

Wagnière : « Une veuve des environs de Ferney, 



ET LES PERSONNES GÊNÉES. 119 

mère de deux jeunes enfants, étant vivement poursui- 
vie par ses créanciers, eut recours à M. de Voltaire, qui 
non seulement lui prêta de l'argent sans intérêts, mais 
lui paya encore d'avance la rente de quelques fonds de 
lerre qu'elle ne pouvait ni faire exploiter ni louer à 
personne, et qu'il se chargea de mettre en valeur. Ces 
terres n'en ayant pas moins été mises en vente quel- 
que temps après par voie de justice, il se rendit adju- 
dicataire, et en fit porter le prix très haut pour le pro- 
fit de cette veuve et de ses enfants. De plus, il les logea 
longtemps' gratis dans une de ses maisons ; et au bout 
de quelques années, cette femme, par la plus noire in- 
gratitude, lui fit perdre non seulement tout l'argent 
qu'il avait payé pour elle, mais encore beaucoup d'autre 
par la chicane, outre tous les fonds achetés dont elle 
vint à bout de se remettre en possession par le moyen 
de sa fille. » Impossible de deviner ce que donna et per- 
dit Voltaire dans cette affaire. Il est certain qu'il était 
de son intérêt de soutenir ses vassaux pour en attirer 
d'autres par l'espoir de trouver en lui un protecteur. 
C'est ainsi qu'il put facilement avancer des fonds qui 
étaient garantis par les terrains de sa débitrice. Il lui 
en coûtait peu de cultiver ces terrains, s'ils étaient 
abandonnés ; s'il l'a fait, il faut l'en louer. Sa débitrice 
a eu assurément grand tort de ne pas lui payer son tri- 
but de reconnaissance. Mais des contradictions vien- 
nent tellement obscurcir ce récit, qu'elles forcent de 
douter de son authenticité. Comment admettre que la 
susdite veuve ait pu légalement se faire rendre une pro- 
priété vendue légalement et loyalement? On est tenté 
de croire que c'est par suite d'une plainte de lésion 



UO VOLTAIRE 

qu'elle est parvenue i ce bat. IL est probable qu'elle 
a\att la justice poar elle. Etes Dors Voltaire ne joue pas 
ici le beau rôle. 11 s'est vainement rendu adjudicataire, 
et il n'a pas poussé trop haut les enchères de l'adjudi- 
cation. Pur conséquent Wo^nière a de nouveau menti, 
ou esc tombé dans une ineptie inexplicable. 

Même conséquence à tirer de ces lignes : c Une 
chose à peu près semblable lui airiva avec une autre 
personne à qui il avait prêté !.4MM> écus. » 

Wasnière : c Une veuve de Feraey„ très pauvre, 
dont un des fils était élevé chez M. de Voltaire, avant 
une maison qui était absolument en raine, il la lui fit 
rebâtir, et fit don au jeune homme de tout ce que lui 
avait coûté cette reconstruction, par un billet de sa 
main, que je remis i ce dernier. # 

c 11 a aussi fait bâtir et donné des maisons, por- 
tions de maisons et de terrains à bien des paysans de 
Ferney. j Toujours des phrases et point de chiffres. 
Or. sans chiffres, ces deux assertions n'ont aucune va- 
leur. 

A la vérité, en voici : « Un habitant de Ferney, qui 
lui devait 600 livres par obligation, lui faisant part, en 
ma présence, d'un petit malheur qui venait de lui arri- 
ver, obtint sur-le-champ de M. de Voltaire la remise de sa 
dette. » Que le lecteur se rappelle la conduite de Voltaire 
envers ses courtiers, ses correspondants, ses amis in* 
Unies, et qu'il décide si l'autorité de Wagnière lui suffit 
pour admettre que Voltaire ait d'un mot remis une 
créance de 600 livres à un paysan, donné des terrains 
et des maisons à ses vassaux, qui devaient assurément 

itre moins chers que les gens de lettres qui s'adres* 



ET LES PERSONNES GENEES. 121 

sèrent à lui au jour de la tribulation, et qu'il était de 
son honneur de secourir. 

Wagnière clôt ainsi son procès-verbal (p. 42) : « Il 
me serait difficile de rapporter toutes les actions par- 
ticulières de bienfaisance de M. de Voltaire. » Je le 
crois, si elles étaient toutes du genre des précédentes. 

Wagnière : « Il les faisait si simplement et si sin- 
gulièrement, que Ton ne pouvait même s'en douter. » 
Rien de plus certain, car personne ne se serait douté 
que Voltaire exigeât des reçus des aumônes qu'il dai- 
gnait accorder, et qu'il eût l'intention de donner l'ar- 
gent qu'il ne prêtait que sur bon contrat et sur hypo- 
thèque. 

Wagnière : « En faisant du bien, il avait encore l'art 
de ménager l'amour-propre de ceux qu'il obligeait. » 
Malheureusement ses reçus, ses lettres, ses registres, 
son Commentaire historique attestent le contraire. 

Wagnière : « Je suis bien aise de trouver ici l'occa- 
sion de confondre un peu la calomnie, en rendant hom- 
mage à la vérité. » Wagnière aurait dû choisir d'autres 
vérités pour confondre la calomnie; ce n'est pas avec 
des mensonges, des invraisemblances, des absurdités 
qu'on la réduit au silence. Il ajoute : « Je défie qui que 
ce soit de me démentir sur les faits que je rapporte. » 
Je crois l'avoir fait, grâce à ses contradictions. 

Encore du Wagnière : « Il y a bien, il est vrai, des 
personnes que je connais qui ont eu part à sa munifi- 
cence et à ses secours, mais qui se sont bien gardées 
de lui en témoigner quelque reconnaissance; au con- 
traire... » Dans ce cas, Wagnière devait les démasquer, 
puisque leur ingratitude l'y autorisait; et comme il les 



122 VOLTAIRE 

connaissait, il aurait parlé de ces ingrats probable- 
ment avec plus d'exactitude et de bon sens qu f il ne 
Ta fait des paysans dont il nous dévoile le tableau. 11 
faut le blâmer d'avoir négligé de profiter de cette belle 
occasion pour confondre la calomnie, et pour justifier 
son maître des accusations dont il était l'objet. 

Voici enfin son dernier mot : « Il faut dire comme 
Arlequin : Attendons un peu, Dieu permettra que tout 
se découvre. » La comparaison ne manque pas d'à- 
propos. Je loue Wagnière de sa sincérité. Malheureu- 
sement personne n'a répondu à son attente. Quelles que 
soient les découvertes qu'on fasse, je suis persuadé 
qu'elles ne seront pas la glorification de Voltaire. Il 
faut qu'il ait fait bien peu d'actes de bienfaisance, puis- 
que sa correspondance si volumineuse en fournit un si 
petit nombre. Collini, M me de Graffigny, Condorcet n'en 
citent aucun. Le marquis de Luchet (t. I, p. 120) n'a pu 
reproduire que cette anecdote : « Un homme lui em- 
prunta un jour 16,000 livres, avec promesse de lui 
remettre au bout de quinze jours un contrat pour sa 
sûreté. Quinze mois se passèrent sans que le prêteur 
fût nanti. Impatienté de ces lenteurs qui avaient mau- 
vaise grâce : « Monsieur, lui dit-il d'un ton brusque, 
je vous donne les 16,000 livres; mais dorénavant je 
ne vous prête pas un sou sans hypothèque. » Ce serait 
se moquer du lecteur que de réfuter un pareil conte. 

Néanmoins Duvernet (p. 115) n'a pas manqué de le 
reproduire. Voici ce qu'il nous donne pour pendant 
(p. 392) : « Un jeune officier avait passé quelques jours 
à Ferney, et, faute d'argent, ne pouvait rejoindre son 
régiment. Voltaire soupçonne son embarras : « Vqus 



ET LES PERSONNES GÊNÉES. 123 

« allez, lui dit- il, à votre régiment, permettez qu'un de 
« mes chevaux, pour se former, fasse la route avec 
« vous ; » et, lui mettant une bourse dans la main : 
« Je vous prie, ajouta-t-il, de vouloir bien vous charger 
« de sa nourriture. » Or, ou cet officier était dans l'in- 
fanterie, ou il servait dans la cavalerie. S'il était dans 
l'infanterie, il était accoutumé à faire ses étapes et n'a- 
vait pas besoin de cheval pour s'éloigner de Ferney. 
S'il servait dans la cavalerie, .il devait avoir un cheval 
dans les écuries de son escadron. Pour se rendre à son 
poste, un cheval devenait une charge pour lui, puisque, 
pour le nourrir en chemin et le renvoyer ensuite par un 
exprès, il lui en eût plus coûté qu'en prenant le coche. 
C'est cependant ce qu'il a dû faire, puisque Duvernet 
parle d'un cheval prêté et non donné pour un voyage. 
Je crois qu'un officier ne relèverait pas cette platitude 
sans se moquer du narrateur. 

Duvernet (p. 321) continue : « Racontons encore, 
pour édifier les ennemis du philosophe, un fait long- 
temps ignoré et qui l'eût été toujours, si les bonnes 
gens qui furent l'objet de sa bienfaisance n'avaient 
trahi son secret. Un laboureur, étranger à ses terres, 
perdit au parlement de Besançon un procès qui le ruina 
entièrement. Dans son désespoir, il vint, avec sa femme 
et ses enfants, implorer Voltaire qui, dans toute la 
France, jouissait d'une grande réputation de bienfai- 
sance. Le secours qu'il réclamait était pour appeler de 
l'arrêt qui le condamnait et le ruinait. Au récit du mal- 
heur de ces bonnes gens, Voltaire verse des larmes, 
prend leurs papiers, les confie à Christin, son bailli, le- 
quel, après un examen réfléchi, fut d'avis que c'était 



124 VOLTAIRE 

une bonne cause que ces infortunés avaient perdue, et 
que les nullités de la procédure donnaient voie à un 
appel. A ce rapport, Voltaire entre dans son cabinet, et 
en revient portant, dans le pan de sa robe de chambre, 
trois sacs de 1,000 francs chacun. « Voilà, dit-il à cet 
« infortuné laboureur, pour réparer les torts de la jus- 
« tice ; un nouveau procès serait un nouveau tourment 
« pour vous ; si vous faites sagement, vous ne plaiderez 
« plus, et si vous voulez vous établira Ferney, je m'oc- 
« cuperai de votre sort. » Quoique cette anecdote ait 
été adoptée par Mallet et par Palissot, qui dit dans son 
Éloge de Voltaire avoir vu le médaillon que fit graver 
d'Argental pour en conserver le souvenir, je me permet- 
trai de ne pas l'adopter aveuglément. Voici pourquoi. II 
n'est pas probable que Voltaire ait eu besoin des lu- 
mières de son bailli pour examiner et juger cette affaire. 
Il n'est pas probable non plus qu'il ait renoncé à la 
voie d'un appel, s'il était persuadé d'y gagner le procès 
perdu en première instance. 11 aimait trop à s'immiscer 
dans les débats pour dédaigner de laisser plaider une 
bonne cause pour laquelle il aurait facilement trouvé un 
avocat capable et complaisant, qui eût exigé peu d'ho- 
noraires. Puis comment admettre que Voltaire eût donné 
tout de suite 3,000 francs à des gens qu'il n'avait jamais 
vus, tandis qu'il laissait tous ses amis intimes dans le 
besoin? Sur un fait aussi peu vraisemblable, il n'est pas 
permis de s'en rapporter à l'autorité de Mallet, que nous 
avons trouvé si éloigné de la vérité et du sens commun, 
pas plus qu'à celle de Duvernet, dont les Mémoires de 
Bachaumont, du 25 octobre 1786, et le Magasin ency- 
clopédique (iv e année, 1. 1, p. 316) ont parlé avec tant 



ET LES PERSONNES GÊNÉES. 125 

de mépris, et dont Voltaire lui-même ambitionnait peu 
le suffrage. 

Quant à Palissot, voyons s'il mérite le même blâme. 
Il dit dans son Éloge historique de Voltaire : « Sou- 
vent il allait au-devant des malheureux ; il les prévenait 
par ses bontés, en leur épargnant l'embarras de la 
demande. S'ils étaient dans le cas de ne point recevoir 
à titre de don, il leur prêtait sans intérêt, et même en 
les dispensant de la reconnaissance. Ce n'était pas des 
sommes légères qu'il hasardait ainsi. Un gentilhomme 
des environs de Genève, décoré dans le service, nous a 
dit à nous-mème que Voltaire lui avait prêté de la ma- 
nière la plus noble une somme de 30,000 livres, dans 
un temps où il paraissait peu vraisemblable que cet 
officier fût jamais à portée de s'acquitter. A l'égard des 
personnes à qui leur situation ne permettait ^)as de 
rendre, il les secourait par des libéralités entières et 
absolues. Plusieurs de ces bienfaits passaient par les 
mains de M. d'Argental. Il est quelques gens de lettres 
qui en ont reçu de considérables ; on n'attendait pas 
d'eux qu'ils les publiassent; on souhaitait seulement qu'ils 
parussent ne les pas oublier. 11 ne tira d'autre ven- 
geance d'un homme qui avait passé une partie de sa vie 
à le calomnier, qui était tombé dans l'indigence, et qui 
lui offrait de rétracter ses calomnies par un acte public, 
que de refuser la rétractation et d'envoyer à ce malheu- 
reux un présent de 50 louis. » Autant de mots, autant 
de mensonges ou d'absurdités. 1° Tout ce qui précède 
démontre que Voltaire n'allait jamais au-devant des 
malheureux ; qu'il leur donnait le moins possible ; 
qu'il était impatient de recevoir des témoignages de 



lie VOLTAIRE 

leur reconnaissance, et qu'il ne cessait de leur re- 
procher leur ingratitude. — 2° Il serait ridicule d'ad- 
mettre que Voltaire eût prêté sans garantie 30, 000 livres 
à un officier insolvable, lorsque, toute sa vie, il ne 
plaça aucuns fonds entre les mains de sa famille, de 
ses amis intimes, de son secrétaire, sans exiger des 
contrats ou des billets. — 3° Sa correspondance prouve 
qu'il ne chargea pas d'Argental de distribuer des au- 
mônes ou des secours en son nom. — 4° Il est avéré 
qu'aucun homme de lettres ne reçut de lui des libé- 
ralités considérables. — 5° Il n'avait pas l'habitude 
de rendre le bien pour le mal. Loin de détester les 
louanges, il les provoquait. Il avait soin de réclamer 
des panégyriques ostensibles de tous ceux qu'il avait 
daigné obliger, ou qu'il avait été forcé de gratifier. 
L'enthousiasme de Palissot n'est donc que de la puérile 
crédulité ou de l'imposture inqualifiable. 

Quand même on s'en rapporterait aveuglément à la 
parole de Wagnière, de Luchet, de Duvernet et de Pa- 
lissot, la gloire de Voltaire n'y gagnerait pas beaucoup. 
Les libéralités que nous venons d'examiner ne pour- 
raient guère être considérés que comme « des émotions 
passagères, des surprises, des élans, des soubresauts, 
pour ainsi dire, de vertu et d'ardeur, » dirai-je avec 
un polémiste. 

Motivons notre appréciation et notre réserve. Pour 
cela, hâtons-nous de représenter le budget que Voltaire 
allouait aux pauvres. 



ET LES PAUVRES. 127 



VIL — Voltaire et les pauvres. 
En ce temps-là 

La pauvreté, pâle, au teint blême, 
Aux longues dents, aux jambes de fuseaux, 
Au corps flétri, mal couvert de lambeaux, 
Fille du Styx, pire que la mort même, 
De porte en porte allait traînant ses pas : 
Monsieur Labat la guette cl n'ouvre pas. 

Ce M. Labat était un Français qui, par une honnête 
industrie et par un travail estimable, s'était procuré 
une fortune de plus de 2 millions. Voltaire n'était pas 
moins riche. Il a reconnu que 

Deux fois par jour il faut qu'un mortel mange (1). 

Fera-t-il comme M. Labat, lorsqu'il verra à sa porte cette 
pauvreté dont il a dépeint les horreurs? L'auteur d'É- 
mile disait : « Si j'étais riche, je serais insolent et bas, 
sensible et délicat pour moi seul, impitoyable et dur 
pour tout le monde, spectateur dédaigneux des misères 
de la canaille, car je ne donnerais plus d'autre nom aux 
indigents, pour faire oublier qu'autrefois je fus de leur 
classe. » Voltaire se flatta d'avoir été plus compatissant. 
S'il faut s'en rapporter à sa correspondance, les pauvres 
étaient plus soulagés dans sa maison qu'en aucun cou- 
vent que ce pût être (2) ; de sorte qu'il n'y eut plus de 

(1) La Guerre civile de Genève, ebant v. — Œuvres de Voltaire, t. XII, 
p. 298. 

(2) Lettre à DamilaviUe, du 8 février 1768. 



1 28 VOLTAIRE 

pauvres à Ferney (1), non pas même un seul pauvre (2). 
C'est pourquoi, lorsqu'il écrivit son testament, il ne 
légua 300 livres aux pauvres de sa paroisse que dans 
le cas où il y en aurait. Mais s'inquiéta-t-il du sort des 
pauvres des autres localités? 

« Il n'y a point de religion, a-t-il dit au chapitre VII 
de son Essai sur les mœurs, dans laquelle on n'ait re- 
commandé l'aumône. La mahométane est la seule qui 
en ait fait un précepte légal, positif, indispensable. 
L'Alcoran ordonne de donner 2 1/2 0/0 de son revenu, 
soit en argent, soit en denrées. » Au chapitre CXXXIX du 
même ouvrage, il a remarqué que les peuple schisma- 
tiques n'ont jamais donné des preuves de charité et 
d'héroïsme comparables à celles de la communion ro- 
maine, et que c'est à elle seule que l'on doit les hôpi- 
taux, les couvents, toutes les institutions religieuses 
qui font le plus de bien à l'humanité. Mais il s'est étran- 
gement mépris sur la cause de ces effets admirables 
devant lesquels avaient expiré ses sarcasmes. Le 20 jan- 
vier 1769, il mandait à M m0 du Deffand : « Vous médites 
que vous ne voulez pas être aimée par charité : vous 
ne savez donc pas que ce grand mot signifie orginaire- 
ment amour en latin et en grec; c'est de là que vient 
mon cher, ma chère. Les barbares welches ont avili 
cette expression divine; et de charitas ils ont fait le 
terme infâme qui parmi nous signifie l'aumône. » Par 
les Welches, Voltaire désignait ses compatriotes, la 
nation qui s'est le plus incorporé l'esprit du christianisme 



(1) Lettre à d'Argèntal, du 30 janvier 1761. 

(2) Lettre à Saint-Lambert, du 7 mars 1769. 



ET LES PAUVRES. 129 

dans son langage comme dans ses mœurs. En rejetant 
la charité, le mobile de toutes les actions qu'il avait 
louées, Voltaire s'appliquera-t-il à faire oublier tout ce 
qu'avait enfanté cette vertu? 

Dans son Dictionnaire philosophique, à l'article Job, 
il adresse ces paroles à Job : « Bonjour, mon ami Job. 
J'ai été beaucoup plus riche que toi. Aucun de tes pré- 
tendus amis ne te prête un écu. Quoique j'aie perdu une 
grande partie de mon bien, je ne t'aurais pas traité 
ainsi. Rien de plus commun que gens qui conseillent, 
rien de plus rare que ceux qui secourent. C'est bien la 
peine d'avoir trois amis pour n'en pas recevoir une 
goutte de bouillon, quand on est malade! Je les aurais 
condamnés pour n'avoir point secouru leur ami. » Dans 
le même Dictionnaire philosophique, à la section pre- 
mière du mot Fertilisation, il écrit ces mots : « Le 
nombre des mendiants est prodigieux, et, malgré les 
lois, on laisse cette vermine se multiplier. Je deman- 
derais qu'il fût permis à tous les seigneurs de retenir et 
' faire travailler à un prix raisonnable tous les mendiants 
robustes, hommes et femmes, qui mendieront sur leurs 
terres. » Dès 1749, dans ses Einbellissejnents de Paris, 
il voulait qu'on condamnât au travail les « indigents 
fainéants qui ne fondent leur misérable vie que sur le 
métier infâme et punissable de mendiants, et qui con- 
tribuent à déshonorer la ville. » Au chapitre XI de 
la II e partie de son Histoire de Russie, il a loué Pierre 
le Grand d'avoir délivré les villes « de la foule odieuse 
de ces mendiants qui ne veulent avoir d'autre métier 
que celui d'importuner ceux qui en ont, et de traîner 
aux dépens des autres hommes une vie misérable et 



180 VOLTAIRE 

honteuse... » N'était-ce pas ressusciter le turpisegestas 
de l'antiquité? Dans tous ses écrits, Voltaire confond 
habituellement les gueux avec les pauvres. 

Voltaire rappellera-t-il dans sa vie privée l'humanité 
de l'auteur de l'article Job, ou la dureté de celui des 
mots Fertilisation, des Embellissements de Paris et de 
l' Histoire de Russie? Lisez attentivement toute sa volu- 
mineuse correspondance, vous n'y remarquerez aucun 
sentiment de générosité pour les pauvres. A Ferney 
comme à Cirey, à Berlin et à Paris, jamais il ne s'occupe 
des pauvres. A aucune époque il ne charge un ami dis- 
cret de distribuer des aumônes aux pauvres. Quand il 
leur jette un écu, c'est pour se débarrasser au plus vite 
de leurs importunités. 11 en agit ainsi avec tous les des- 
cendants de Corneille. Suivant Wagnière (p. 13), il 
donna un jour une pièce de 6 francs à un capucin avec 
autant d'ostentation que s'il lui eût remis une lettre de 
change d'une valeur considérable. Quelques Jésuites 
s'étani présentés pour lui demander ua asile, il leur fit 
demander s'ils voulaient lui servir de laquais et porter 
sa livrée, et les envoya chercher une retraite ailleurs,* 
au moyen de quelque secours, raconte Wagnière (p. 56), 
Cependant n'avait-il pas été content, en Angleterre, de 
recevoir un cadeau du roi? A Colmar, n'avait-il pas été 
obligé d'emprunter de l'argent à un ami? Dans un de 
ses voyages avec M me du Chastelet, une personne de sa 
connaissance n'avait-elle pas payé pour lui des frais de 
réparation de voiture, comme le prouve Longchamp 
(p. 139)? Sur son Livret, il consacrait 1,000 francs 
en aumônes, comme nous savons. Il paraît qu'il ne dé- 
passait pas cette somme. Elle était suffisante, s'il n'avait 



ET SA COLONIE DE FERNEY. 131 

en vue que les pauvres de Ferney. Songeait-il aux 
pauvres des autres pays? Non. Wagnière (p. 31) nous 
dit à ce sujet : « Il faisait beaucoup d'aumônes, non aux 
mendiants des rues et vagabonds, qu'il ne pouvait souf- 
frir, mais aux habitants des environs de Ferney, qui 
peuvent attester combien de secours ils recevaient de 
lui dans leurs besoins et dans leurs maladies. Il a payé 
longtemps pour l'instruction de quelques enfants 
suisses, dans les écoles de charité de Lausanne; mais 
une partie des ministres de cette ville lui ayant fait une 
querelle sur ce qu'il avait dit nouvellement du fameux 
Saurin, il fut si piqué qu'il discontinua les contribu- 
tions qu'il accordait à cet établissement respectable. » 
Cette dernière anecdote nous montre ce qu'il faut penser 
du désintéressement de Voltaire lorsqu'il faisait du bien, 
et nous amène à conclure qu'il était difficile d'obtenir 
quelque chose de lui, quand on n'égratignait pas l'épi- 
derme de sa vanité. 

Quand Voltaire prend la plume, il s'adresse au genre 
humain. S'agit-il de soulager l'humanité, l'homme n'est 
plus que le serf de ses terres; le monde, que le terri- 
toire de Ferney. Ses aumônes ne dépassaient pas les 
frontières de ses propriétés. Arrêtons-nous donc main- 
tenant pour contempler ce qu'il fit dans ce hameau, 
dont il enrichissait les pauvres du cent cinquante- 
deuxième de son superflu. 

VIII. — Voltaire et sa colonie de Ferney. 

Si j'avais une lyre, j'aimerais à faire l'épopée de 
Ferney. Je chanterais sa genèse obscure, ses dévelop- 



132 VOLTAIRE 

pements rapides comme l'éclair, l'étendue de son com- 
merce, les prodiges de son activité dévorante, l'enthou- 
siasme de ses spectacles, la gaieté de ses sociétés; 
puis je déplorerais avec amertume ses révolutions, ses 
catastrophes, sa ruine profonde, ruine prématurée 
comme celle de Babylone, de Tyr, de Troie, de Lacé- 
démone, d'Athènes, de Carthàge, s'il est permis de 
comparer les petites choses aux grandes. 
Hélas ! pauvre cité, 

Elle a vécu ce que vivent les roses, 
L'espace d'un matin. 

Cette éphémère destinée ne mérite-t-elle pas un regard 
de l'historien? 

La victoire, le commerce, l'opulence, la pitié, la puis- 
sance avaient eu leur métropole ; il était réservé à Fer- 
ney de devenir la capitale de l'esprit, dans un siècle où 
chacun avait et croyait avoir beaucoup d'esprit, où 
c'était une manie, une épidémie d'en étaler prodigieu- 
sement ; de sorte qu'à chaque instant on le voyait quit- 
ter les cours et les académies pour s'attabler dans un 
corps de garde ou s'asseoir nonchalamment sur la paille 
d'un bouge, et descendre quatre à quatre l'escalier de la 
mansarde pour courir dans les rues et les jardins, et 
retourner ensuite, brisé de fatigue, s'assoupir sur les 
éclredons des boudoirs ruisselants d'or et de pierreries. 
Tous les monarques s'empressèrent de reconnaître cette 
principauté; ils la saluèrent à l'envi comme la reine des 
nations, le flambeau de la civilisation; ce qu'elle abhor- 
rait, ils l'abhorraient; ce qu'elle aimait, ils l'aimaient; 
ce qu'elle aspirait à détruire, ils s'efforçaient de le dé- 



ET SA COLONIE DE FERNEY. 133 

trùire; ils lui envoyaient des courriers presque toutes 
les semaines ; ils donnèrent ordre à leurs ambassa- 
deurs de respecter toutes ses fantaisies, de favoriser 
toutes ses entreprises, d'oublier ses fautes. Les parle- 
ments avaient brûlé d'envie de sévir contre elle; mais la 
cour de France la laissait faire. L'évêque d'Annecy la 
menaçait de ses foudres; mais la ville éternelle, la ville 
aux sept collines, la ville du vicaire de Jésus-Christ to- 
lérait ses insolences continuelles, ses injures grossières. 
Des flots d'étrangers y affluaient sans cesse; ducs, ma- 
réchaux, gentilshommes, académiciens, présidents y 
coudoyaient l'avocat, l'officier, le prêtre, le robin, le 
journaliste; on eût dit que c'était le rendez- vous de 
quiconque quittait ses pénates. 

En effet, tout chemin conduisait alors à Ferney, 
comme on l'avait dit autrefois de Rome. Se proposait- 
on de parcourir Venise, Gènes, Florence ou Naples, on 
passait par Ferney. Était-on appelé à la cour de Post- 
dam, on s'arrêtait à Ferney. Désirait-on baiser les mules 
du pape, ou lécher les pieds de l'impératrice de Russie, 
on courait à Ferney. Se rendait-on en Allemagne, en 
Hollande ou en Belgique, on se détournait de sa route 
pour descendre de voiture à Ferney. Quel que fût le su- 
jet du départ, amour, intrigues, affaires, guerre, persé- 
cutions, plaisir, curiosité, santé, on faisait une halte à 
Ferney. Quand on était ennuyé de garder le coin du feu, 
et qu'on voulait respirer l'air de la campagne, sans 
savoir où flâner, on tombait inopinément à Ferney. 

Un vieillard paraissait courbé sous le faix des ans, 
appuyé sur une petite canne, paré de précieuses den- 
telles, enveloppé de superbes fourrures, la tète couverte 

8 



134 VOLTAIRE 

de la vénérable perruque à quatre marteaux, bien 
frisée, bien poudrée ; ses yeux brillaient comme des 
diamants ; son front rayonnait de joie, un sourire fin et 
léger comme celui des Grâces errait sur ses lèvres. 
C'était lui. A son aspect, c'était un flux et reflux de flat- 
teries, un assaut de magnificat, une conspiration d'é- 
loges longtemps ruminés, élaborés et répétés. On n'eût 
point osé l'aborder sans l'accabler de compliments ; le 
cérémonial engageait les dames à l'embrasser ; une ac- 
trice crut de son devoir de se jeter à ses genoux; 
il est vrai qu'il s'agenouilla aussi et lui demanda ce 
qu'on pouvait faire dans cette posture. On était pré- 
senté. 

Alors on se plantait à Ferney, on y mangeait, on y 
buvait, on y dormait, on s'y promenait, on y causait, 
on y dansait, on y jouait la comédie. Mais monsieur 
n'était plus visible. Les petites entrées étaient réser- 
vées aux princes, aux philosophes déjà célèbres; il ne 
manquait jamais de leur lire quelque chant de la Pucelle. 
Le soir, il riait volontiers avec tous ses hôtes; mais il 
se retirait de bonne heure pour se coucher, quoiqu'il 
fût toujours censé travailler ou souffrir. Il s'était beau- 
coup moqué de Desfontaines, de Jean-Baptiste Rous- 
seau, de Fréron, de Jean-Jacques Rousseau, de Nonotte 
et de ses critiques. 

Quand on avait pris congé de lui, on ne manquait 
pas de publier ce qu'on avait vu, et même ce qu'on 
n'avait pas pu admirer chez lui. C'était lui qu'on avait 
recherché à Ferney ; mais pour lui faire plaisir, on se 
croyait obligé de vanter tout ce qu'il avait fait à Fer- 
ney, car il prenait plaisir à conduire ses hôtes daas les 



ET SA COLONIE DE FERNEY. 135 

maisons qu'il y avait bâties, dans les terrains qu'il 
avait exploités. 

Qu'était-ce donc que Ferney avant l'arrivée de Vol- 
taire? Il convient d'avouer que sa fondation se perd 
dans la nuit des temps, et que les nuages les plus épais 
flous voilent ses faibles développements. Qui lui prêcha 
la foi? Qui posa la première pierre de sa chapelle? Qui 
éleva son manoir? Quel rôle joua-t-il sous les Mérovin- 
giens, les Carlovingiens, les Capétiens? Quelle part prit- 
il aux croisades, à l'affranchissement des communes? 
Telles sont les questions qu'il serait important d'exa - 
miner; mais aucun bénédictin n'ayant songé à les ap- 
profondir, nous nous bornerons à relater ce qu'était Fer- 
ney en 1758. 

Il y avait alors un château, une église, quelques 
maisons, par conséquent un noble, un prêtre, et un 
peuple ôtant son chapeau à M. le comte, marquis ou 
baron, et faisant un salut encore plus profond à M. le 
curé. Remarquait-on autre chose dans les villes de 
l'ancienne France? M. de Bonald exige-t-il davantage 
pour constituer un État? Ferney n'attendait donc pas 
un premier occupant. 

Voltaire prétend, dans son Commentaire historique, 
que sa passion avait toujours été de s'établir dans un 
eanton abandonné pour le vivifier. Il est certain, au 
contraire, que sa passion avait toujours été de s'établir 
à Paris, et que c'est après plusieurs années employées 
en vain à solliciter de la cour la permission de rentrer 
à Paris, qu'il se décida à chercher un domaine au meil- 
leur marché possible, et qu'il n'acheta Ferney qu'à une 
époque où il avait perdu tout espoir de venir se pros- 



13ô VOLTAIRE 

terner aux pieds du roi son seigneur, et de vivre dans 
les boudoirs de la favorite. De plus, cette passion innée 
ferait présumer que Voltaire désirait s'identifier avec la 
populace, mettre sa main dans la main calleuse du 
paysan en sabots, en blouse bleue et en bonnet de laine. 
Or, il nous apprend lui-même que nul n'avait plus d'a- 
version et de mépris pour ces classes nombreuses, qui 
gagnent leur vie à la sueur de leur front. « Nous ne 
nous soucions pas, mandait-il, le 13 auguste 1162, à 
Helvétius, que nos laboureurs et nos manœuvres soient 
éclairés. » Voilà pour l'instruction, voici pour le tra- 
vail : « Oui, disait-il, je crie contre les fêtes, je fais tra- 
vailler les fêtes. Il est abominable d'avoir soixante jours 
consacrés à l'ivrognerie. C'est une affaire dont tous les 
parlements devraient se saisir (1). Le roi devrait, je ne 
dis pas permettre les travaux champêtres ces jours-là, 
mais les ordonner. » Sevrer les ouvriers de toute ins- 
truction, leur supprimer leurs seules heures de repos 
et de bonheur, n'est-ce pas les assimiler à des bêtes de 
somme? Ces maximes de Voltaire ne suffisent-elles pas 
pour prouver combien il serait volontiers resté indif- 
férent au sort de quelques malheureux? 

Ferney était-il cet endroit où il avait toujours pensé 
à s'établir (2)? Dans son Commentaire historique, il 
n'en parle que comme d'un désert sauvage. Le 20 dé- 
cembre 1166, il se plaignait à M. Chardon de n'y avoir 
trouvé que des terres incultes, de la pauvreté, des 
écrouelles. S'il en eût été ainsi, pourquoi l'avait-il 



(1) Correspondance inédite de Voltaire avec de Brosses, p. 363. 
( fc 2j Lctlre à d'Argcntal, du 12 juin 1762. 



ET SA COLONIE DE FERNEY. 137 

acheté si cher? Un domaine en si mauvais état lui eût- 
il rapporté tout de suite ce qu'il se vantait d'en retirer? 

Du moment qu'il eut jeté un regard de pitié sur Fer- 
ney, il le couvrit du manteau de sa renommée, et s'ap- 
pliqua à le vivifier ; de sorte que le nom de Voltaire 
reste confondu avec celui de Ferney, et que nommer 
Ferney c'est rappeler Voltaire, comme se souvenir de 
Voltaire c'est se reporter à Ferney. 

Le 15 auguste 1760, Voltaire écrivait au roi Stanis- 
las : « Le devoir des princes et des particuliers est de 
faire, chacun dans son État, tout le bien qu'il peut 
faire. » En a-t-il agi ainsi à Ferney? 

Il commença par défricher des bruyères immenses, 
et il obtint du conseil du roi qu'on desséchât les ma- 
rais qui infectaient sa province et qui y portaient la 
stérilité (1). Ce soin le préoccupa longtemps. Le 1 er fé- 
vrier 1165, il mandait à Damila ville : « Vous ne savez 
pas ce que c'est que la manutention d'une terre qu'on 
fait valoir. Je rends service à l'État sans qu'on en sache 
rien. Je défriche des terrains incultes ; je bâtis des mai- 
sons pour attirer les étrangers ; je borde les grands 
chemins d'arbres à mes dépens, en vertu des ordon- 
nances du roi, que personne n'exécute. » Plus tard il 
implora les bontés de M. de Trudaine pour faire paver 
deux grandes routes qui traversaient Ferney ; sa de- 
mande lui fut octroyée (2). 

En même temps qu'il travaillait à défricher et à amé- 
liorer ses terres, il continuait à bâtir des maisons. En 
1767, dans sa lettre du 9 janvier à Montyon, il en comp- 

(i) Lettre à M n,e do Fontaine, du 1 er février 1761. 
(2) Lettre à M™« de Saint-Julien, du 12 juin 1776. 

8. 



UB VjLXAJBE 

tai: or.z.*. Le 2»> repternLr»* t7Tt r il partait à d'Àrgental 

•I-t wr.^r. ai javelles nuisHL-* qu'il venait de construire 
d* fjû-i ea oicable. En 1775. encore vingt autres de 
pierre •]■■: taille t . Il -jleva pour le marinais de Florian 
an papillon ija'il vaniaic comme plus lirais et plus joli 
qie crrlai 'le MjtIv : LieaiOc il en lit quatre ou cinq dans 
le ai^aie goût poar ceux qui les lai avaient deman- 
da J-. En 177S. il portait à quatre-vingt-quatorze le 
nori::.;- <Ie- habitations qu'il avait construites (S); car 
il î< ju fiiii par en commander à son maçon, comme 
d'-'ia-.i-es commandent uae paire de souliers à un cor- 
donr.ier, rapportent les Mémoires de Bachaumont, du 
2i tlficemtre 1774. 

C'est pourquoi, en 1777. dans une lettre où il rap- 
pelait a M. Le Pelletier de Morfontaine ces mots du 
livre premier de l'Enéide : 

il disait : « Ce vers de Virgile m'a coûté 1,500.000 H- 
vres. » Il y aurait sans doute beaucoup à rabattre de 
cotte addition. Mais il n'est pas moins vrai que la popu- 
lation avait augmenté. 

liés 1766, suivant sa lettre, du 20 décembre, à 
]H. Chardon, il croyait que son territoire était peuplé 
de trois fois plus d'habitants qu'en 1758. En 1169, il 
s<! flattait d'avoir quadruplé le nombre de ses parois- 
hieiis (V). A la vue de tout ce ramassis, en 1771, il ne 

(1) 1,'tti-ft a de Vaines, du i> septembre 1775. 
\"!. t l.«itr« h «l'Ar^cntal, du 2i octobre 1774. 
i:\, 1,1-itrft au môme, du 3 février 1778. 
d) Lettre a Saint- Lambert, du 7 mars 1768. , 



ET SA COLONIE DE FERNEY. 139 

craignit plus de parler de son hameau comme d'une 
ville (1). Qu'on juge de sa joie et de son orgueil en 
1178, où on pouvait y afficher un dénombrement de 
douze cents personnes, au lieu des quirante-neuf mal- 
heureux paysans qu'il avait trouvés dans la pauvreté, 
lorsqu'il y vint pour la première fois! Dans son Com- 
mentaire historique, il certifie qu'elles étaient toutes à 
leur aise, comme il l'avait dit à Berger, dès le 25 fé- 
vrier 176o. 11 n'avait rien épargné pour augmenter et 
le nombre de ses maisons et celui derses paysans. Nous 
avons vu que, quand ses revenus ne lui arrivaient pas 
à échéance, il supprimait la pension de ses neveux (2); 
tout l'argent qu'il attendait et qu'il recevait était tou- 
jours censé destiné à la prospérité de Ferney. Aussi en 
vint-il à confesser qu'il avait fait des efforts au-dessus 
de son état et de sa fortune (3). 

Comment pouvait-il dire qu'il servait l'État (4) en 
donnant au roi de nouveaux sujets? 

« Figurez-vous, disait-il à d'Argental, le 4 mai 1167, 
que j'ai fondé une colonie à Ferney; que j'y ai établi 
Ses marchands, des artistes, un chirurgien ; que je 
leur bâtis des maisons. » Il regardait cette entreprise 
comme la plus belle qu'on eût faite dans le mont Ju- 
ra (5). Ses nouveaux hôtes étaient des horlogers fran- 
çais ci-devant établis à Genève (6). Voltaire compta, le 
24 avril 1770, quarante ouvriers employés chez lui à 



(1) Lettre au duc de Richelieu, du 29 avril 1771. — (2) Idem» 

(3) Lettre à M ma de Saint-Julien, du 21 septembre 1772. 

(4) Le.tre à M-. du Deffand, du 23 avril 1770. — (5) Idem. 
(6) Lctlre à d'Argental, du 25 avril 1770. 



140 VOLTAIRE 

enseigner l'heure à l'Europe (1). Le lendemain, il par- 
lait de cinquante familles nouvellement recueillies chez 
lui (2). Quelques mois plus tard, il s'agissait de plus de 
cent Genevois avec leurs familles (3). Trois ans plus 
tard, c'était une colonie de cinq à six cents artistes (4). 
Pourquoi tous ces ouvriers tombaient-ils deux à 
deux, quatre à quatre au beau milieu de Ferney? Vol- 
taire nous l'apprendra. Le 11 mai 1170, il écrivait au 
cardinal de Bernis : « M. le duc deChoiseul établit une 
ville nouvelle à deux pas de mon hameau. On a déjà 
construit sur le lac de Genève un port qui coûte 
100,000 écus. Les bourgeois de Genève ont conçu une 
grande jalousie de cette ville, qui sera commerçante; 
et ils ont craint que je ne convertisse leurs meilleurs 
ouvriers, et que je ne transplantasse leurs ouailles dans 
un nouveau bercail, comme de fait la chose est arrivée. 
Il y eut beaucoup de tumulte à Genève, il y a trois 
mois. Les bourgeois assassinèrent quelques Genevois 
qui ne sont que natifs : les confrères des assassinés, ne 
pouvant se réfugier dans la ville de M. le duc de Choi- 
seul, parce qu'elle n'est pas bâtie, choisirent mon vil- 
lage de Ferney pour le lieu de leur transmigration ; ils 
se sont aussi répandus dans les villages d'alentour. Ce 
sont tous d'excellents horlogers ; ils se sont mis à tra- 
vailler dès que je les eu logés. Notre dessein est de rui- 
ner saintement le commerce de Genève, et d'établir 
celui de Ferney. » 

(1) Lettre à Hennin, du 24 avril 1770. 

(2) Lettre à d'Argental, du 25 avril 1770. 

(3) Lettre au duc de Richelieu, du 11 juillet 1770. 

(4) Lettre à d'Argental, du 24 octobre 1774. 



ET SA COLONIE DE FERNEY. 141 

La fortune tendait les bras à Voltaire ; il se garda bien 
de lui tourner le dos. II comprit tout le parti qu'il pouvait 
tirer de ces fatales circonstances. Dès que son plan fut 
conçu, il se hâta de l'exécuter et parvint à tout conver- 
tir en or. Il avait sous la main une colonie entière d'ex- 
cellents artistes en horlogerie; il commandait aussi à 
des peintres en émail (1). Il prêta de l'argent à tous ces 
ouvriers pour leur aider à travailler, et leur confia une 
manufacture de montres (2). Elle devint considé- 
rable (3) et attira une foule de marchands de toute 
espèce (4). II y en eut bientôt deux pour les montres et 
une troisième pour les étoffes de soie (5). Le commerce 
ayant pris du développement, on en compta plus tard 
quatre pour les montres et trois autres petites pour 
d'autres objets (6). En juillet 1772, on en remarquait 
surtout six, dont Une pour les blondes (7). Quelques 
mois plus tard, il était question d'une grande quantité 
de manufactures (8). 

Dans presque toutes ces manufactures, on ne fabri- 
quait que des montres; bien que faites en six se- 
maines (9), elles étaient très jolies, très bonnes et à 
bon marché (10). Toutes les conditions du succès se 



(i) Lettre au duc de Richelieu, du 11 juillet 1770. 

(2) Lettre à d'Argcntal, du 25 avril 1770. 

(3) Lettre à de la Borde, du 16 avril 1770. 

(4) Lettre au duc de Richelieu, du 11 juillet 1770. 

(5) Lettre à M m0 du Deffand, du 21 octobre 1770. 

(6) Lettre à d'Argental, du 20 septembre 1771^ 

(7) Lettres à M ra * de Saint-Julien, des 31 juillet et 21 septembre 1772. 

(8) Idem, 

(9) Lettre a de la Borde, du 16 avril 1770. 

(10) Lettre à de Bcrnis. du 11 mai 1770. 



14(2 VOLTAIRE 

trouvant réunies, ce fut Voltaire qui se chargea de la 
commission. Il surpassa tous les commis ou courtiers 
Le 16 mai 1110, il écrivait à d'Argental : « Je suis bien 
fâché que les prémices de ma manufacture ne puissent 
être acceptées. J'avais envoyé à M me la duchesse de 
Choiseul une petiie boite de six montres charmantes, 
et qui coûtent très peu. La plus chère est de 46 louis, 
et la moindre est de 12; tout cela coûterait le double à 
Paris. J'aurais voulu surtout que le roi eût vu les 
montres qui sont ornées de son portrait en émail, et de 
celui de M gr le dauphin. Je suis persuadé qu'il aurait 
été surpris et bien aise de voir que, dans un de ses 
plus chétifs villages, on eût pu faire, en aussi peu de 
temps, des ouvrages si parfaits. * Voltaire obtint la 
récompense due à sa courtoisie. Le roi acheta plusieurs 
montres et lui promit sa protection pour la nouvelle co- 
lonie (1), tant il avait été ravi de l'échantillon mis sur 
son compte par le duc de Choiseul (2) ! 

Celui-ci portait le plus vif intérêt à la prospérité de 
Ferney. Dès 1166, Voltaire lui disait : c Je vous dois 
tout, car c'est vous qui avez rendu ma petite terre 
libre. C'est par vous que mon désert horrible a été 
changé en un séjour riant; que le nombre des habi- 
tants est triplé, ainsi que celui des charrues, et que la 
nature est changée dans ce coin, qui était le rebut de 
la terre. » Le 1 juillet 1110, c'était à Dalembert qu'il 
en parlait en ces termes : « M. le duc de Choiseul me 
soutient de toutes ses forces, il fait son affaire de la 



(1) Lettre à de Bernis, du 11 mai 1770. 

(2) Lettre à d'Argental, du 22 juillet VlïQ. 



ET SA COLONIE DE FERNEY. 1U 

mienne; M mé la duchesse de Choiseul l'encourage en- 
core, et nous lui avons les dernières obligations. » 
Aussi, le 18 septembre 1769, envoya-t-il à cette dame 
les premiers bas de soie fabriqués à Ferney. Il ne cessa 
de se recommander à elle dans tous ses embarras. Le 
9 avril 1710, il lui écrivit : « A peine M*' Atticus-Cor- 
sicua-Pollion (le duc de Choiseul) a dit, en passant dans 
son cabinet : Je consens qu'on reçoive les émigrants, 
que sur-le-champ j'ai fait venir des émigrants dans ma 
chaumière. A peine y ont-ils travaillé, qu'ils ont fait 
assez de montres pour en envoyer une petite caisse en 
Espagne. C'est le commencement d'un très grand com- 
merce. J'envoie la caisse à M* r le duc par ce courrier, 
afin qu'il voie combien il est aisé de fonder une colo- 
nie, quand on le veut bien. Nous aurons dans trois 
mois de quoi remplir sept ou huit autres caisses. Je me 
jette à vos gros et grands pieds, pour vous conjurer de 
favoriser cet envoi, pour que cette petite caisse parte 
sans délai pour Cadix, soit par la terre (le texte de 
diverses éditions porte par Vair; c'est par erreur, 
autrement Voltaire aurait dit une absurdité), soit par 
la mer; pour que notre protecteur, notre fondateur, 
daigne donner les ordres les plus précis. J'écris pas- 
sionnément à M. de la Ponce (secrétaire du duc) pour 
cette affaire, dont dépend absolument un commerce de 
plus de 100,000 écus par an. Je glisse même dans mon 
paquet un placet pour le roi. J'en présenterais un à 
Dieu, au diable, s'il y avait un diable. » Le 23 avril, 
Voltaire apprit à d'Argental qu'il craignait beaucoup 
que sa caisse pour Cadix n'eût pas été favorablement 
accueillie du duc. Mais le 21 juillet suivant, il mandait 



144 VOLTAIRE 

au même d'Argental : « Je vous supplie de communi- 
quer à M. le duc de Choiseul mon étonnement, dont je 
ne suis pas encore revenu. J'avais pris la liberté d'en- 
voyer sous son enveloppe, en Espagne, une caisse des 
ouvrages de ma manufacture. Il daigna se charger de 
la faire passer par la poste à Bordeaux, et de l'adresser 
à un patron de vaisseau pour la rendre à Cadix; et 
voici qu'il m'envoie lui-même le reçu du patron : mon 
protecteur devient mon commissionnaire. » 

Sur ces entrefaites, il avait envoyé, le 5 juin, cette 
circulaire a tous les ambassadeurs : « Monsieur, j'ai 
l'honneur d'informer Votre Excellence que les bour- 
geois de Genève ayant -malheureusement assassicé 
quelques-uns de leurs compatriotes, plusieurs familles 
de bons horlogers s'étant réfugiées dans une petite 
terre que je possède au pays de Gex, et M. le duc de 
Choiseul les ayant mises sous la protection du roi, j'ai 
eu le bonheur de les mettre en état d'exercer leurs 
talents. Ce sont les meilleurs artistes de Genève; ils 
travaillent en tout genre, et à un prix plus modéré 
qu'en toute autre fabrique. Ils font en émail, avec beau- 
coup de promptitude, tous les portraits dont on veut 
garnir les boîtes des montres. Ils méritent d'autant 
plus la protection de Votre Excellence, qu'ils ont beau- 
coup de respect pour la religion catholique. C'est sous 
les auspices de M. le duc de Choiseul que je supplie 
Votre Excellence de les favoriser, soit en leur donnant 
vos ordres, soit en daignant les faire recommander aux 
négociants les plus accrédités. Je vogs prie, monsei- 
gneur, de pardonner à la liberté que je prends, en 
considération de l'avantage qui en résulte pour le 



ET SA COLONIE DE FERNEY. 145 

royaume. » Voltaire accabla de lettres non moins pa- 
thétiques toutes les personnes de sa connaissance. Le 
duc de Choiseul s'étant chargé de l'expédition des 
caisses de montres pour Rome, Voltaire manda, le 
11 mai 1710, au cardinal de Bernis : « La bonne 
œuvre que je supplie Votre Éminence de faire est seu- 
lement de daigner faire chercher par un de vos valets 
de chambre, ou par quelque autre personne de con- 
fiance, un honnête marchand établi à Rome, qui veuille 
se charger d'être notre correspondant. Je vous réponds 
qu'il y trouvera son profit. Les entrepreneurs de la 
manufacture lui feront un envoi dès que vous nous 
aurez accordé la grâce que nous vous demandons. » Le 
cardinal de Bernis n'ayant pas pris cette affaire à cœur, 
Voltaire lui écrivit de nouveau, le 28 décembre sui- 
vant : « Je ne peux m'empêcher de vous dire que vous 
m'avez profondément affligé. Je n'ai point mérité cette 
dureté de votre part; je m'en plains à vous avec une 
extrême douleur. Vous avez cru apparemment que ma 
colonie n'était qu'une licence poétique. Il n'y a point 
d'ambassadeur qui ne se soit empressé de nous procurer 
des correspondances dans les pays étrangers. Vous êtes 
le seul qui non seulement n'ayez pas eu cette bonté, 
mais qui ayez dédaigné de me répondre. Que vous en 
coûtait-il de faire dire un mot au consul de France que 
vous avez à Rome? J'attendais cette grâce de la bien- 
veillance que vous m'aviez témoignée. Si vous aviez 
voulu pour vous ou pour quelqu'un de vos amis quelque 
jolie montre aussi bonne que celles d'Angleterre, et qui 
aurait coûté la moitié moins, vous l'auriez eue en dix 
jours par la poste de Lyon. » En même temps Voltaire 

T. II. 9 



146 VOLTAIRE 

•pressait le duc de Praslin de faire parvenir des montres 
au dey et à la milice d'Alger, au bey et à la milice de 
Tunis (1). Il eut soin de recommander sa colonie à la 
bienveillance de l'impératrice de Russie, dont on grava 
le portrait sur des montres, comme on l'avait fait pour 
le roi et le dauphin ; en peu de temps, il lui expédia 
pour 39,238 livres d'orfèvrerie (î). Dans le Commen- 
taire historique, il régla son compte à 80,000 livres. 
Dès Tannée 1111, il eut la consolation d'entrer en rela- 
tion avec l'Espagne, l'Italie, la Russie, la Hollande (3). 
Il pénétra même dans les murs de Constantinople (4) ; 
et, en 1113, il finit par se faufiler dans la Turquie et 
jusque dans le Maroc (S) et l'Amérique (6). Ses lettres 
du G mai et du 18 octobre 1111, à la fameuse Cathe- 
rine, prouvent qu'il songeait à établir une succursale 
sur les frontières de la Tartarie et de la Chine. Mais il 
n'oubliait nullement Paris. Le 20 septembre 1111, il 
pria d'Argental de plaider éloquemment sa cause au- 
près des intendants des menus plaisirs du roi. Le 
9 septembre 1114, il traita aussi avec le célèbre 
L'Épine, horloger du roi. Il ne négligea rien non plus 
pour fournir des blondes de ses fabriques aux pre- 
mières maisons de modes de la capitale (1). 

Tant de démarches devaient être couronnées de 
succès éclatants. Voltaire avait espéré voir affluer 

(1) Lettre à d'Argental, du 26 septembre 1770. 

(2) Lettres à Catherine, des 22 décembre 1770, 30 avril et 19 juin 1771. 

(3) Lettre au duc de la Yriiliere, du 9 mai 1771. 

^4) Lettre au comte de Saint-Priest, du 17 juin 1771. 
(.">) Lettre à d'Argental, du 28 juin 1772. 

(6) Lettre à M mj du Dcffand, du 5 juin 1772. 

(7) Lettre à 31 rae do Saint-Julien, du 31 juillet 1772. 



ET SA COLONIE DE FERNEY. 141 

100,000 écus tous les ans à Ferney. Dès 1773, ses ma- 
nufactures envoyaient pour 100,000 livres de mar- 
chandises au bout du monde (1). En 1774, on fit un 
inventaire de 450,000 livres (2), et on ne désespéra 
pas de parler bientôt de 1 million (3). En 1776, il était 
question déjà de 600,000 livres (4). Ferney alors était 
vanté comme une ville et même une très jolie ville (5) ; 
on y comptait douze cents ârties (6) ; on y remarquait 
un médecin et plusieurs bourgeois qui avaient acheté 
des maisons de 6,000, de 12,000 livres et d'autres plus 
considérables (7). Tous les jours il y arrivait des 
artistes ; Voltaire leur bâtissait des. habitations et leur 
avançait de fortes sommes d'argent (8). Il leur procu- 
rait jusqu'à des lingots d'or (9); il se chargeait de 
tous leurs remboursements et de leurs affaires en souf- 
france dans les pays étrangers (10). Il obtint du roi 
qu'ils ne payassent aucun impôt (11) et qu'ils eussent 
toutes les facilités possibles pour leur commerce (12); 
de sorte que personne ne pouvait travailler mieux et à 
meilleur compte (13), et qu'il n'y avait qu'un tremble- 

(i) Lettre à M m * du Deffand, du 13 août 1773. 

(2) Lettre à de Vaines, du 5 septembre 1775. 

(3) Lettre à L'Epine, du 9 décembre 1774. 

(4) Lettre à M m * de Saint-Julien, du 12 juin 1776. 

(5) Lettre au duc de Richelieu, du 15 octobre 1776. 

(6) Lettre à do Bacquencourt, du 4 octobre 1776. 

(7) Lettre au marquis do Floriau, du 6 janvier 1777. 

(8) Lettre à d'Àrgental, du 28 juin 1773. 

(9) Lettre à do la Borde, du 16 avril 1770. 

(10) Lettre à d'Argental, du 28 juin 1773. 

(11) Lettre au duc de la Vrillicre, du 9 mai 1771, 

(12) Lettre à de Pomaret, du 14 octobre 1771. 

(13) Lettre à Catherine, du 22 janvier 1771. 



148 VOLTAIRE 

ment de terre qui fût capable de ruiner un établisse- 
ment si puissamment soutenu (i). Grâce à la protec- 
tion du duc de Richelieu et de M mc de Saint-Julien, dit 
Wagnière (p. 60), Voltaire avait la faculté de se servir 
de l'enveloppe du baron d'Ogny, intendant général des 
postes, pour expédier sans frais tous les objets d'horlo- 
gerie et de bijouterie qui seraient fabriqués à Ferney, 
dans toute la France et les pays étrangers, et même 
jusque dans la Turquie et le Maroc. 

Il est facile de deviner combien Voltaire devait 
rechercher la protection des ministres. Il avait recom- 
mandé ses manufactures avec une persévérance infati- 
gable au duc de Choiseul (2); celui-ci étant disgracié, 
Voltaire tâcha de capter la bienveillance de son succes- 
seur. Il crut que le duc d'Aiguillon avait juridiction 
sur Ferney. Aussi, le 20 septembre 1171, écrivit-il à 
d'Argental : « Si, dans l'occasion, mon cher ange peut 
faire quelque éloge de nos colonies à M. le duc d'Ai- 
guillon, il nous rendra un grand service. Figurez-vous 
que nous avons fait un lieu considérable d'un méchant 
hameau où il n'y avait que quarante misérables, dévo- 
rés de pauvreté et d'écrouelles. Loin d'avoir le moindre 
intérêt dans toutes ces entreprises, je me suis ruiné à 
les encourager, et c'est cela même qui mérite la pro- 
tection du ministère. Le simple historique d'un désert 
affreux changé en une habitation florissante et animée 
est un sujet de conversation à table avec des ministres. 
M. le duc de Choiseul avait daigné acheter quelques- 



(1) Lettre à M raa du Deffantl, du 8 août 1770. 

(2) Lcllro au duc de Richelieu, du 29 avril 1771. 



ET SA COLONIE DE FERNEY. 149 

unes de nos montres pour en faire des présents au nom 
du roi. Nos fabricants les vendent à un tiers meilleur 
marché qu'à Paris. Presque tous les horlogers de Paris 
achètent de nous les montres qu'ils vendent impudem- 
ment sous leur nom, et sur lesquelles ils gagnent non 
seulement ce tiers, mais très souvent plus de moitié. 
Tout cela très bon à dire quand on traitera par hasard 
le chapitre des arts. » Trois jours après, Voltaire char- 
gea le duc de Richelieu de la même commission,* en lui 
représentant sa colonie comme un objet de commerce 
intéressant pour l'État, et digne d'attirer l'attention du 
ministère. Mais il ne laissait pas d'être inquiet. Le 
H octobre, il manda à d'Argental : « Ma colonie, qui 
n'est plus protégée, me donne de très vives alarmes. 
Je me suis ruiné pour l'établir et pour la soutenir; j'ai 
animé un pays entièrement mort; j'ai fait naître le tra- 
vail et l'opulence dans le séjour de la misère, et je suis 
à la veille de voir tout mon ouvrage détruit. Je vous 
demande en grâce de parler à M. le duc d'Aiguillon ; 
vous le pouvez, vous le voyez tous les mardis; je ne 
vous demande point de vous compromettre, j'en suis 
bien éloigné. Je lui ai écrit, je lui ai demandé en géné- 
ral sa protection; j'ose dire qu'il me la devait; il ne 
m'a point fait de réponse; ne pourriez-vous pas lui en 
dire un mot? Il vous est assurément très aisé de savoir, 
dans la conversation, s'il est favorablement disposé ou 
non. Voilà tout ce que je conjure votre amitié de faire 
le plus tôt que vous pourrez dans une occasion si pres- 
sante. Si M. le maréchal de Richelieu était à Versailles, 
il pourrait lui en dire quelques mots, c'est-à-dire en 
faire quelques plaisanteries, tourner mon entreprise en 



l."0 VOLTAIRE 

ridicule, se bien moquer de moi et de ma colonie; mais 
mon ange sentira mon état sérieusement et le fera 
sentir. ;> Le 16 octobre, Voltaire pria aussi la duchesse 
d'Aiguillon de le rappeler au souvenir du duc. Il n'ou- 
blia pas non plus le duc de la Vrillière, dans le dépar- 
tement duquel se trouvaient le territoire de Ferncy et 
l'entreprise de Versoy (1). Enfin il finit par supplier le 
prince de Condé de ne pas l'abandonner (2). Dès que 
Turgot fut porté au faîte du pouvoir par le flot irrésis- 
tible de l'opinion, Voltaire tressaillit d'espérance, et 
pensa qu'une colonie, dont il ne croyait pas l'existence 
inutile au royaume, allait être encouragée (3). Le 24 oc- 
tobre 1114, il en parlait ainsi à d'Argental : c M. Tur- 
got ne m'a point écrit. Il m'a fait dire qu'il avait entre 
les mains la requête de ma colonie. J'attendrai le résul- 
tat de ses bontés. Je présume que vous verrez M. Tur- 
got à Fontainebleau, et que vous pourrez lui dire en 
général quelques mots qui réveilleront son attention 
pour un établissement digne en effet d'être protégé par 
lui. » Dans le mois de novembre 1713, il vanta les 
fldils de Sa Majesté Louis XVI pendant l'administration 
de M. Turgot. Ce n était pas sans raison. Presque tout 
ce qu'il demanda lui fut octroyé, bien qu'il lançât 
requêtes sur requêtes. Ainsi il composa, de 1774 
à 1770, les pièces suivantes : Au roi en son conseil; 
Lettre écrite à M. Turgot par MM. les syndics gêné- 
vaux du clergé, de la noblesse et du tiers état du pays 
de Gex; Petit écrit sur V arrêt du conseil du 13 sep- 

i Lettre au duc de la Vrillière, du 9 mai 1771. 
:2) Lettre à M m * de Saint-Julien, du lo novembre 1776. 
(3) Lcltro a d'Argonlal, du 23 septembre 1774. 



ET SA COLONIE DE .FERNEY. 151 

tembre 1114, qui permet le libre commerce des blés 
dans le royaume ; Notes concernant le pays de Gex; 
Mémoire sur le pays de Gex; Mémoire du pays de Gex, 
à M. Turgot, ministre d'État ; Mémoire à M. Turgot; 
Délibération des États de Gex, du 14 mars 1116, à 
M. le cdfttrôleur général; A M. Turgot; Remontrances 
du pays de Gex au roi; Au roi en son conseil. Grâce 
à l'appui de Turgot, la province de Gex devint libre et 
heureuse, et fut délivrée de toutes les vexations et de 
toutes les charges dont Voltaire n'avait cessé de se 
plaindre. Ferney reconnaissant, dit Wagnière (p. 64), 
frappa une médaille en l'honneur de Turgot, et, dans 
son Commentaire historique. Voltaire l'appela le bien- 
faisant ministre. Quand celui-ci fut destitué, Voltaire 
avoua à de Vaines, le 15 mai 1116, qu'il était atterré et 
désespéré. L'élévation de Necker acheva de l'accabler. 
Le 30 octobre 1116, il apprenait à M me de Saint-Julien 
qu'il comprenait" que les intérêts de Ferney étant oppo- 
sés aux intérêts de Genève, Neckec serait obligé de 
donner la préférence à sa patrie. 

Voltaire avait prévu que le jour où le gouvernement 
ne le favoriserait plus, serait le commencement de sa 
ruine (1), puisqu'il lui était impossible, sans le secours 
du gouvernement, de parvenir à faire tomber le com- 
merce de Genève (2). Le duc de Choiseul l'avait encou- 
ragé de tout son crédit; Turgot lui avait donné toutes 
les facilités qui se conciliaient avec les lois, et l'inten- 
dant d'Ogny continuait de lui accorder la franchise de 



(1) Lettre à d'Argcntal, du 23 juiû 1770. 

(2) Lellro au contrôleur général des finances, do novembre 1772. 



152 VOLTAIRE 

la poste pour toutes les caisses de montres fabriquées à 
Ferney (1). Mais il suffisait que le ministère ne prît 
plus ses affaires à cœur, pour que Voltaire se crût 
perdu. Dès le 30 octobre 1716, il se plaint à M mc de 
Saint-Julien de ruine entière. Il n'écrit plus une lettre 
sans déposer son bilan. Nous avons vu comment il dé- 
veloppa ce thème pour remuer et attendrir ses débi- 
teurs, et aiguillonner le zèle de son notaire (2). 

Le gouvernement pouvait-il accorder plus de privi- 
lèges qu'il n'a fait sur les instances de Voltaire? Évi- 
demment non. Il avait eu l'intention de ruiner Genève 
en fondant Versoy. Il fut trop préoccupé et trop ap- 
pauvri pour continuer cette entreprise. Voltaire esca- 
mota cette idée. Il tenta à Ferney ce qui devait être 
exécuté à Versoy. Tous les ministres, toutes les puis- 
sances le secondèrent. Il avait sondé leurs intentions, 
avant de se mettre à l'œuvre. Dès qu'il fut persuadé de 
n'être point abandonné, il profita des circonstances. Le 
bon de l'affaire fut de convertir en question d'État une 
habile spéculation. 

Nous savons pourquoi et comment Voltaire parvint 
à faire regarder toutes ses entreprises à Ferney comme 
un objet intéressant pour l'État. Il s'agit de prouver 
maintenant que sa conduite dans cette opération ne fut 
qu'une spéculation. 

Voltaire ne convenait pas de cette vérité. Ainsi il dé- 
clarait, le 21 octobre 1711, à M me du Deffand qu'il avait 
tout fait par pure vanité. Il disait qu'il avait tout entre- 

(1) Lettre à Baudeau, d'avril 1775. 

(2) Lettres au duc de Richelieu et à du Tertre, des 18 et 20 jaa- 
rier 1777. 



ET SA^ COLONIE DE FERNEY. 153 

pris à ses dépens, sans se réserver un denier de profit 
pour ses peines (1); qu'il prêtait tout son argent sans 
intérêt (2). Il répétait qu'il n'avait acheté un domaine 
que pour le vivifier (3), et que c'était la pureté de ses 
intentions qui devait lui mériter la protection de Moyse- 
Turgot (4). Dans ses moments d'ennui, il se consolait 
dans la pensée qu'il avait toujours été entraîné par le 
seul désir de faire du bien (5). Rien de plus certain 
que le contraire. 

Du moment que Voltaire eut acheté Ferney, il était 
de son intérêt de défricher et d'améliorer ses terres, 
puisqu'elles rapportent en raison du soin qu'on prend 
de les travailler. 

Un concours inouï de circonstances lui fit espérer de 
parvenir à changer son hameau en ville. II le tenta et 
réussit. Ferney lui appartenait; il est évident que les 
propriétés augmenteraient de valeur suivant le nombre 
des habitants. C'est ce qui arriva. Le domaine que 
Voltaire avait acheté près de 100,000 livres, sa nièce le 
vendit 230,000. En attendant, Voltaire ne négligeait 
pas de réclamer la dîme (6), et il se récria contre son 
curé, qui lui réclamait ce bénéfice (7). Il avouait que 
ses maisons lui rapportaient des lods et ventes qui 
étaient considérables (8), si nous en jugeons par ce qu'il 

(1) Lettre à d'Argental, du 25 juin 1770. 

(2) Lettre à de la Borde du 16 avril 1770. 

(3) Lettre à Baudeau, d'avril 1775. 

(4) Lettre à do Vaines, du 5 septembre 1775. 

(5) Lettre au duc de Richelieu, du 20 janvier 1777. 

(6) Lettre à Bertrand, du 29 décembre 1760. 

(7) Lettre à Damilaville, du 13 août 1762. 

S) Correspondance inédite de Voltaire avec de Brosses, p. 363. 

9. 



154 VOLTAIRE 

fut obligé lui-même de payer pour l'acquisition de Fer- 
ney. C'était lui qui les avait construites; il avait l'ha- 
bitude de les vendre. Perdit-il dans ces marchés? Lu- 
chet (t. II, p. 143) prétend que ces habitations étaient 
plutôt données que vendues. Mais Wagnière (p. 65), 
mieux informé que Luchet, nous apprend qu'elles 
n'étaient cédées que moyennant une rente viagère à 5, 
à G ou à 1 0/0. La preuve qu'elles étaient vendues tout 
leur prix, c'est qu'à la mort de Voltaire, sa nièce fut 
obligée d'accorder de fortes réductions sur toutes ces 
rentes, quoique l'intendant d'Ogny n'eût point cessé de 
permettre l'usage de son couvert, et que les fermiers 
généraux ne demandassent point les droits qui leur 
revenaient. Quant à l'argent qu'il prêtait à ses colons, 
il en retirait 4 0/0 d'intérêt suivant Wagnière, mieux 
informé encore sur cette question que Luchet, qui 
parle d'un taux modique. 

Toutes les spéculations coûtent d'abord quelques sa- 
crifices. Voltaire dut certainement en faire quelquefois 
pour attirer les étrangers et se les attacher. Mais ne 
perdait-il pas à ne leur prêter de l'argent qu'à 4 0/0, 
et à leur vendre des maisons à o, à 6 ou à 1 0/0? C'est 
ce qu'il faut examiner. 

Tous les ans, il lui restait des sommes immenses à 
utiliser. A qui allait-il les prêter? A l'étranger? mais ces 
placements exigeaient beaucoup de formalités; leurs 
remboursements étaient difficiles et occasionnaient 
d énormes frais de change. A Genève? mais tout y était 
en révolution; on s'y poursuivait dans les rues, on s'y 
livrait des batailles avec des seringues chargées d'eau 
bouillante, à défaut de canons et de mortiers.. En 



ET SA COLONIE DE FERNEY. 155 

France, l'État, les capitalistes, les propriétaires ne 
jouissaient pas d'un grand crédit. Ainsi la Compagnie 
des Indes penchait d'heure en heure vers sa ruine. Le 
bon temps des fermiers généraux était passé; on les 
avait tellement accablés de croupes et de charges que 
leur position devenait de plus en plus précaire. 

L'État n'était qu'un abîme insondable qui englou- 
tissait tous les capitaux et ne revomissait pour intérêts 
que quelques chiffons de papier de nulle valeur sur 
la place. Les changements de ministères n'amenaient 
que de nouveaux impôts toujours plus écrasants; les 
perpétuelles dilapidations de la cour, en temps de paix 
comme en temps de guerre, avaient habitué le gou- 
vernement à ne plus rougir, et à ne rien négliger pour 
extorquer tout l'argent du royaume, de sorte que les 
arrêts du conseil semblaient échappés à la caverne de 
quelque bande de brigands. Le 18 février 1770, le 
payement des rescriptions fut suspendu; cet acte en- 
leva 200,000 livres à Voltaire. Sous un régime où les 
caprices des prostituées devenaient des lois que s'em- 
pressait de signer un monarque abruti par le vin, les 
propriétés foncières avaient tout à redouter. Les deux 
tiers de ces propriétés appartenaient aux couvents et 
aux nobles. Si les couvents étaient opulents, ils 
n'avaient pas besoin d'emprunter ; ils n'auraient pu 
le faire sans autorisation. Bien qu'ils pussent offrir 
hypothèque, ils devaient appréhender un refus, s'ils 
s'étaient hasardés à demander des fonds. Les Jésuites 
avaient été riches et puissants; on les avait réduits 
à la misère en les chassant de leurs maisons, en s'em- 
parant de leurs portefeuilles . Jamais leurs créanciers 



150 VOLTAIRE 

ne furent remboursés. Dans son Histoire de Russie, 
Voltaire loua Pierre le Grand et Catherine II d'avoir 
dépouillé le clergé de presque tout ce qu'il possédait; 
maintes fois, de concert avec tous les encyclopédistes, 
il provoqua le gouvernement à suivre cet exemple en 
France. Il était facile de conjecturer qu'on ne se bor- 
nerait pas à diminuer le nombre des couvents, et qu'on 
finirait par les supprimer tous sans s'occuper de leur 
passif. C'est ce qui explique pourquoi Voltaire, si atten- 
tif à rechercher des débiteurs qui offrissent toutes les 
garanties possibles, n'eut point de rapports avec les 
couvents. Il préféra toujours les grands seigneurs des- 
tinés à recueillir quelques lots du partage des im- 
meubles de l'Église. Sans doute ils étaient solvables, 
puisqu'ils possédaient de vastes domaines ; ils avaient 
encore l'expectative de toutes les sinécures -qui leur 
étaient réservées; ils trouvèrent toujours moyen de 
s'octroyer des pensions, des gratifications ordinaires et 
des gratifications extraordinaires, de n'être jamais com- 
pris dans les réformes, et même de transiger avec les 
fermiers généraux pour les sommes qu'ils étaient forcés 
de verser dans les coffres du fisc. Mais rien n'égalait 
leur audace et leur mauvaise foi pour continuer de se 
vautrer dans la débauche. Aussi étaient-ils si las de 
payer de gros intérêts à Voltaire, que ce n'était qu'après 
plusieurs années de sollicitations et d'exploits qu'il leur 
arrachait ses rentes. Il était si éloigné d'eux, qu'il ne 
pouvait traiter de puissance à puissance avec eux que 
par l'intermédiaire d'un notaire et d'un homme d'af- 
faires auxquels il faut donner des honoraires; il avait 
besoin d'eux, et se voyait encore obligé de ménager 



ET SA COLONIE DE FERNEY. 157 

leur susceptibilité. Ses colons, au contraire, travail- 
laient sous ses yeux et n'avaient rien à craindre des 
édits du conseil; s'il leur avançait des capitaux, tout 
les portait à les faire fructifier, afin d'obtenir de nou- 
velles avances et de gagner davantage ; ils ne devaient 
espérer de nouvelles faveurs qu'autant qu'ils s'acquit- 
teraient des engagements qu'ils avaient contractés. 
Ont-ils été fidèles à leur parole? Oui, puisque jamais 
Voltaire ne s'est plaint de leur négligence, de leurs 
banqueroutes, et qu'il n'a cessé de leur abandonner 
tous les ans l'argent dont il disposait. 

Voltaire ne pouvait prudemment et raisonnablement 
prêter de l'argent à ses anciens débiteurs que par con- 
trats et sur hypothèques : or, ces contrats étaient sujets 
à des droits de plus en plus exorbitants. Plus ces 
charges augmentaient, plus l'intérêt du capital devait 
diminuer. Ferney étant exempt de tous ces impôts et 
de toutes ces vexations dont Terray avait accablé toutes 
les propriétés, Voltaire pouvait y placer ses économies 
à de meilleures conditions qu'ailleurs. De plus, il avan- 
çait des fonds sans crainte sur des billets à terme à ses 
colons, suivant qu'il avait confiance dans l'emprunteur. 
Par là il s'épargnait des frais considérables, qui ro- 
gnaient toutes les rentes qu'il touchait ailleurs, comme 
son Livret l'indique. 

En prêtant de l'argent à 4 0/0 à ses colons, Voltaire 
leur faisait-il une grâce? non. Il s'était réduit à ce taux 
avec le duc de Wurtemberg. Il n'aurait pas obtenu de 
plus forts intérêts ailleurs, à cause des frais dont nous 
venons de parler. Mais rien ne prouve qu'il se con- 
tentât toujours de ce i 0/0 avec ses colons. Il leur 



15S VOLTAIRE 

vendait des maisons moyennant une rente viagère à 5, 
à C ou à 1 0/0, c'est-à-dire autant qu'il pouvait. De 
moine il devait exiger d'eux tout l'intérêt qu'il pouvait 
retirer des fonds qu'il leur avançait. Son Livret nous 
apprend qu'au besoin il s'élevait souvent au 5 0/0. Par 
conséquent, soit qu'il vendît des maisons en viager 
i\ ses colons, soit qu'il leur prêtât de l'argent pour des 
époques fixes, Voltaire touchait tout le profit qu'il avait 
droit d'attendre. S'il a beaucoup prêté à 4 0/0, il est 
facile d'en trouver la raison. Ce taux n'était pas sans 
exemple en Europe. De Brosses a constaté, dans ses 
Lettres familières écrites d'Italie, qu'à Rome le mont- 
de-piété n'exigeait que 2 0/0 d'intérêt, et que les effets 
de la Chambre apostolique étaient fort recherchés 
comme placement d'argent, quoiqu'ils ne rapportas- 
sent qu'un intérêt de 3 0/0. Duclos confirme ces dé- 
tails, mais en ajoutant qu'au mont-de-piété l'intérêt 
de 2 0/0 n'atteignait que les objets excédant 525 francs; 
il fait observer encore que le gouvernement avait réglé 
l'intérêt des placements à 6 0/0 sur les marchands, à 4 
sur les particuliers, et seulement à 3 sur les commu- 
nautés religieuses. Casanova raconte dans ses Mé- 
moires qu'il se rendit à Trévise pour y mettre au mont- 
de-piété, qui prêtait à 5 0/0. Suivant Gorani, Hercule 
Renaud, duc de Modène, prêtait à 4 0/0 à la ville de 
Reggio, qui avait donné un intérêt de 5 et même 
de 5 1/2 0/0 à ses créanciers; les banques de Naples 
prêtaient ouvertement sur gages ou sur hypothèques 
à un taux qui s'élevait rarement à 3; à Gênes, la 
banque de Saint-Georges, dont les statuts ont servi 
de base à la banque d'Amsterdam ainsi qu'à la Gom- 



ET SA COLONIE DE FERNEY. 151) 

pagnie des Indes, et qui était l'un des comptoirs les 
plus fameux de l'Europe, prêtait sur nantissement et 
ne donnait pas plus de 3 1/2 0/0 d'intérêt. En vertu 
du concordat de 1763, la cour d'Espagne, dit Bour- 
going, s'engagea à payer à Rome 4,595,500 livres, et 
à ne donner qu'un intérêt de 3 0/0 par an jusqu'au 
remboursement intégral de cette somme. Plusieurs 
voyageurs ont trouvé l'intérêt de 2 0/0 assez commun 
dans le Portugal. En Angleterre, Sheridan regardait 
comme un taux assez convenable l'intérêt de 4 0/0 
qu'il payait pour les emprunts de son théâtre de 
Londres; l'intérêt de 2 1/2 était en honneur dans 
toute l'Angleterre. Lavaux nous apprend, dans son 
Histoire de Pierre III, qu'au moment où cet empereur 
de Russie fut précipité du trône et assassiné, il allait 
créer une banque où les commerçants auraient pu em- 
prunter de l'argent à raison de 4 0/0 d'intérêt. Coxe 
dit qu'en Danemark l'État ne payait qu'un intérêt de 
4 0/0. Il ajoute qu'en Suède il y avait une banque 
qui prêtait à raison de 3 0/0 sur les lingots d'or, 
d'argent, de cuivre, d'airain et même de fer, et 
moyennant 4 0/0 sur les maisons et sur les terres, 
et qu'il y avait une autre banque dont toutes les opé- 
rations roulaient sur une commission de 2 0/0. Denina 
ne porte qu'à 4 0/0 l'intérêt de l'argent en Prusse; 
il avance que Frédéric II soutint une banque qui prêtait 
à 4 0/0 et quelquefois seulement à 3 1/2 ; on a loué ce 
monarque parce qu'il prêta plus de 8 millions à la no- 
blesse de Poméranie à raison de 2 0/0, et d'autres 
sommes considérables à 1 0/0 seulement. Riesbeck ne 
mentionne qu'un intérêt de 3 1/2 0/0 dans la Saxe. 



100 VOLTAIRE 

A Dresde, Mirabeau a trouvé le 4 0/0 fort recherché. 
Dutens affirme que kaunitz réduisit l'intérêt de l'argent 
au-dessous de 4 pour l'Autriche. Suivant Paganel, 
l'empereur Joseph II prohiba tout placement de fonds sur 
particuliers au delà d'un intérêt de 4 0/0 ; il alla même 
jusqu'à défendre au mont-de-piété d'exiger plus de 4 0/0 
pour les effets qui ne seraient ni en or ni en argent. 
Mirabeau avance qu'en Hollande la province ne payait 
habituellement qu'un intérêt de 2 12 0/0 et allait 
rarement au taux de 3 pour ses emprunts. Dans sa 
lettre du 1 er octobre 1163, à M. Prostde Roger, Voltaire 
convient que les banquiers de Genève ne lui donnaient 
qu'un intérêt de i 0, pour tous ses placements de fonds. 
En France, il n'y avait que dans les moments de crise 
financière que l'intérêt de l'argent s'élevait à 5 0/0. 
Un édit du roi, enregistré le 29 août 1166, fixa l'intérêt 
de l'argent à 4 0/0 pour tout le royaume. A la vérité, 
un autre édit du roi, enregistré le 23 février 1710, 
annula ledit précédent et permit les placements à l'an- 
cien 5 00. Mais, sous Turgot, le 4 0/0 d'intérêt rede- 
vint sinon le taux légal, du moins le taux le plus com- 
mun. C'est pourquoi le clergé par lettres patentes du 
21 octobre 1115, les États de Bourgogne par lettres pa- 
tentes du 16 décembre 1115, ceux du Languedoc par 
arrêt du 19 février 1116, et ceux de Provence par arrêt 
du 10 mars 1116, furent autorisés à emprunter de 
de fortes sommes à 4 0. Aussi, le I er novembre lllo, 
les Mémoires de Bachaumont faisaient-ils cette re- 
marque : « L'intérêt de l'argent se remet comme naturel- 
lement à 4 0. Tous les fermiers généraux, receveurs 
généraux des finances et autres gens riches dans le cas 



ET SA COLONIE DE FERNEY. 161 

d'avoir des fonds étrangers et de renouveler leurs 
engagements à la fin de Tannée, suivant l'usage, ont 
déclaré qu'ils ne donneraient plus désormais un intérêt 
plus fort, et que les propriétaires seraient maîtres de 
les retirer si cette condition ne leur convenait pas. En 
sorte qu'il n'est aucun doute, si la paix subsiste, que ce 
taux ne devienne la loi générale du royaume incessam- 
ment. » 

Ne perdons point de vue que chaque fois que les mai- 
sons qu'il avait vendues en viager à ses colons chan- 
geaient de propriétaires, Voltaire touchait des lods et 
ventes considérables. Or, ces lods et ventes étaient 
considérables, comme le prouve cette lettre à Tronchin, 
de Lyon, du 23 octobre 1758 : « Je ne sais encore si je 
serai seigneur de Ferney. On exige pour le droit goth 
et vandale des lods et ventes le quart du prix de la 
terre. Il faut pour rafraîchissement payer au roi le cen- 
tième, à la Chambre des comptes le cinquantième. Ainsi, 
à fin de compte, on achèterait le double. » Mais, dans 
une autre lettre au chanoine Perrand, du 24 avril 1167, 
Voltaire convient que le droit des lods et ventes est 
du sixième et que la coutume a réduit ce droit au 
douzième; il assure qu'il se contente du vingt-quatrième 
pour son droit, ce qui est douteux. II est certain que 
ces lods et ventes le dédommageaient de ce qu'il perdait 
en ne vendant en viager ses maisons qu'à raison de 
5 ou 6 ou 1 0/0 d'intérêt, et en ne prêtant des fonds 
qu'à 4 0/0 à une époque où les placements d'argent, 
étaient si difficiles, puisque l'État osait tout pour échap- 
per à une banqueroute inévitable ; où les couvents 
s'attendaient à être supprimés, où les capitalistes étaient 



.1 '. .YTiîPE 

i ifi. : ii::- *nti?*-. ikt^k*. -^ôrr*. o#i k commerce languis- 

ut :î. -î.nï. -tnirsi-.-: :.m.- ûat*% -^ spéculations, où les 

.iT'iri'ir: vtï^niîïir*. i»i! puivuerit emprunter sûrement et 

î -,ui:itviii»:r .eîiri iomaineî- rt> foiraient an honneur de 

: :ïi«i»îii.tt-; îï. le rnairir invivables, et où quiconque 

i ut .e :-iiir*ii£'î le :air*î de* remontrances se vovait 

•:ii«:' ■•: •» /H-n^ lan.-- j:s '':aehcfe de la Bastille, en vertu 

; m*: .-.r.r-z ■!»: ■■::M:iu:ï. 'ju^n se appelle les pertes et 

.*-. .iHn»[ïi»:r'*ute- ■rne Voltaire essuva à Cadix et en 

r ":■ ni*- ■■-. ;î. iii -î^xpiiquera facilement pourquoi les vingt 

ii:i-iit;r-= innée* de -ra vie. il prit tant à cœur la pros- 

.•«•nte de Ferney. 

, ii"i4.-j i ■;■: concours inouï de toutes les circonstances 
icur ii riuu.-f a déroulé le tableau dans sa correspon- 
iiiH.r. V.,it.aire a tellement animé du souffle de sa 
iVr-jiuiatioji tout Ferney, que Ferney ne respire que lui. 
v. ■< la [uV>u peut jauger la capacité de ses facultés 
|M.>iii\i.«<. Il y a déployé une puissance de volonté, une 
.anlaco «le moyens qu^n serait tenté d'assimiler à des 
mviios .1»? eomedie. Là il a prouvé combien il excellait 
dans T Kiiou aussi bien que dans le conseil ; qu'il était 
iuvm propre à diriger qu'à exécuter ; qu'il était né pour 
l'IrwM- pluuu que pour détruire. Là il donne à présumer 
qitvl Ihmu n»Io il eût pu jouer sur un plus vaste théâtre, 
i >>n ni daigné remployer, comme il lavait si ardeiu- 
iii m il» ,nv ri si souvent demandé. 

h nu If fondateur de Ferney; mais son entreprise De 

lui |n un» habile spéculation. Nous le regarderir-c^ 

•i T i . )..n> (uiiiiiii) In bienfaiteur de ses colons s'il racss 

H !•• nui'* d'inibliiT qu'en leur vendant des ma^:o^ 

Mi Ii-m» •»v>MH i 'iiit dru sommes considérables, il lariiC 



ET LES COMÉDIENS. 163 

le meilleur et même le seul parti possible de sa fortune. 
Le rôle de Voltaire à Ferney est donc celui du plus 
rusé des spéculateurs, du plus actif des capitalistes, du 
plus retors des propriétaires. 



IX. — Voltaire et les Comédiens. 

Les libéralités de Voltaire aux comédiens, comme ses 
entreprises à Ferney, n'ont-elles pas été des spécula- 
tions ? C'est ce que nous nous proposons d'examiner. 

Ouvrons d'abord le Commentaire historique pour y 
lire ces lignes : 

<r Voltaire avait commencé dès l'âge de dix-huit ans 
la tragédie d' Œdipe. Les comédiens eurent beaucoup de 
répugnance à jouer une tragédie traitée par Corneille, 
en possession du théâtre; ils ne la représentèrent qu'en 
1118, et encore fallut-il de la protection. 

« Il donna la tragédie de Mariamne en 1722. Ma- 
riamne était empoisonnée par Hérode ; lorsqu'elle but la 
coupe, la cabale cria : La reine boit! et la pièce tomba. 

« En 1132, à la première représentation de Zaïre, 
quoiqu'on y pleurât beaucoup, elle fut sur le point 
d'être sifflée. 

« Le 21 janvier 1136, la tragédie d'Ahire eut un 
grand succès. Il attribua cette réussite à son absence. 

« Il paraît que les contradictions, les perversités, 
les calomnies qu'il essuyait à chaque pièce qu'il faisait 
représenter ne pouvaient l'arracher à son goût, puis- 
qu'il donna la comédie de V Enfant prodigue, le 10 octo- 
bre 1136 ; mais il 'ne la donna point sous son nom. 



164 VOLTAIRE 

L'auteur écrivit à M ,le Quinault : « Si Ton m'avait re- 
connu, la pièce aurait été sifflée. » 

« Il fit la tragédie de Mahomet et alla faire jouer cette 
pièce à Lille. Mahomet ne fut rejoué que longtemps 
après, par le crédit de M me Denis, malgré Crébillon, 
alors approbateur des pièces de théâtre sous les ordres 
du lieutenant de police. On fut obligé de prendre M. Da- 
lembert pour approbateur. » 

Après ces aveux officiels, surprenons Voltaire dans 
les conficences de sa correspondance. Dans le mois de 
mars 1732, il écrit à Moncrif, secrétaire des comman- 
dements du comte de Clermont : « J'ai besoin plus que 
jamais d'être approuvé, et approuvé par votre char- 
mant maître. S'il daignait envoyer chercher la troupe 
comique encore une fois, et lui recommander Êriphyle, 
ce serait une bonne action digne de lui. J'ai abandonné 
cette pièce aux comédiens, quant au profit. Mon vérita- 
ble intérêt, qui est celui de ma réputation, le droit que 
j'ai de faire continuer la pièce après Pâques, et surtout 
la protection dont m'honore M 8 '*, le comte de Clermont, 
me font espérer que les comédiens ne refuseront pas 
déjouer la pièce. » Dans le mois de novembre 1734, il 
mande à d'Argental : « Voulez-vous que je vous envoie 
certaine tragédie fort singulière (Ahire) que j'ai ache- 
vée dans ma solitude? Dieu veuille qu'elle ne soit pas 
sifflée à Paris ! J'avais commencé cet ouvrage Tannée 
passée, et j'en avais même lu la première scène au jeune 
Crébillon et à Dufresne. Je suis assez sûr du secret de 
Dufresne; mais je doute fort de Crébillon. En tout 
cas, je lui ferai demander le secret, sauf à lui à le 
garder, s'il veut. Vous pourriez toujours faire donner 



ET LES COMEDIENS. 165 

la pièce à Dufresne, sans que Crébillon ni personne en 
sût rien. Le pis qui pourrait arriver serait d'être re- 
connu après la première représentation; mais nous 
aurions toujours prévenu les cabales. Les examinateurs, 
ne sachant pas que l'ouvrage est de moi, le jugeraient 
avec moins de rigueur, et passeraient une infinité de 
choses que mon nom seul leur rendrait suspectes. » Un 
mois après, en lui envoyant cette pièce, il lui dit : « Vous 
pourriez faire présenter l'ouvrage à l'examen secrète- 
ment, et sans qu'on me soupçonnât. Je consens qu'on 
me devine à la première représentation ; je serais même 
fâché que les connaisseurs s'y pussent méprendre; mais 
je ne veux pas que les curieux sachent le secret avant 
le temps, et que les cabales, toujours prêtes à accabler 
un pauvre homme, aient le temps de se former. De 
plus, il y a bien des choses dans la pièce qui passeraient 
pour des sentiments très religieux dans un autre, mais 
qui, chez moi, seraient impies, grâce à la justice qu'on 
a coutume de me rendre. » 

A l'apogée de sa gloire, en pleine possession du théâ- 
tre, et placé à côté de Corneille et de Racine, et quel- 
quefois au-dessus d'eux, Voltaire avait encore besoin 
de protecteur pour faire accepter et représenter ses 
pièces. Le 16 décembre 1152, il envoie ce placet : « Je 
supplie monseigneur le maréchal duc de Richelieu, pre- 
mier gentilhomme de la chambre du roi, de vouloir 
bien interposer son autorité pour qu'on reprenne au 
théâtre la tragédie de Rome sauvée; qu'on la représente 
suivant l'exemplaire que j'ai envoyé, et que les acteurs 
se chargent des rôles suivant la distribution que j'en ai 
faite, approuvée par monseigneur le maréchal de Ri- 



160 VOLTAIRE 

chelieu. » Le il mai 1160, il dit à d'Argental ; « Vous 
me faites un plaisir sensible en donnant le produit de 
l'impression à Lekain . 11 faudra qu'il veille à empêcher 
les éditions furtives. Vous pouvez promettre le profit de 
Tanerède à M lle Clairon ; ainsi il n'y aura point de jalou- 
sie, et Lekain pourra hautement jouir de ce petit béné- 
fice, supposé que la pièce réussisse. » Le 9 janvier 1162, 
il s'adresse ainsi à Damilaville : t Vraiment j'apprends 
de belles nouvelles ! Frère Thieriot reste indolemment 
au coin de son feu, et on va jouer le Droit du Seigneur 
tout mutilé, tout altéré, et ce qui était plaisant ne le 
sera plus, et la pièce sera froide, et sera sifflée ; et frère 
Thieriot en sera pour sa mine de fèves. Un autre incon- 
vénient qui n'est pas moins à craindre, c'est qu'on ne 
prenne votre frère pour le sieur Picardec,de l'académie 
de Dijon ; alors il n'y aurait plus d'espérance, et tout 
serait perdu sans ressource. Je demande deux choses 
très importantes : la première, c'est qu'on m'envoie la 
pièce telle qu'on la jouera ; la seconde, qu'on jure à tort 
et à travers que je n'ai nulle part à cet ouvrage : mon 
nom est trop dangereux, il réveille les cabales. Il n'y 
en a point encore de formée contre M. Picardec, et 
M. Picardec doit répondre de tout. » Le 8 mai 1163, 
voici la missive que décacheté d'Argental : « Vous 
voulez qu'on imprime la médiocre Zulime au profit de 
M ,le Clairon : très volontiers, pourvu qu'elle la fasse im- 
primer comme je l'ai faite. Je doute qu'elle trouve un li- 
braire qui lui en donne 100 ecits/mais je consens à tout, 
pourvu qu'on donne l'ouvrage tel que je l'ai envoyé en 
dernier lieu. Voulez-vous supprimer l'édition de TO/t/w- 
pie, ou en faire imprimer une autre, en adoucissant 



ET LES COMEDIENS 167 

quelques passages, et le tout au profit de M Ue Clairon ? 
De tout mon cœur, avec plaisir assurément. » Le 30 au- 
guste 1769, autre avis au même : « J'ai écrit à M. le 
maréchal de Richelieu pour le prier de faire mettre les 
Scythes sur la liste de Fontainebleau. Tels qu'ils sont, 
ils pourront être utiles à Lekain, et lui fournir trois ou 
quatre représentations à Paris. » 

Ces passages, pris au hasard dans la correspondance 
de Voltaire, concordent avec le Commentaire histo- 
rique. Il en résulte que le théâtre fut pour Voltaire un 
sujet perpétuel des plus étranges contrariétés, et un 
véritable tourment. Les Originaux, Samson, VEn- 
vieux, Pandore, Thérèse, Chariot, le Baron d'Otrante, 
les Deux Tonneaux, les Guèbres, les Pélopides, les 
Lois de Minos, Don Pèdre, ne parurent jamais sur la 
scène à Paris. Sophonisbe y obtint peu de succès ; 
Brulus n'y eut que seize représentations, Oreste neuf, 
Artémire huit, la Mort de César sept, l'Indiscret six, 
les Scythes quatre. Dès la septième représentation, Vol- 
taire avait retiré Irène; il condamna au même sort 
Êriphyle, dont le début avait cependant été applaudi. 
Tancrède ne fut d'abord joué que douze fois, et Mérope 
seulement cinq. 

Pour obtenir l'honneur de la représentation, Voltaire 
éprouvait beaucoup de difficultés. 11 avait passé plu- 
sieurs années avant de parvenir à faire accepter 
Œdipe ; il avait été obligé d'employer des protecteurs 
pour débuter. Ses efforts furent couronnés d'un im- 
mense succès. Dès lors, il semblait qu'il dût avoir ses 
entrées sur la scène pour tout ce qui sortirait de sa 
plume. Une réputation acquise tire tout autre poète 



1»>h VOLTAIRE 

d'embarras ; pour Voltaire, c'était la source des plus 
grandes contrariétés. Son nom seul suffisait pour ré- 
veiller les cabales et irriter ses nombreux ennemis ; 
tout ce qui pouvait lui procurer un triomphe occasion- 
nait du trouble au parterre. La censure était impi- 
toyable pour ses vers, les supprimait ou les corrigeait, 
et recherchait toutes les allusions qui ne manqueraient 
j>as d'être remarquées. Les comédiens craignaient de 
se commettre avec le gouvernement, dont ils dépen- 
daient ; ils redoutaient aussi d'être siffles de nouveau, 
comme ils l'avaient été à chaque pièce de Voltaire. S'il 
leur offrait lui-même une tragédie, il en était rebuté. 11 
courait le même danger en se cachant sous le voile de 
l'anonyme. 11 en reconnut plusieurs fois les inconvé- 
nients. Ainsi, t avant qu'il fût question de VÊcueil du 
Sage, rapportent les Mémoires de Bâcha umont, le 1 jan- 
vier 1102, un jeune homme obscur vint présenter cette 
comédie comme sienne, sous le titre du Droit du Sei- 
gneur., au comédien semainier. 11 fut reçu avec la 
morgue ordinaire. 11 fallut bien des courses, bien des 
prières, avant d'obtenir une nouvelle audience. Enfin 
on lui déclara que sa comédie était détestable. Le 
pauvre diable insista pour obtenir une lecture, la 
troupe assemblée. Il fallut avoir recours aux sup- 
pliques, aux bassesses; et les entrailles du comédien 
s'étant émues, on lui accorda par compassion un jour 
de lecture. Le comique aréopage était si prévenu, qu'il 
ne fit pas grande attention à ce qu'il entendait, et la 
pièce fut conspuée par toute rassemblée. Le jeune 
homme se retira fort content de la comédie qu'il venait 
de jouer. Quelque temps après, M. de Voltaire adressa 



ET LES COMÉDIENS. 169 

cette même pièce aux comédiens sous le titre qu'elle 
porte aujourd'hui, l'Êcueil du Sage; on la reçut avec 
respect, elle fut lue avec admiration, et Ton pria M. de 
Voltaire de continuer à être le bienfaiteur de la Co- 
médie. » Wagnière (p. 191) dit que cette anecdote est 
très vraie, et que le jeune homme se présenta sous le 
nom d'un M. Picardin, de Dijon. Même mystification 
en 17G7 pour le Baron d'Otrante. « Je fus chargé de 
présenter la pièce aux comédiens italiens, comme l'ou- 
vrage d'un jeune poète de province, relate Grétry (1). 
Le sujet parut comique et moral, et les détails 
agréables ; mais ils ne voulurent point recevoir cet 
ouvrage, à moins que l'auteur n'y fît des changements. 
Cependant ils voyaient dans le Baron d'Otrante un 
talent qui pouvait leur être utile, et ils m'engagèrent à 
faire venir le jeune auteur anonyme à Paris. Je leur 
promis d'y faire mes efforts. On peut croire que la pro- 
position fit rire Voltaire, et qu'il se consola facilement 
du refus des comédiens. Il renonça à l'opéra comique. » 
Encore une anecdote sur ce sujet. « Le Dépositaire, la 
nouvelle comédie en cinq actes de M. de Voltaire, a été 
lue il y a quelque temps, était-il écrit, le 1 février 1170, 
dans les Mémoires de Baehaumont, par le sieur Mole, 
à l'assemblée des comédiens, sans qu'ils sussent qui en 
était l'auteur. Elle leur a paru si bassement intriguée, 
si platement écrite, qu'elle a été refusée générale- 
ment, et que plusieurs se sont permis des réflexions 
piquantes. L'un voulait la faire jouer chez Nicolet, 
l'autre aux Capucins. L'aréopage a été confondu quand 



(1) Mémoires. Paris, an V. ln-8°, 1. 1. p. 166. 

10 



170 VOLTAIRE 

le lecteur leur a appris quel en était l'auteur. Par res- 
pect pour ce grand homme, ils ont déclaré qu'ils la 
joueraient s'il l'exigeait, mais ils ont persisté à la 
trouver détestable, et les amis de M. de Voltaire l'ont 
retirée. » Mérope n'avait pas été accueillie plus favo- 
rablement des comédiens : à la vérité, La Harpe 
(t. I. p. 318) le nie, mais c'est un fait admis par 
Duvernet (p. 101) et tous les biographes, et même par 
M. Beuchot. Ils ont eu raison, car on lit dans les Mé- 
moires de Favart (t. III, p. 218) que Voisenon, ayant 
appris de Voltaire lui-même la sottise que venaient 
de commettre les comédiens, s'empressa d'aller les 
trouver, leur fit honte de leur peu de goût et ne les 
quitta que quand ils eurent réformé leur jugement sur 
Mérope. 

Soit qu'il révélât son nom, soit qu'il gardât l'ano- 
nyme, Voltaire avait tout à craindre. Quels moyens 
employa-t-il donc pour vaincre toutes les difficultés 
qu'il rencorflErait sous ses pas ? 

« 11 faut avouer que, sans les grands acteurs, une 
pièce de théâtre est sans vie, » disait-il dans la Dédi- 
cace de Zulime à M 110 Clairon. Aussi cultiva-t-il toujours 
l'amitié des actrices ou des acteurs célèbres, dont l'in- 
fluence suffisait, à défaut du prestige d'un nom d'au- 
teur connu, pour faire recevoir une pièce. Il s'occupa 
avec une persévérance infatigable du sort des comé- 
diens, et travailla à obtenir qu'ils ne fussent plus 
excommuniés, et qu'ils jouissent de tous les privilèges 
que les lois leur refusaient. Il fut l'amant de M llc de 
(Horscmbleu, suivant Condorcet, de M Ue Duclos, au dire 
de Villcttc (p. 120), et de la fameuse Adrienne Lecou- 



ET LES COMÉDIENS. 171 

vreur (1), à laquelle il dédia YÀnti-Giton, et qu'il loua 
dans son Temple du Goût, après avoir consacré des 
vers à sa mort. Trente-sept lettres à M 1Ie Quinault, 
publiées en 1822, à Paris, par Renouard, nous appren- 
nent quel fruit Voltaire retira de sa liaison avec elle. 
Citons- en des fragments. Le 16 mars 1736, il avait 
écrit à cette actrice : « Votre Enfant Prodigue est fait. 
Songez que c'est vous qui m'avez donné ce sujet très 
chrétien, fort propre, à la vérité, pour l'autre monde ; 
mais gare les sifflets de celui-ci ! Il n'y a rien à risquer 
si vous vous chargez de l'ouvrage ; et, en vérité, vous 
le devez. C'est à vous à nourrir l'enfant que je vous ai 
fait. La pièce, arrangée et conduite par vos ordres, et 
embellie par votre jeu, aura un succès étonnant si on 
ignore que j'en suis l'auteur, et sera sifflée si on s'en 
doute. Le titre d'Enfant Prodigue lui ferait autant de 
tort que mon nom ; il faudra que vous soyez la mar- 
raine, comme vous êtes la mère de la pièce, et que 
vous lui trouviez un titre convenable. » Quelque temps 
après, il lui envoie des corrections pour cette pièce, et 
lui dit : « Je laisse entre vos mains, comme de raison, 
la destinée de F Enfant Prodigue. En vérité, je ne sais 
où j'en suis ; je ne conçois pas le goût du public ; il 
faut être sur les lieux pour bien juger. Vous savez que 
je corrige tout ce qu'on veut, et que je ne fais pas 
attendre. » Bientôt nouvelle missive : c Vous pourriez 
engager M. de Pont de Vesle ou M. d'Argental à m'en- 
voyer la pièce telle qu'on la joue. Je n'ai dit mon 
secret à personne. Niez toujours fort et ferme ; quand 

(1) Lettre à Thieriot, du 1" juin 1731. 



172 VOLTAIRE 

tout le parterre crierait que c'est moi, il faut dire qu'il 
n'en est rien. » Le 13 octobre de la même année, il la 
remercia de son attention en ces termes : « C'est vous 
qui, par vos soins, avez fait réussir la pièce. Quand 
vous vous mêlez de faire passer quelque chose, il faut 
qu'il passe. Divine Thalie, envoyez-moi cet enfant tel 
qu'il a paru, afin que je le rende moins indigne de 
tant de bonté. Tout Cirey vous remercie de ce petit 
Enfant Prodigue. Eh bien ! vous l'avez donc hardi- 
ment mis sous ce nom sacré? » En 1140, il s'adressa 
de nouveau à elle, pour lui recommander le succès de 
Mahomet et celui de Zulhne; le 3 juillet, il lui dit : 
« Je conviens avec vous qu'une pièce trop annoncée 
est à moitié tombée et que mon nom rassemble tous les 
sifflets de Paris. Trop d'attente de la part du public, et 
trop de jalousie de la part des beaux esprits, sont deux 
choses que je ne mérite guère, mais qui me joueront 
souvent de mauvais tours. » Pour récompenser tant de 
zélé et de discrétion, le 12 décembre 1136, il avait prié 
Berger de porter chez M lle Quinault une très jolie pen- 
dule d'or moulu; mais cette bagatelle ne fut pas agréée. 
M" Quinault ayant renoncé au théâtre dès 1741, 
M llc Clairon, dont La Harpe (t. I. p. 361) citait le talent 
comme le plus parfait qui eût jamais illustré la scène, 
attira les regards de Voltaire. Il lui prodigua les mêmes 
compliments qu'à M lle Lecouvreur ; il lui dédia Zulime 
et la vanta dans plusieurs tirades de ses poésies. Il 
avait même l'attention de prier Damilaville de lui 
remettre un exemplaire de ses ouvrages (1). Il l'ac- 

(1) Lettres à Damilaville, des 7, 21 septembre et 4 octobre 1763. 



ET LES COMÉDIENS. 173 

cueillit avec distinction à Ferney et l'y fit jouer ses 
pièces (1). Était-elle à Paris, il ne la perdait pas de vue 
quand elle remplissait un rôle dans Oreste (2), dans 
V Orphelin de la Chine (3), dans Alzire (4), dans Tan- 
crède (5). Il lui donnait des avis sur la manière de dé- 
clamer certains endroits de ces tragédies; il lui en- 
voyait journellement des corrections. A la vérité, on ne 
les prenait pas toujours en considération; l'actrice se 
permettait d'écourter un acte de Tancrède; elle était 
accoutumée à couper bras et jambes aux pièces nou- 
velles pour les faire aller plus vite, de sorte que Voli 
taire craignait de voir ses chefs-d'œuvre se réduire à 
des mines et à des postures (6). Elle substituait les vers 
les plus ridicules à ceux que l'auteur avait quelquefois 
travaillés avec le plus d'amour (1). Son exemple était 
suivi par la troupe, ce qui occasionnait les fautes les 
plus singulières à l'impression. Aussi Voltaire écri- 
vait-il, le 19 décembre 1766, à d'Argental : « Je vous 
demande en grâce, quand vous ferez jouer Zulime à 
M lle Durancy, de la lui faire jouer comme je l'ai faite, 
et non pas comme M 1Ie Clairon l'a jouée. Ce mot de 
Zulime avec un cri douloureux : mon père! je suis 
indigne, fait un effet prodigieux. La manière dont les 
comédiens de Paris jouent cette scène est de Brioché. 

Je meurs sans tous haïr... Ramire, sois heureux, 
Aux dépens de ma vie, aux dépens de mes feux. 

(i) Lettre à Thieriot, du 30 auguste 1765. 

(2) Lettres à M IU Clairon, du mois de janvier 1750. 

(3) Lettres & la même, des 3 et 25 octobre 1753. 

(4) Lettres à d'Argental, du 12 mars 1758. 

(»j Lettre à M"* Clairon, du 24 septembre 1760. 

(6) Lettre à d'Argental, du 25 novembre 1760. 

(7) Lettro à Lekain, du 17 février 1767. 

10. 



174 VOLTAIRE 

Comment ces malheureux ignorent-ils assez leur langue 
pour ne pas savoir que cette répétition, aux dépens, 
fait attendre encore quelque chose; que c'est une sus- 
pension, que la phrase n'est pas finie, et que cette ter- 
minaison, aux dépens de mes feux 7 est de la dernière 
platitude? M lle Clairon avait juré de gâter la fin de 
Tancrède. J'ai mille grâces à vous rendre d'avoir fait 
restituer par M lle Durancy ce que M Uo Clairon avait 
tronqué. Un misérable libraire de Paris, nommé Du- 
chesne, a imprimé mes pièces de la façon détestable 
dont les comédiens les jouent ; il a fait tout ce qu'il a 
pu pour me déshonorer et pour me rendre ridicule. Je 
me suis précautionné contre les plus violentes persécu- 
tions, et j'ai de quoi les braver; mais je n'ai point de 
remède contre l'opprobre et le ridicule dont les comé- 
diens et les libraires me couvrent. J'avoue cette sensi- 
bilité. » Toutefois Voltaire finissait par se résigner, à 
cause de la vogue que M ,lc Clairon donnait à ses compo- 
sitions, qui seraient peut-être restées dans l'oubli sans 
elle. Pour la dédommager de ses peines, il lui aban- 
donnait sa part d'auteur. 

Telle était la gratification que Voltaire réservait aux 
artistes dont il était le plus content. Il convient de par- 
ler maintenant de celui qu'il vantait, le 23 janvier 1178, 
à Decroix, comme le seul qui fût véritablement tragique, 
et dont il disait, le 27 septembre 1772, à M me Necker : 
« Ce n'est pas moi qui ai fait mes tragédies, c'est lui. » 
Il s'agit d'Henri-Louis Gain, connu sous le nom de 
Lèkain. Le 26 octobre 1760, il lui mandait : « J'ai en- 
voyé à M. d'Argental la tragédie de Tancrède, dans 
laquelle vous trouverez une différence de plus de deux 



ET LES COMEDIENS. 175- 

cents vers; je demande instamment qu'on la rejoue sui- 
vant cette nouvelle leçon, qui me paraît remplir l'inten- 
tion de tous mes amis. Il sera nécessaire que chaque 
acteur fasse recopier son rôle ; et il n'est pas moins 
nécessaire de donner incessamment au public trois ou 
quatre représentations, avant que vous mettiez la pièce 
entre les mains de l'imprimeur. Ne doutez pas que, si 
vous tardez, cette tragédie ne soit furtivement impri- 
mée. Il est de votre intérêt de prévenir une contraven- 
tion qui serait très désagréable. » Le 2 juin 1162, il 
lui écrivait encore : « Je crois qu'on ne doit imprimer 
Zulime que quand on l'aura reprise, et qu'il ne faut 
pas la reprendre sitôt. Il n'en est pas de même du Droit 
du Seigneur; je crois que, s'il est bien joué, il pourra 
procurer quelque avantage à vos camarades; je m'inté- 
resserai toujours à eux, et particulièrement à vous. » 
Autre lettre, le 21 février 1761 : « Vous avez dû recevoir la 
tragédie des Scythes. Voici encore un petit changement 
que j'ai jugé absolument nécessaire. Ma mauvaise santé 
et mon épuisement total ne me permettent plus de tra- 
vailler à cet ouvrage. Je vous demande en grâce si vous 
pouvez la faire jouer le mercredi des Cendres, parce 
que, si elle ne peut être rejouée dans ce temps-là, il est 
d'une nécessité absolue que je donne l'édition corrigée, 
pour indemniser le libraire de la perte de la première 
édition. Il serait beaucoup plus avantageux pour vous 
que la pièce fût jouée le mercredi des Cendres, parce 
qu'alors je serais plus en état de vous procurer un ho- 
noraire de la part du libraire. Il parait indispensable 
que les comédiens se déterminent sans délai. Je vous 
prie très instamment de me mander votre dernière réso- 



176 VOLTAIRE 

lution. » Le 11 juillet suivant, il revient sur le même 
sujet : « J'attends tous les jours l'édition des Scythes 
faite à Lyon, pour vous l'envoyer; c'est la seule à la- 
quelle on doit se tenir. A l'égard d'Olympie, je suis 
persuadé que cette pièce, remise au théâtre, vous vau- 
dra quelque argent ; mais il est absolument nécessaire 
de la jouer comme je l'ai faite, et non pas comme 
M lle Clairon Ta défigurée : elle a cru devoir sacrifier la 
pièce à son rôle, supprimer et changer des vers, dont 
la suppression ou le changement ne forme aucun sens. 
Si vous jouez V Orphelin de la Chine, je vous prie très 
instamment de la donner aussi telle qu'elle est impri- 
mée dans l'édition de Cramer. Voici encore un petit 
mot pour l'Écossaise, que je vous prie de donner à 
l'assemblée. » 

Ces lettres indiquent la nature des rapports de l'au- 
teur avec facteur, la confiance sans bornes de l'un et la 
docilité extraordinaire de l'autre. Toutefois Lekain 
n'acceptait pas aveuglément tout ce qui lui arrivait de 
Ferney. Ainsi, le 11 janvier 1178, le marquis de Thi- 
bouville mandait aux comédiens français : « Il est mal- 
heureusement indispensable et nécessaire de suspendre, 
pour ce moment, les préparatifs d'Irène. M. Lekain ose 
refuser à M. de Voltaire de jouer le rôle d 1 Alexis qu'il 
vient de faire pour lui. » Le lendemain il annonce à 
M. Préville que « les préparatifs d'Irène sont suspendus 
forcément par le procédé indigae et révoltant de M. Le- 
kain pour son bienfaiteur ». Le 4 février, il écrit à 
MM. les Semainiers à la Comédie : « M. de Voltaire me 
mande, par le courrier d'aujourd'hui, qu'ayant appris les 
critiques faites sur Irène depuis la lecture, il veut faire 



ET LES COMEDIENS. 177 

des changements (1). » Voltaire fut tellement irrité de 
ces tracasseries, raconte Wagnière (p. 119), qu'il se 
laissa persuader par ses amis qu'il était de son honneur 
d'accourir à Paris pour y faire jouer sa pièce. Le 
11 janvier, il avait appris au marquis de Thibouville 
qu'il n'entendait rien à ce qui se passait au théâtre; le 
20 suivant, il parlait à d'Argental de cet oubli de toutes 
les convenances, et le 30, il lui avouait qu'il mourrait 
du chagrin que tout cela lui causait. 

Voltaire se rappelait de n'avoir pas été inutile à Le- 
kain; il l'avait reçu aux Délices en 1155 (2), puis à Fer- 
ney en 1762 (3), en 1772 (4) et 1776 (5), et, à chacune 
de ces entrevues, il l'avait fait jouer sur son petit 
théâtre, et lui avait accordé des présents, suivant Wa- 
gnière (p. 88), outre les frais d'auteur qu'il lui cédait 
sur ses pièces, comme nous savons. Lekain avoue avoir 
été gratifié par ltfi de plus de 2,000 écus (6), mais il 
garde le silence sur la nature de ces témoignages d'ami- 
tié. Il est probable que c'étaient des dédommagements 
pour ses voyages, et le montant de ce que lui avaient 
rapporté les droits qui lui étaient abandonnés pour 
amener les comédiens à agréer et les tragédies et les 
perpétuelles corrections que lui envoyait le poète. En 
1766, il publia Adélaïde du Guesclin, qu'il avait re- 
mise le 9 septembre 1765, de son propre mouvement, 

(1) Bévue rétrospective, 3° série, t. III. 

(2) Lettre au duc de Richelieu, du 2 avril 1753. 

(3) Lettres à d'Argental et à Collini, des 17 et 23 avril 1762. 

(4) Lettres à d'Argental et au duc do Richelieu, du 21 septem- 
bre 1772. 

(5) Lettre à d'Argental, du 5 auguste 1776* 

(6) Mémoires de Lekain. Paris, 1801. In-8°, p. 8. 



178 VOLTAIRE 

sur la scène, aux applaudissements de tout le parterre, 
quoiqu'elle n'eût été couronnée d'aucun succès en 1134, 
et lorsqu'elle reparut en 1152, sous le titre de Duc de 
Foix, avec des changements (1). Voltaire, qui estimait 
que le sort d'une tragédie dépend absolument des ac- 
teurs (2), était donc redevable à Lekain d'une grande 
partie de sa gloire. Il y aurait eu ingratitude de sa part 
à ne pas récompenser ces services. Aussi avait-il profité 
de toutes les occasions de protéger Lekain. Le 2 avril 
1155, il avait écrit au duc de Richelieu : t Un grand 
acteur est venu me trouver dans ma retraite; c'est Le- 
kain, c'est votre protégé, c'est le meilleur enfant du 
monde. Je lui ai conseillé d'aller gagner quelque argent 
à Lyon, au moins pendant huit jours. Il ne tire pas 
plus de 2,000 livres par an de la Comédie à Paris. 
On ne peut ni avoir plus de mérite, ni être plus pauvre. 
Je vous promets une tragédie nouvelle, si vous dai- 
gnez le protéger dans son voyage de Lyon. Nous vous 
eonjurons de lui procurer ce petit bénéfice dont il a 
besoin. Ayez la bonté de lui faire cette grâce. » Le 
10 février 1757, il lui disait : « Permettez que je vous 
envoie ce qu'on m'écrit sur Lekain. S'il a tant de talent, 
s'il sert bien, est-il juste qu'il n'ait pas de quoi vivre, 
quand les plus mauvais acteurs ont une part entière? * 
Le \ juin, autre lettre : ■ Je suis assassiné de lettres 
qui disent que Lekain est le seul acteur qui fasse plai- 
sir, le seul qui se donne de la peine, et le seul qui ne 
soit pas payé. On se plaint de voir des moucheurs de 



(1) P. 71. 

12) Lettre à d'Argent al, du 11 janvier 1773. 



ET LES COMÉDIENS. 179 

chandelles qui ont part entière, dans le temps que celui 
qui soutient le théâtre de Paris n'a qu'une demi-part. 
On s'en prend à moi ; on dit que vous ne faites rien en 
ma faveur, et on croit que je ne vous demande rien ; ce- 
pendant je demande avec instance. Je conviens que Baron 
avait un plus bel organe que Lekain, et de plus beaux 
yeux ; mais Baron avait deux parts ; et faut-il que Lekain 
meure de faim, parce qu'il a les yeux petits et la voix 
quelquefois étouffée? Il fait ce. qu'il peut; il fait mieux 
que les autres : les amateurs font des vers à sa louange; 
mais il faut que son métier lui procure des chausses. » 
Dans les premières pages de ses Mémoires, Lekain 
avoue que c'est au crédit de Voltaire qu'il obtiat son 
ordre de début au théâtre, et qu'il parvint à surmonter 
toutes les difficultés qui l'éloignaient de cette carrière, 
et qui continuèrent de l'assaillir dès qu'il eut de la ré- 
putation. Mais une chose difficile à expliquer, c'est que 
Voltaire lui ait offert 10,000 livres pour l'en détourner. 
En le voyant jouer avec un talent remarquable une 
mauvaise pièce de d'Arnaud, il l'avait invité à se 
rendre chez lui, s'était informé de sa position, avait su 
qu'il jouissait de 750 livres de rente et qu'il pouvait 
suivre l'état de son père. Il le retint dans son hôtel pour 
le former aux rôles de ses pièces ; il le nourrit et le 
logea ainsi environ six mois. Cette conduite n'est-elle 
pas en contradiction avec cette offre de 10,000 livres 
qui auraient été garanties par un petit patrimoine, mais 
qui étaient bien hasardées entre les mains d'un jeune 
homme qui n'avait pas vingt ans, et qui confessait 
n'avoir aucun goût pour le commerce? Sans doute il y 
a loin d'une promesse à la réalisation ; mais fc quand on 



180 VOLTAIRE 

songe aux principes de Voltaire dans de pareilles cir- 
constances, et à sa passion pour le théâtre, le récit de 
Lekain ne saurait être attribué qu'à l'impudence, ou 
plutôt à la crédulité si naïve de la jeunesse. 

Entre Voltaire et Lekain, les services ont été au moins 
réciproques. Sans Voltaire, Lekain eûtril percé? Oui ; car 
rien au monde ne saurait comprimer l'essor du génie. 
Sans Lekain, Voltaire serait-il parvenu à obtenir des 
comédiens la complaisance dont il avait besoin ? Non. 
2,000 écus de gratification étaient-ils une juste récom- 
pense de tous les efforts de Lekain pour triompher des 
cabales et augmenter la gloire de Voltaire? C'est dou- 
teux. 

Pour comprendre combien étaient grands les services 
que rendaient à Voltaire les comédiens qui avaient le 
courage de se charger de ses pièces, asseyons-nous un 
instant dans une loge, pour y contempler les scènes qui 
se passaient au parterre, lorsqu'on devait représenter 
une de ces tragédies ou comédies dont Voltaire, dans 
son Commentaire historique, dans ses lettres à ses amis, 
dans ses billets aux acteurs et aux actrices, augurait si 
mal, comme nous l'avons constaté, et dont il ne s'ex- 
pliquait pas plus la chute que le succès : 

« Dès qu'on savait qu'il avait à l'étude une tragédie 
nouvelle, rapporte Duvernet (p. 410), les cabales com- 
mençaient à se former pour en préparer la chute. Des 
groupes de vociférateurs, des meutes de roquets litté- 
raires, s'emparaient de bonne heure des postes les plus 
importants du parterre : c'était là le champ de bataille. 
Une première représentation était comme un jour de 
combat, où les ennemis longtemps en présence finissent 



ET LES COMÉDIENS. 181 

par se charger. Que faisait Voltaire pour s'assurer cette 
victoire, que la médiocrité et l'envie de concert cher- 
chaient à lui ravir ? Il distribuait trois à quatre cents 
billets d'entrée; et lorsque les coups de sifflet commen- 
çaient à se faire entendre, le bruit en était aussitôt 
étouffé par de violents battements de mains. C'est ainsi 
que la plupart de ses triomphes dramatiques furent 
encore moins dus au mérite de ses chefs-d'œuvre qu'aux 
applaudissements des personnes dont il avait soin de 
garnir le parterre. » Pour comprendre ce récit, il n'est 
pas inutile de rappeler ce que Favart dit page 21 du 
tome II de ses Mémoires sur l'organisation de la claque : 
« La Morlière était chef des cabales contre les pièces nou- 
velles; il est prouvé qu'il avait à sa solde plus de cent 
cinquante conspirateurs. Il mettait tous les auteurs à 
contribution et faisait tomber ou réussir les pièces, sui- 
vant ce qu'on lui donnait ou refusait. » 

Suivant les Mémoires de Lekain (p. 17), Adélaïde 
du Guesclin fut sifflée depuis trois heures jusqu'à six 
heures de relevée. 

Sémiramis, pour la décoration de laquelle le roi avait 
donné 5,000 livres, au dire de Collé (t. I, p. 2), fut 
l'objet des scènes les plus singulières. « Les comédiens 
français, raconte Longchamp (p. 209), avaient déjà fait 
une répétition de la tragédie de Sémiramis. Ils la répé- 
tèrent plusieurs fois en présence de M, de Voltaire, qui 
leur donna quelques avis utiles dont ils profitèrent. 
Quoiqu'il fût assez content de leurs talents, qu'il pût 
compter sur leur zèle, et qu'il eût mis beaucoup de soin 
à travailler sa tragédie, il était loin d'oser compter sur 
la réussite. Il n'ignorait point que Piron, qui se croyait 

T. II. 11 



184 VOLTAIRE 

fort supérieur à lui, et qui était jaloux de ses succès, 
avait ameuté une forte cabale contre Sémiramis ; qu'à 
ce groupe venaient se rallier les soldats de Gorbulon ; 
c'est ainsi qu'il appelait quelquefois les partisans de 
Crcbillon, par allusion à quelque passage de Tune de 
ses pièces. Ceux-ci, dans le fond, étaient bien moins 
admirateurs sincères de leur héros qu'ennemis jaloux 
de M. de Voltaire. Pour contrebalancer les forces de 
cette ligue, M. de Voltaire eut recours à un moyen, à 
la vérité peu digne de lui , mais dont il crut avoir be- 
soin et qui en effet ne lui fut pas inutile : ce fut de 
prendre au bureau un nombre de billets de parterre 
qu'il distribua, outre les siens, à des personnes de sa 
connaissance, qui en donnèrent à leurs amis. MM. Thie- 
riot, Dumolard, Lambert, le chevalier de Mouhy, le 
chevalier de la Morlière, l'abbé de La Mare, etc., dont 
il connaissait le dévouement, s'acquittèrent fort bien de 
celte commission. J'eus aussi, pour ma part, des billets 
à distribuer, et je les mis en de bonnes mains, capables 
de bien claquer à propos. Il fallait sans doute être armés 
et prêts à la défense contre desjj agresseurs connus et 
nombreux. Le jour delà première représentation arrivé, 
les champions de part et d'autre ne manquèrent pas de 
se trouver sur le champ de bataille, armés de pied en 
cap; j'y tenais de pied ferme mon rang de fantassin. 
Chaque parti se promettait bien la victoire ; aussi fut- 
elle disputée et la lutte pénible. Dès 4 lajpremière scène, 
des mouvements excités dans le parterre, des brouha- 
has, des murmures se manifestèrent; on crut même 
entendre quelques coups de sifflets obscurs et honteux ; 
mais dès le commencement aussi les applaudissements 



ET LES COMEDIENS. 18S 

balancèrent au moins tous ces bruits, et ils finirent par 
les étouffer. La pièce se soutint, la représentation se 
termina très bien, et le succès ne parut point équivoque. 
Les antagonistes de M. de Voltaire renouvelèrent leurs 
tentatives aux représentations suivantes ; mais elles ne 
servirent qu'à mieux assurer son triomphe. » Suivant 
Collé (t. I, p. 98), Voltaire avait distribué quatre cents 
billets pour la première représentation de Sémiramis ; 
il en avait donné à ses nièces, à toutes les femmes de 
sa connaissance, afin d'être assuré des deux tiers du 
parterre et des loges ; grâce à ces moyens, il triompha 
des cabales, mais la réussite de Sémiramis lui coûta 
800 livres de son argent, au delà du produit des quinze 
représentations qu'elle obtint. Bientôt on annonça qu'on 
allait jouer à Fontainebleau et à Paris, sur le théâtre 
des Italiens, une parodie de Sémiramis. Voltaire ne 
négligea rien pour écarter ce nouveau péril. Le 10 oc- 
tobre 1148, il écrivit en droiture à la reine, et le même 
jour lui fit demander sa bienveillance par le roi de Po- 
logne; en même temps, il accabla de lettres pathé- 
tiques et pressantes et M me de Pompadour, et M m * d'Ai- 
guillon, et M mo de Villars, et M m *de Luynes, et Maurepas, 
et le président Hénault, et le duc de Fleury, et le duc 
de Gèvres, et d'Argental, et Berner, lieutenant de 
police. 

Oreste réveilla les cabales assoupies. Depuis plus de 
trente ans, suivant les Mémoires de Lekain (p. 17), on 
n'en avait point vu d'aussi fortes que celles qui s'éle- 
vèrent contre Voltaire à la première représentation 
d 1 Oreste. On siffla longtemps avant que la pièce fût 
commencée, dit Duvernet (p. 1S6) ; on siffla jusque dans 



184 VOLTAIRE 

la rue. Pendant les quatre premiers actes, ce fut un 
concert bizarre d'applaudissements et de coups de sif- 
flets. Au cinquième, au redoublement des sifflets se 
mêlèrent les sarcasmes, les huées et les cris immo- 
dérés. « Voltaire a été hué de toute la salle, raconte 
Collé (t. i, p. 147), excepté du parterre, qui a été le 
plus modeste, comme payé pour cela, mais qui a été 
pourtant forcé malgré lui de laisser échapper des mar- 
ques de son ennui. Il avait eu la petite vanité de faire 
imprimer sur les billets de parterre les lettres initiales 
de ce vers d'Horace : 

Omnc tulit pu net uni qui miscuit utile du Ici. 

C'était sans doute un petit coup de patte qu'il voulait 
donner à Crébillon sur sa versification, qui effective- 
ment n'est pas aussi correcte et aussi douce que la 
sienne, mais est plus mâle. Après la chute de la pièce, 
un plaisant du parterre trouva que ces lettres initiales 
voulaient dire : Oreste, tragédie pitoyable que M. Vol- 
taire donne. Je fus à la seconde représentation d'Orgste, 
que Voltaire a rapetassé. Le dernier acte n'est pas, à 
beaucoup près, aussi détestable qu'il l'était; mais il est 
encore bien mauvais. Du reste, la pièce est à peu près 
la même, et je n'ai point vu de changements sensibles 
et de quelque importance. Malgré cela, le parterre sou- 
doyé fit son devoir d'applaudir, et tâcha de gagner son 
argent ; en sorte qu'aidé de ses fanatiques, soutenu par 
ses cabales et son manège, je ne doute pas que Voltaire 
ne fasse traîner sa pièce huit ou dix représentations, 
peut-être même ne lui fasse faire une petite, fortune 
injuste, comme il l'a procurée à Sémiramis (en payant, 



ET LES COMEDIENS. 185 

s'entend.) On a appelé le cinquième acte de cette tra- 
gédie qu'il a refait, à peu de chose près, en entier, un 
acte de contrition; et je dis, moi, que c'est tout au plus 
un acte d'atlrition, car la contrition n'est nullement 
parfaite (t. I, p. 154). — Neuvième et dernière repré- 
sentation de YOreste de Voltaire. Il faudrait une bro- 
chure entière pour écrire les extravagances qu'il a faites 
pour faire applaudir forcément cette rapsodie ; il n'en 
est pourtant pas venu à bout. Il se présentait à toutes 
les représentations, animant ses partisans, distribuant 
ses fanatiques et ses applaudisseurs soudoyés. Tantôt, 
dans le foyer, il jurait que c'était la tragédie de So- 
phocle, et non la sienne, à laquelle on refusait de justes 
louanges ; tantôt, dans l'amphithéâtre, et plongeant sur 
le parterre, il s'écriait : « Ah ! les barbares ! ils ne sen- 
« tent pas la beauté de ceci ! » et se retournant du 
coté de ses gens, il leur disait : « Battons des mains, 
mes chers amis! « applaudissons, mes chers Athé- 
« niens ; » et il claquait sa pièce de toutes ses forces. » 
Collé n'avait pas tort de regarder Voltaire comme la 
principale cause du mécontentement des comédiens 
et des spectateurs. Rien n'égale la précipitation avec 
laquelle Voltaire composait ses pièces. A Tancrède, il 
ne consacra que vingt-six jours (1), aux Lois de Minos 
vingt-cinq (2), à Zaïre dix-huit (3), au Droit du Sei- 
gneur quinze (4), aux Guèbres douze (5), aux Scythes 



(1) Lctlre à d'Argental, du 19 mai 1759. 

(2) Lettre au môme, du 19 janvier 1772. 

(3) Lettre à M"« Qumault, du 16 mars 1736. 

(4) Lettre à d'Argental, du 30 avril 1760. 

(5) Lctlre au même, du 14 auguste 1768. 



186 VOLTAIRE 

dix (1), à Olympie six (2), à Chariot cinq (3), et seu- 
lement trois, suivant Wagnière (p. 264). Il lui suffit 
d'une nuit pour tracer le plan et écrire quelques-unes 
des principales scènes de Y Enfant prodigue (4). Ce 
qu'il avait dit de Tancrède commencée le 22 avril et 
terminée le 18 mai 1159, que c'était une tragédie finie, 
à la vérité, et non faite (5), il pouvait le répéter à cha- 
que tragédie ou comédie qu'il envoyait à Paris. De là 
ce mot de Fontenelle recueilli par Collé (t. I, p. 156) : 
« Voltaire est un auteur bien rare, il fait ses pièces 
à mesure qu'on les joue. » Exemple que suivaient quel- 
quefois les comédiens, et particulièrement à la récep- 
tion de Tancrède, qu'ils ajustèrent à leur fantaisie, et 
ornèrent d'une soixantaine de vers de leur façon. Aussi 
l'auteur mandait-il, le 22 octobre 1760, à Duclos : « Ils 
en ont usé comme de leur bien, parce que je leur ai 
abandonné le profit de la représentation et de l'édi- 
tion. » En vain expédiait-il corrections sur corrections, 
cartons sur cartons; les comédiens lui témoignaient 
peu de déférence, quoiqu'il leur abandonnât, au rap- 
port de Wagnière (p. 202), la rétribution qu'il avait 
droit d'exiger d'eux comme auteur. Ils ne faisaient au- 
cun cas et même se moquaient de ses reproches réité- 
rés sur leur extrême négligence à rejouer ses pièces 
telles qu'il les avait refaites, et c'était avec hauteur 
qu'ils écoutaient les avis qu'il prenait la liberté de leur 



1) Lollro au mémo, du 19 novembre 1766. 
i2) Lettre au môme, du 20 octobre 1761. 

(3) Lettre à Damilaville, du 28 septembre 1767. 

(4) Lettre à M ,u Quinault, du 16 mars 1736. 
5) Lettre à d'Argental, du 19 mai 1759. 



ET LES COMÉDIENS. 187 

donner sur le rôle qu'il leur distribuait de son autorité 
privée, suivant la nature de leur talent ; quelques-uns 
même se fâchaient de cette attention. Suivant Long- 
champ (p. 270), une année ils jurèrent de refuser tout 
ce qui serait offert en son nom, tant ils étaient fatigués 
des corrections qu'on leur imposait chaque fois qu'ils 
allaient répéter ou représenter ses tragédies ou ses 
comédies! Mais, comme ils dépendaient de l'un des gen- 
tilshommes de la chambre , Voltaire ne manquait pas 
d'invoquer leur protection, dit Collé (t. I, p. 182); il 
recourait au duc de Richelieu dans tous ses embarras. 
Il lui avait recommandé le sort de Lekain. Il le char- 
geait du sort de tout ce qu'il désirait voir passer à 
Fontainebleau. Il n'épargnait ni lettres ni compliments 
pour flatter son amour-propre. Il lui dédia l'Orphelin 
de la Chine et les Lois de Minos. Une prière du duc 
devenait un ordre pour une troupe ; l'influence, soit des 
Quinault, soit des Clairon, soit des Lekain, achevait de 
vaincre l'obstination des rebelles. 

Tels étaient les moyens que Voltaire était obligé 
d'employer en dernier lieu pour parvenir à faire accep- 
ter, jouer ou rejouer ses pièces par des comédiens 
pour qui tout ce qui sortait de sa plume devenait une 
occasion de grandes humiliations et d'une conjuration 
de coups de sifflets au théâtre. Voltaire croyait mériter 
leur reconnaissance en leur abandonnant sa part d'au- 
teur. Une telle générosité était pour lui la seule voie 
qui lui facilitât l'entrée des spectacles, remarque Collé 
(t. I, p. 39). Était-ce un dédommagement suffisant pour 
toutes les avanies auxquelles son nom exposait les 
acteurs? Non. Autrement ils auraient été plus disposés 



188 VOLTAIRE 

à déclamer ses vers. Les droits d'auteur se réduisaient 
à peu de chose. Dans une lettre, du H février 1759, au 
comte de Saint-Florentin, Rousseau nous apprend que 
le produit d'un grand opéra, pour chacun des deux au- 
teurs de la partition et des paroles, était de 2,000 livres, 
lorsqu'il soutenait 30 représentations consécutives, sa- 
voir, 100 francs pour chacune des 10 premières repré- 
sentations, et 50 pour chacune des 20 autres. Son Devin 
du village ne lui valut que 1,200 francs, outre ses en- 
trées, franches à perpétuité, qui lui furent bientôt refu- 
sées. Suivant Collé (t. I, p. 361), la Comédie française 
n'était abonnée que 60,000 livres par an. Nous avons 
montré que les recettes extraordinaires ne dépassaient 
jamais 3,800 livres, dont le quart était réservé aux 
pauvres. Il restait donc peu de bénéfice pour un auteur 
dont les pièces, comme beaucoup de celles de Voltaire, 
avaient peu de succès. La première représentation de 
Mérope ne produisit que 3,270 livres. L'acteur que 
Voltaire traita en favori ne reçut de lui que 2,000 écus 
de gratification dans l'espace de dix-huit ans. On peut 
deviner par ce chiffre que les comédiens avaient peu 
à gagner en travaillant à ajouter quelques fleurons à sa 
couronne. 

Nous disons que le droit d'auteur était peu de chose. 
Prouvons-le par ces particularités que nous emprun- 
tons à un article de M. Louis de Loménie sur Beau- 
marchais, publié dans la Revue des deux mondes, du 
1 er mai 1853 : « Un règlement de l'autorité royale en 
1697 donnait aux auteurs le neuvième de la recette 
pour les pièces en cinq actes, le douzième pour les 
pièces en trois actes, sauf le prélèvement des frais jour- 



ET LES COMÉDIENS. 189 

naliers du théâtre, fixés à 500 livres pendant l'hiver et 
à 300 livres pendant 1 été. 11 statuait très équitable- 
ment que, lorsque deux fois de suite ce chiffre de re- 
cette de 500 et de 300 livres ne serait pas atteint, les 
comédiens auraient la faculté de retirer la pièce ; mais 
il n'était pas dit qu'en cas de réussite heureuse l'auteur 
perdrait tous ses droits sur son ouvrage. Ce règlement 
fut en vigueur jusqu'en 1757. A cette époque, les Co- 
médiens français obtinrent du roi la faculté de vendre 
à vie des entrées au spectacle qui ne figuraient point 
dans le compte fourni à l'auteur. H IIs obtinrent de plus 
la faculté de confisquer une pièce à leur profit aussitôt 
que la recette en serait tombée une seule fois, non plus 
au-dessous de 500 livres pendant l'hiver et de 300 li- 
vres pendant l'été, mais au-dessous de 1,200 livres 
l'hiver et de 800 livres l'été. Ils parvinrent enfin à faire 
passer en habitude de ne plus guère compter aux au- 
teurs que la recette casuelle faite à la porte, de sup- 
primer presque tous les autres éléments de la recette, 
abonnements et loges ; de leur faire supporter sur ce 
produit casuel des frais journaliers évalués arbitraire- 
ment, et une retenue d'un quart pour le quart des pau- 
vres, qu'ils payaient à Tannée moyennant une somme 
fixe trois fois moindre. Grâce à ces ingénieux calculs, 
quand la pièce était confisquée par eux comme n'ayant 
pas fait 1,200 livres de recette, elle en avait fait en réa- 
lité plus de 2,000 ; et quand elle dépassait le chiffre de 
1,200 livres, le neuvième de l'auteur était rogné de 
plus de moitié. » C'est ainsi qu'après trente-deux repré- 
sentations du Barbier de Séville, dont la première re- 
présentation avait produit une recette de 3,367 livres, 

u. 



190 VOLTAIRE 

les comédiens, ajoute M. de Loménie, n'offrirent à Beau- 
marchais que 4,506 livres pour son droit d'auteur. 
Ces documents permettent de conjecturer qu'il n'y a 
guère de pièces de Voltaire qui ne devinrent, de droit, 
la propriété des acteurs, et qu'il lui serait revenu peu 
de bénéfice pour ses tragédies qui eurent le bonheur 
de se soutenir constamment en été comme en hiver 
sur le théâtre. 

Pour comprendre la modicité des recettes de la Comé- 
die française à cette époque, il est nécessaire de remar- 
quer que chez la Pompadour comme chez la reine Marie- 
Antoinette, dans les palais des princes comme dans les 
hôtels des fermiers généraux, dans les boudoirs de tons 
les grands seigneurs comme dans les salons de toutes les 
personnes aisées, on jouait la comédie, et que, chez toutes 
les personnes qui se piquaient de philosophie et d'édu- 
cation, la principale pour ne pas dire Tunique occupa- 
tion était de s'exercer à briller dans un rôle de tragédie 
ou de comédie. On fréquentait avec d'autant plus de 
plaisir ces théâtres de société, qu'on était sûr d'y ren- 
contrer des personnes de connaissance et d'y voir re- 
présenter des pièces sur lesquelles l'impitoyable cen- 
sure n'avait aucun pouvoir. On les donnait telles que 
les auteurs les avaient faites, ou plutôt telles qu'elles 
avaient été commandées; ici doucereuses, morales, 
intéressantes; là, au contraire, dévergondées, impies, 
licencieuses. La multitude de ces théâtres de société 
attirait les grands et les gens éclairés, et les empêchait 
par conséquent de hanter et d'enrichir la Comédie fran- 
çaise, à laquelle il ne restait que la populace. 

Comme Voltaire abandonnait aussi quelquefois aux 



ET LES LIBRAIRES. 191 

comédiens le bénéfice de l'impression de ses pièces, il 
s'agit de savoir combien rapportait la publication de 
ces pièces. L'histoire de la librairie à cette époque va 
trancher la question. 



X. — Voltaire et les libraires. 
Dans son Art poétique, Boileau avait dit : 

Je sais qu'un noble esprit peut, sans honte et sans crime, 
Tirer de son travail un tribut légitime. 

Au xvin* siècle, aucun écrivain ne se faisait un scru- 
pule de vendre le fruit de ses veilles. La propriété litté- 
raire était reconnue dans toutes les classes de la société. 
Elle s'était mise sous la protection des lois. A la requête 
de Crébillon, qui s'était plaint de ce qu'on avait saisi 
sa part d'auteur de Catilina entre les mains des comé- 
diens, et la somme pour laquelle cette pièce avait été 
cédée au libraire Prault pour la publier, il fut rendu, 
le 21 mars 1749, un Arrest du Conseil d 1 Estât du 
Roy, qui déclara que les productions de l'esprit n'é- 
taient point au rang des effets saisissables. 

Quelle était alors la valeur d'une propriété littéraire? 
Pour éclaircir cette question r il faut prouver que le 
nombre des lecteurs était loin d'être considérable. 

Le Mercure de France était le journal le plus répandu 
de l'Europe; quand on en tira 7,000 exemplaires, La 
Harpe en parla dans sa Correspondance littéraire 
(t. II. p. 300) comme d'un succès sans exemple. La 
Harpe était peut-être la dupe des bureaux, car, en 1763, 



192 VOLTAIRE 

le Mercure publia la liste de ses souscripteurs; elle ne 
n'en présentait que 1,600, savoir 600 pour Paris, 900 
pour la province et de 30 à 40 pour l'étranger. À Lon- 
dres, où les débouchés sont plus considérables qu'à 
Paris, quand le Courrier de V Europe qui avait influé 
sur la guerre d'Amérique compta 5,000 abonnements, 
son directeur, De Serres de Latour fut étonné de sa 
fortune, dit Brissot, (t. II, p. 166 de ses Mémoires). 

L'ouvrage qui fit le plus de bruit fut Y Encyclopédie, 
dont chaque volume revenait à 1 louis. Elle ne compta 
d'abord que 3,000 souscripteurs; en septembre 1764, 
Grimm, dans sa Correspondance littéraire, regardait 
ce nombre comme un prodige. L'Encyclopédie eut mille 
peines à atteindre au chiffre net de 4,000 abonnés. 

Beaucoup d'ouvrages eurent un succès prodigieux, 
mais n'enrichirent guère leurs auteurs. 

Dans sa lettre, du 27 mai 1750, au marquis de Stain- 
ville, Montesquieu nous apprend que son Esprit des 
lois eut vingt-deux éditions en dix-huit mois, et "qu'il 
fut traduit dans toutes les langues. Ses lettres, du 
7 mars 1749, au grand-prieur Solar, du 27 juin 1751, 
et du 4 octobre 1752, à l'abbé de Guasco, attestent 
que le seul profit qu'il en retira fut de vendre beau- 
coup de vin de son crû aux Anglais. 

Delille ne retira que 400 francs de sa traduction des 
Géorgiques. Les Mémoires de Grammont ne furent 
vendus que 1,500 francs. Par l'intermédiaire de Dalem- 
bert, Bernardin de Saint-Pierre remit (1) le manuscrit 



(i) Peignot, Amusements philologiques. Dijon, 1842. In-8°, p. Î69 
fct 274. 



ET LES LIBRAIRES, 193 

de son premier ouvrage pour un billet de 1,000 livres. 

Dans sa lettre du 18 août 1749, à Georges Montagu* 
Horace Walpole nous apprend que Fielding ne retira 
d'abord que 600 livres sterling de son Tom Jones. 

Crébillon vendit 40 louis sa pièce de Xerxès, au 
dire de Collé (t. I. p. 72). Quant à son Catilina, attendu 
avec la plus vive impatience depuis trente ans, et dont 
les morceaux les plus saillants avaient été lus dans 
des séances de l'Académie française, il lui valut 
3,600 francs (1). 

Collé fit imprimer à ses frais son Théâtre de société. 
« En comptant tout, dit-il, il me revient à 3,077 livres 
10 sous ; il se vend 8 livres 8 sous les deux volumes. 
Le produit net pour moi sera de 6 livres par chaque 
exemplaire. » Collé n'obtint probablement pas ce béné- 
fice, car il laissa au libraire Gueffier le soin de publier 
une seconde édition de son Théâtre en trois volumes ; 
elle ne fut tirée qu'à 1,500 exemplaires, comme il l'a- 
voue lui-même (t. III. p. 370). 

« J'étais lié avec l'abbé de Condillac, raconte Rous- 
seau au livre VII de ses Confessions. Je suis le premier 
peut-être qui ait vu sa portée, et qui Tait estimé ce qu'il 
valait. Il travaillait à Y Essai sur. V origine des con- 
naissances humaines, qui est son premier ouvrage. 
Quand il fut achevé, l'embarras fut de trouver un li- 
braire qui voulût s'en charger. Les libraires de Paris 
sont arrogants et durs pour tout homme qui com- 
mence, et la métaphysique, alors très peu à la mode, 
n'offrait pas un sujet bien attrayant. Je parlai à Diderot 

(1) Bulletin du bibliophile, do 1850. 



1*4 VOLTAIRE 

de Condillac et de son ouvrage. Diderot engagea le 
libraire Durand à prendre le manuscrit de l'abbé, et ce 
grand métaphysicien eut de son premier volume, et 
presque par grâce, 100 écus qu'il n'aurait peut-être 
pas trouvés sans moi. » 

Ouvrons les Confessions de Rousseau pour savoir 
ce que lui valut le métier d'auteur, c Pissot, mon 
libraire, rapporte Rousseau, me donnait toujours très 
peu de chose de mes brochures, souvent rien du tout ; 
et, par exemple, je n'eus pas un liard de mon premier 
Discours; Diderot le lui donna gratuitement. Il fallait 
attendre longtemps et tirer sou à sou le peu qu'il me 
donnait. — Après avoir demeuré longtemps sans en- 
tendre parler deY Emile, qui m'avait coûté vingt ans de 
méditation et trois ans de travail, depuis que je l'avais 
remis à M me de Luxembourg, j'appris enfin que le mar- 
ché en était conclu à Paris avec le libraire Duchesne, 
et par celui-ci avec le libraire Néaulme d'Amsterdam. 
M mc de Luxembourg m'envoya les deux doubles de mon 
traité avec Duchesne pour les signer. Je reconnus l'é- 
criture pour être de la même main dont étaient celles 
des lettres de M. de Malesherbes, qu'il ne m'écrivait pas 
de sa propre main. Cette certitude que mon traité se 
faisait de l'aveu et sous les yeux du magistrat me le fit 
signer avec confiance. Duchesne me donnait de ee 
manuscrit 6,000 francs, la moitié comptant, et, je 
crois, cent ou deux cents exemplaires. En attendant, je 
mis la dernière main au Contrat social, et l'envoyai à 
Rey, fixant le prix de ce manuscrit à 1,000 francs, 
qu'il me donna. — Je pris le parti de céder pour 
1:2 louis mon extrait de la Paix perpétuelle à un certain 



ET LES LIBRAIRES. 1*5 

M. Bastide, auteur d'un journal appelé le Monde. Notre 
accord était qu'il s'imprimerait dans son journal; mais 
sitôt qu'il fut propriétaire de ce manuscrit, il jugea à 
propos de le faire imprimer à part. Mon Dictionnaire 
de musique m'avait valu 100 louis comptant et 100 écus 
de rente viagère. Il se présenta une compagnie de né- 
gociants de Neufchâtel pour l'entreprise d'une édition 
générale de mes écrits. J'avais, tant en ouvrages im- 
primés qu'en pièces encore manuscrites, de quoi fournir 
six volumes in-quarto; je m'engageai à veiller sur l'édi- 
tion : au moyen de quoi ils devaient me faire une pen- 
sion viagère de 1,600 livres de France, et un présent 
de 1,000 écus une fois payés. L'entreprise s'évanouit. » 
Suivant La Harpe (t. I. p. 189), Diderot obtint 100 écus 
du libraire auquel il remit son premier ouvrage. Plus 
tard, raconte M mo de Vandeul, il composa Y Essai sur 
le mérite et la vertu, les Pensées philosophiques, 
l'Interprétation de la nature, les Bijoux indiscrets, 
les Lettres sur les sourds et les aveugles; chacun de 
ces manuscrits ne lui rapporta que 50 louis. Pour 
1,200 francs par an, il se chargea de la direction 
de Y Encyclopédie. Aussi Voltaire disait-il, le 26 février 
1758, à d'Argental : « Des engagements avec les li- 
braires ! Est-ce bien à un grand homme tel que lui à 
dépendre des libraires? C'est aux libraires à attendre 
ses ordres dans son antichambre. Cette entreprise vau- 
dra donc à M. Diderot environ 30,000 livres! Elle devait 
lui en valoir 200,000 (j'entends à lui et à M. Dalembert, 
et à une ou deux personnes qui les secondent); et s'ils 
avaient voulu seulement honorer le petit trou de Lau- 
sanne de leurs travaux, je leur aurais fait mon billet 



\\*\ VOLTAIRE 

<l«* 200 ; ôoo livras. Il est question de ne pas 
en esclaves «les libraires. •» 

Voltaire n'a pas été moins fécond que tons ces illustres 
écrivains. Il .Vagit de savoir quel profit il retirera de 
ses nombreux écrits. 

A-l-il travaillé en esclave des libraires? Son: il ne les 
gâtait, pas. 0'e*t ce qu'atteste cette lettre qu'il adressa, fe 
12 décembre IlSti, â son ami Berger : « Je vais faire 
partir la pièce nie I \ Enfant prodigue) et la préface pour 
»-,trc imprimée par le libraire qui en offrira davantage, 
car j<; ne veux faire plaisir â aucun de ces messieurs, 
qui sont, comme les comédiens, créés par les auteurs, 
k très ingrats envers leurs créateurs. Je suis indigné 
contre Prault; faites-lui sentir ses torts et punissez-le 
en donnant la pièce à un autre. Ainsi, négocie* arec 
lr libraire, le moins fripon et le moins ignorant que 
faire ne pourra. » 

A la vérité, je lis ces mots dans le Commentaire his- 
torique : « Je ne puis assez m V* tonner de la bassesse 
avec laquelle tant de barbouilleurs de papier ont im- 
primé qu'il (Voltaire) avait fait une fortune immense 
par la vente continuelle de ses ouvrages. * Que faut-il 
en conclure? Que Voltaire s'est mis en contradictioo 
avec lui-même; car, dans ce même Commentaire his- 
torique, il avoue que le succès de la Henriadeen Angle- 
terre fut le commencement de sa fortune. Sa lettre, du 
12 mars 1754, atteste que d'autres ouvrages contribuè- 
rent à l'enrichir. Nous l'avons démontré plus haut. 

Devenu riche, a-t-il renoncé au proût qu'il avait le 
droit de tirer de ses ouvrages? Non. A toutes les épo- 
ques de sa vie, il n'a cessé d'exiger des honoraires de 



ET LES LIBRAIRES. 197 

fees éditeurs. Ainsi, le 29 mai 1733, il manda à Cide- 
ville : « A l'égard de Charles XII, Jore peut en tirer 
sept cent cinquante et m'en donner deux cent cin- 
quante pour ma peine. » Le 19 juin suivant, il lui 
écrit : « Je ne change rien du tout à mes dispositions 
avec Jore, et j'insiste plus que jamais pour avoir les 
cent exemplaires (des Lettres philosophiques), dont 
il faut que je donne cinquante, qui seront répandus 
à propos. » Le 18 septembre 1736, il écrit à Berger : 
« Vous savez sans doute le marché que j'ai fait avec 
Prault. Je lui donne laHenriade, à condition qu'il m'en 
donnera soixante et douze exemplaires magnifiquement 
reliés et dorés sur tranche. Outre cela, je veux en avoir 
une centaine d'exemplaires au prix coûtant, en feuilles, 
que je ferai relier à mes frais. Quand je parle d'acheter 
cent exemplaires au prix coûtant, je veux bien mettre 
quelque chose au-dessus, afin que le libraire y gagne. 
C'est comme cela que je l'entends. » Le 25 février 1737, 
il mande à d'Argental : « Si cet Enfant (Y Enfant pro- 
digue) a gagné sa vie, je vous prie de faire en sorte 
que son pécule me soit envoyé tous frais faits. C'est 
une bagatelle; mais il m'est arrivé encore de nouveaux 
désastres; j'ai fait des pertes dans le chemin. » Le 
14 septembre suivant, il dit à l'abbé Moussinot : « Je 
prie M. votre frère d'aller trouver Prault et de lui dire 
que s'il veut donner 1,200 livres de Y Enfant prodigue, 
600 livres comptant et 600 après l'impression, on lui 
livrera le manuscrit avec l'approbation, pourvu qu'il 
n'ébruite pas la chose avant le temps. » Le 7 octobre, 
nouvelle lettre : c M. Moussinot ne délivrera le paquet 
à M. Prault qu'en cas que ledit Prault fasse le billet dont 



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ET LES LIBRAIRES. 18£ 

sensible en donnant le produit de l'impression (de Zw- 
lime) à Lekain. Il faudra qu'il veille à empêcher les édi- 
tions furtives. Vous pouvez promettre le profit de l'édi- 
tion de Tancrède à M lle Clairon; ainsi il n'y aura point 
de jalousie, et Lekain pourra hautement jouir de ce 
petit bénéfice, supposé que la pièce réussisse. » Dans 
le mois d'avril 1767, il est encore question de Lekain. 
Le libraire Lacombe, qui avait édité les Scythes, reçut 
ce billet de Voltaire : « Je vous prie de donner un petit 
honoraire de 25 louis d'or à M. Lekain pour toutes les 
peines qu'il a bien voulu prendre ; car, quoique cette 
pièce ne fût point faite du tout pour Paris, il faut pour- 
tant témoigner sa reconnaissance à celui qui s'est donné 
tant de peine pour si peu de chose. Je suppose que la 
pièce a quelque succès : si vous y perdez, je suis prêt 
à vous dédommager. » Cependant voici Wagnière 
(p. 37) qui fait cette observation : « Je puis certifier à 
tous les détracteurs de M. de Voltaire que jamais, dans 
les 25 années que j'ai eu le bonheur de lui être atta- 
ché, il n'a exigé la moindre rétribution d'aucun de ses 
ouvrages; qu'au contraire, je lui en ai vu souvent 
acheter des exemplaires pour les donner à ses amis, et 
qu'il n'a jamais voulu souffrir que ceux qu'il en grati- 
fiait me fissent quelque présent, dans la crainte que l'on 
ne dît qu'il se servait de mon nom pour les vendre. » 
Il est évident que les lettres de Voltaire donnent un 
démenti à Wagnière. Mais Wagnière lui-même vient 
réfuter son allégation; car il avoue (p. 171) que le 
libraire Panckoucke lui donna un billet de 6,006 francs 
à l'occasion d'une édition des Œuvres de Voltaire. Col- 
lini(p.555 et 164), plus sincère, nous apprend que Vol- 



Jf.0 VOLTAIRE 

aw>, lui •:ctia le posait de l'édition de I»]iÂtfû» '&*a 
ijiwii. *.\, '[ne les* frères Onmer le rêcompeiiâêreac ç^sé- 
.* ruxemenr, de la peine qu'il avait eue de sofçaier les 
ïiarm^.m.- de* (jEuvre* de Voltaire '[œ usa lïlhciîrfs 
ouriii. tient .» Genève. 

T'iiir..^ *:ea -:ir.ar.ion3 7 qu'il serait facile de mmDcipiier. 
•.r, *uxquidl»->. le lecteur peut join«ire des Eût? anaio^oes 
■•r-AppiUi-r"! dan.* rouf, le cours «le nos recherches, liêmon- 
r.r^rir qui* Voltaire ne travaillait pas ea esdave des lï- 
briip»::?. Cap. pour eux. donner des livres à Voltaire. 
'M '1-jfiner 'le l'-irgent à .-ses secrétaires et à ses coor- 
si«-:r-. s c'était, toujours donner. Voltaire avait le droii 
dV<i^»:r d'eux: des honoraires; je ne loi en fais pas de 
reproche. 

Qu'il soit aussi permis de prouver qu'il loi est arrive 
plusieurs fois de frustrer ses éditeurs. II résulte de sa 
lettre, du ± novembre l"31 f à Cideville, qu 11 chercha 
.t interdire l'entrée en France de l'édition de ses Œu- 
vres faite à Amsterdam, chez Ledet et Desbordes, afin 
de favoriser la venre d'une édition des mêmes Œuvres 
qu'il surveillait ;i Rouen, au détriment du marché fait 
avec Ledet d'Amsterdam «1). De même en i"40. Le 
V e juin, il écrit à Van Duren, libraire à La Haye : 
'• J'ai en main un manuscrit singulier, composé par un 
des hommes les [dus considérables de l'Europe; c'est 
une espèce de réfutation du Prince de Machiavel, cha- 
pitre par chapitre. L'ouvrage est nourri de faits inté- 
ressants et de réflexions hardies qui piquent la curiosité 
du lecteur, et qui font le profit du libraire. Je suis 

[\, Lettre* de La Beaumelle à Voltaire Londres, 1163. In-lî, p. 152. 



ET LES LIBRAIRES. 201 

chargé d'y retoucher quelque petite chose, et de le 
faire imprimer. J'enverrais l'exemplaire que j'ai entre 
les mains à condition que vous le ferez copier à Bruxelles, 
et que vous me renverrez mon manuscrit ; j'y joindrais 
une Préface, et je ne demanderais d'autre condition que 
de le bien imprimer et d'en envoyer deux douzaines 
d'exemplaires, magnifiquement reliés en maroquin, à 
la cour d'Allemagne qui vous serait indiquée. Vous 
m'en feriez tenir aussi deux douzaines en veau. Mais 
je voudrais que le Machiavel, soit en italien, soit en 
français, fût imprimé à côté de la réfutation, le tout en 
beaux caractères et avec grande marge. » Van Duren 
s'empressa d'imprimer le manuscrit proposé. Que se 
passa-t-il depuis? Voltaire va nous l'apprendre. Le 
20 juillet, il mande à Frédéric le Grand, l'auteur de la 
réfutation de Machiavel : « La première chose que je 
fis hier, en arrivant (à la Haye), fut d'aller chez le plus 
retors et le plus hardi libraire du pays, qui s'était chargé 
de la chose en question. Je répète à Votre Majesté que 
je n'avais pas laissé dans le manuscrit un mot dont 
personne en Europe pût se plaindre. Mais, malgré cela, 
puisque Votre Majesté avait à cœur de retirer l'édition, 
je n'avais plus ni d'autre volonté ni d'autre désir. J'a- 
vais déjà fait sonder ce hardi fourbe nommé Jean Van 
Duren, et j'avais envoyé en poste un homme qui, par 
provision, devait du moins retirer, sous des prétextes 
plausibles, quelques feuilles du manuscrit, lequel n'é- 
tait pas à moitié imprimé; car je savais bien que mon 
Hollandais n'entendrait à aucune proposition. En effet, 
je suis venu à temps ; le scélérat avait déjà refusé de 
rendre une page du manuscrit. Je l'envoyai chercher, 



iOf VOLTAIRE 

je le sondai, le tournai de tous les sens; il me tài en- 
tendre que, maître du manuscrit, il ne s'en dessaisirait 
j;irnaU jiour quelque avantage que ce put être ; qu'il 
avair commencé l'impression, qu'il la finirait. Quand 
je vis que j'avais affaire à un Hollandais qui abusait de 
la liberté «le son pays, et à un libraire qui poussait à 
I <xo«-s son droit de persécuter les auteurs, ne pou- 
vant ici confier mon secret à personne, ni implorer 
le secours de l'autorité, je me souvins que Votre 
Maje-té «lit, dans un des chapitres de VAnti-MachU- 
ud, qu'il est permis d'employer quelque honnête finesse 
en fait, de négociation. Je dis donc à Jean Van Doren 
que je ne venais que pour corriger quelques pages du 
manuscrit. * Très volontiers, monsieur, me dit-il; si 
vous voulez venir chez moi, je vous le confierai géné- 
reusement feuille à feuille : vous corrigerez ce qu'il 
vous plaira, enfermé dans ma chambre, en présence de 
ma famille et de mes garçons. * J'acceptai son offre cor- 
diale, j'allai chez lui et je corrigeai en effet quelques 
feuilles qu'il reprenait à mesure et qu'il lisait pour voir 
si je ne le trompais point. Lui ayant inspiré par là un 
peu moins de défiance, j'ai retourné aujourd'hui dans la 
môme prison, où il m'a enfermé de même, et, ayant 
obtenu six chapitres à la fois, pour les confronter, je 
les ai raturés de façon et j'ai écrit dans les interlignes 
de si horribles galimatias et des coq-à-1'àne si ridicules, 
que cela ne ressemble plus à un ouvrage. Gela s'appelle 
faire sauter son vaisseau en l'air pour n'être point pris 
par l'ennemi. J étais au désespoir de sacrifier un si 
bel ouvrage, mais enfin j'obéissais au roi que j'idolâtre, 
et je vous réponds que j'y allais de bon cœur. Qui est 



ET LES LIBRAIRES. Ê03 

étonné à présent et confondu? C'est mon vilain. » Cette 
lettre n'a pas besoin de commentaire. Qu'advint-il en- 
suite? Dans le mois d'août, Voltaire écrit à Frédéric le 
Grand : « Croiriez- vous que Van Duren, ayant le pre- 
mier annoncé qu'il vendrait Y Anti-Machiavel, est en 
droit par là de le vendre, selon les lois, et croit pouvoir 
empêcher tout autre libraire de vendre l'ouvrage? » 
En dépit de ces prétentions, Voltaire envoie ce billet, 
le 18 du même mois, à l'abbé Moussinot : « Vous pou- 
vez transiger avec Prault fils, mais il ne faudra pas 
moins qu'un marché de mille écus, dont le dixième, 
s'il vous plait, sera pour vous. Je n'ai nulle part ni au 
manuscrit, ni au profit. Je remplis seulement ma mis- 
sion. » En attendant que Prault eût publié à Paris V Anti- 
Machiavel, Voltaire en faisait commencer une édition à 
La Haye même, comme nous l'apprend sa lettre, du 
22 septembre, à Frédéric le Grand. Pourquoi cette édi- 
tion? Il nous répond, dans sa missive, du 12 octobre, 
à l'auteur couronné : « J'ai fait travailler nuit et jour à 
cette nouvelle édition, dont je vais distribuer les exem- 
plaires dans toute l'Europe, pour faire tomber celle de 
Van Duren. Si, après avoir confronté l'une et l'autre, 
Votre Majesté me trouve trop sévère; si elle veut con- 
server quelques traits retranchés ou en ajouter d'autres, 
elle n'a qu'à dire ; comme je compte acheter la moitié 
de la nouvelle édition de Paupie pour en faire des pré- 
sents, et que Paupie a déjà vendu par avance l'autre 
moitié à ses correspondants, j'en ferai commencer dans 
quinze jours une édition plus correcte, et qui sera con- 
forme à vos intentions. Donnez-moi, Sire, des ordres 
précis. Si votre Majesté ne trouve pas assez encore que 



204 VOLTAIRE 

l'édition de Van Duren soit étouffée par la nouvelle, si 
elle veut qu'on retire le plus qu'on pourra d'exemplaires 
de celle de Van Duren, elle n'a qu'à ordonner. J'en ferai 
retirer autant que je pourrai, sans affectation, dans les 
pays étrangers, car il a commencé à débiter son édition 
dans les autres pays; c'est une de ces fourberies à 
laquelle on ne pouvait remédier. Je suis obligé de sou- 
tenir ici un procès contre lui; l'intention du scélérat 
était d'être seul le maître de la première et de la seconde 
édition. Il voulait imprimer et le manuscrit que j'ai 
tenté de retirer de ses mains, et celui même que j'ai 
corrigé. Il veut friponner sous le manteau de la loi. Il 
se fonde sur ce qu'ayant le premier manuscrit de moi, 
il a seul le droit d'impression; il a raison d'en user 
ainsi ; ces deux éditions et les suivantes feraient sa 
fortune, et je suis sûr qu'un libraire, qui aurait seul 
le droit de copie en Europe, gagnerait 30,000 ducats 
au moins. » Voilà comment Voltaire interprétait les lois 
et observait les contrats. A Ferney, il continua aussi 
d'agir à sa guise, sans s'inquiéter de l'embarras où se 
trouverait un libraire qui venait de publier un ouvrage 
déjà confié, à son insu, à un autre libraire. Témoin ces 
lignes adressées, le 16 décembre 1760, à d'Argental : 
« J'avais bien raison de vouloir revoir l'édition de 
Prault. Daignez jeter les yeux sur la pièce, et vous 
verrez que j'ai fait toutes les corrections indispensables. 
Son édition était ridicule et absurde. Prault aura un peu 
à remanier, c'est le terme de l'art ; mais c'est une peine 
et une dépense très médiocres. Il a très grand tort de 
craindre que l'édition des Cramer ne croise la sienne. 
Les Cramer n'ont point commencé ; ils n'ont,, point 



ET LES LIBRAIRES. 205 

l'ouvrage, et ils ne l'imprimeront que pour les pays 
étrangers. D'ailleurs, j'enverrai incessamment au petit 
Prault un ouvrage que je crois assez neuf et assez inté- 
ressant (Appel à toutes les nations de V Europe). » Finis- 
sons par un passage dans lequel Voltaire abandonnait 
ses droits d'auteur à trois libraires différents. C'est le 
5 novembre 1756, qu'il disait à Walther : « Le sieur 
Lambert à Paris, et les sieurs Cramer à Genève ont 
voulu, chacun de leur côté, faire une nouvelle édition 
de mes Œuvres. Je ne puis corriger celle de Lambert, 
mais je ne puis m'empêcher de corriger, dans celle des 
frères Cramer, toutes les pièces dont je suis mécontent; 
c'est un ouvrage auquel je ne puis travailler qu'à me- 
sure qu'on imprime. Il y a à chaque page des correc- 
tions et des additions si considérables, que tout cela 
fait en quelque sorte un nouvel ouvrage. Si vous pouviez 
trouver le moyen de mettre toutes ces nouveautés dans 
votre dernière édition, cela pourrait lui donner quelque 
cours à la longue. Je suis très fâché de toute cette con- 
currence d'éditions. » Si, dans ces circonstances, Vol- 
taire n'exigeait aucune rétribution, il n'en mérite pas 
moins d'être blâmé, puisqu'il causait un préjudice réel 
au libraire qui avait fait les frais d'une édition annulée 
par les corrections d'une édition suivante. 

Voltaire avait-il besoin des libraires, il ne reculait 
devant aucun sacrifice. Dès le 30 août 1738, il écrivait 
au Rédacteur de la Bibliothèque française; « Dès que 
l'édition des sieurs Ledet parut à Paris, les libraires de 
Paris en firent une autre qui lui était entièrement con- 
forme; elle est intitulée de Londres, parce qu'ils n'ont 
qu'une permission tacite. J'ai obtenu qu'ils corrigeas- 

12 



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ET LES LIBRAIRES. 207 

d'être indigne des juges devant lesquels on va paraître 
produit de nouveaux efforts et de nouvelles beautés. 
Pour moi, je ne répondrais que de mes nouveaux efforts ; 
et, comme il n'est pas juste que les libraires en portent 
la dépense, je paierai très volontiers à mes libraires, à 
qui j'ai fait présent de mes ouvrages, tous les change- 
ments que je voudrais y faire. Je suis si peu content de 
tout ce que j'ai écrit, que j'aurai très grande obligation 
à ceux qui m'impriment actuellement, s'ils veulent entrer 
dans mes vues. Il y a beaucoup d'endroits de la Hen- 
riade, et surtout de mes tragédies, dont je ne suis point 
du tout content. A l'égard de Y Histoire de Charles XII> 
je suis actuellement occupé à la réformer. J'en ai déjà 
envoyé plus d'un tiers aux libraires. Si les libraires veu- 
lent attendre un peu, l'ouvrage n'en sera que meilleur; 
s'ils n'attendent pas, il faudra bien le corriger un jour. » 
Maintenant, donnons quelques coups de ciseaux à la 
correspondance de Voltaire avec le libraire Walther. Le 
15 juin 1741, Voltaire écrit à Walther : « M. Algarotti 
m'ayant mandé que vous vouliez faire une nouvelle édi- 
tion de mes ouvrages, non seulement je vous donne mon 
consentement, mais je vous aiderai et je vous achèterai 
beaucoup d'exemplaires; bien entendu que vous vous 
conformerez aux directions que vous recevrez de ceux 
qui conduiront cette impression, et qui doivent vous 
fournir mes vrais ouvrages bien corrigés. Gardez-vous 
bien de suivre l'édition débitée sous le nom de Noursc 
à Londres, celle qui est intitulée de Genève, celle de 
Rouen, et surtout celle de Ledet, et d'Arkstée et Merkus 
à Amsterdam ; ces dernières sont la honte de la librairie ; 
presque tout ce que j'ai fait y est défiguré. » — Le 



208 VOLTAIRE 

23 septembre suivant, autre lettre : « Je vous ai mis en 
état de faire une édition complète et correcte de mes 
Œuvres. Je vous en ai envoyé trois tomes remplis de 
beaucoup de choses qui ne sont dans aucune autre édition, 
et purgés de toutes les fautes qui les défiguraient. J'ai 
travaillé aux autres volumes avee le même soin, et je 
vous achète quatre cents exemplaires de votre édition, 
que je veux bien vous payer tome à tome pour vous 
encourager. * Walther ayant voulu lui faire cadeau d'un 
service de porcelaine de Saxe à l'occasion de ces correc- 
tions, Voltaire lui répondit le 19 novembre 1148 : * Je 
recevrai avec plaisir quelques exemplaires de votre édi- 
tion ; c'est bien assez; et si vous m'envoyez autre chose, 
je vous avertis que je vous renverrai votre présent; 
vous avez fait assez de dépense pour votre édition. 
Encore une fois, des exemplaires sont tout ce qu'il me 
faut, et tout ce que je veux. » Dans le mois de sep- 
tembre 1749, nouvelle lettre : « Je vous envoie les pièces 
curieuses que j'ai recouvrées, et qui feront valoir votre 
édition. Vous aurez incessamment cette tragédie de Sémi- 
ramis qu'on joue depuis un mois à Paris. Votre intérêt 
doit être d'en tirer des exemplaires à part avant défaire 
paraître l'édition totale. Il y aura un petit avertissement 
dans lequel on annoncera les huit tomes, et on désavouera 
les autres éditions antérieures. » Cependant Voltaire ne 
fut pas content de cette édition. Aussi, le 19 sep- 
tembre 1750, mande- t-il à Walther : « Je vous adresse 
un exemplaire de votre édition que j'ai enfin trouvé le 
temps de corriger. J'y joins des pièces nouvelles qui 
ont été imprimées à Paris depuis la publication de votre 
dernier volume. J'ai fait refaire de nouvelles feuilles à 



ET LES LIBRAIRES. 209 

quelques endroits qui étaient imprimés sur des copies 
défectueuses. Je vous envoie trois exemplaires de ces 
feuilles nouvelles que j ? ai fait imprimer, et que j'ai fait 
insérer dans votre exemplaire, qui doit vous rester, et 
qui sera votre modèle. Voici ce que vous pourriez faire. 
Je vous conseillerais de réformer toute votre édition sur 
ce plan autant que vous le pourrez, d'y ajouter un nou- 
veau titre qui annoncerait une édition nouvelle plus 
complète et très corrigée. J'y ferais aine nouvelle épître 
dédicatoire et une nouvelle préface. Je serais alors auto- 
risé, par les soins que vous auriez pris, à vous soutenir 
contre les libraires de Hollande, et à faire valoir votre 
ouvrage; je le ferais annoncer dans les gazettes comme 
le seul qui contient mes œuvres véritables. Je vous 
exhorte à prendre ce parti. Je crois que c'est le seul 
moyen de faire tomber les éditions de Hollande, et de 
décrier ces corsaires. Je ne peux vous dissimuler que 
votre édition est décriée en France ; mais, quand vous 
l'aurez un peu corrigée par le moyen que je vous indique, 
je ferai entrer dans Paris tant d'exemplaires que vous 
voudrez, et je vous procurerai un débit très avanta- 
geux. » Bientôt Voltaire s'occupa d'une édition du Siècle 
de Louis XIV. Le 29 mai 1751, il écrit à Walther : « Si 
vous avez besoin d'argent, j'ai 1,000 écus à votre service 
que je vous prêterai sans intérêt. Ils sont entre les 
mains de mon banquier. » Le lendemain il est plus 
explicite : « Je suis fort occupé de Y Histoire du siècle 
de Louis XIV, mais cet ouvrage ne sera pas sitôt prêt. 
J'attends des manuscrits de Paris. J'ai encore besoin 
de quelques livres, mais surtout j'ai besoin de temps 
pour rendre l'ouvrage moins indigne de l'impression; 

12. 



210- VOLTAIRE 

plus je Faurai travaillé avec soin, et pins il vous devien- 
dra utile. Je n'exigerai rien de vous, que des exemplaires 
en grand papier, i Le 28 décembre, il revint sur ce 
sujet : «J'examine avec soin votre édition. Il y a beau- 
coup de fautes. Jugez où nous en aurions été, si je vous 
avais donné d'abord à imprimer le Siècle de Louis XIV. 
11 a fallu l'imprimer chez l'imprimeur du roi de Prusse. 
C'est M. de Francheville, conseiller aulique, qui s'est 
chargé de l'édition. On sait assez, dans l'Europe, que 
j'en suis l'auteur ; mais je ne veux pas m'exposer à ce 
qu'on peut essuyer, en France, de désagréable quand 
on dit la vérité. J'ai donc pris le parti de ne point 
envoyer d'exemplaires en France. Ce n'est pas moi qui 
ai le privilège impérial ; et celui de Prusse est sous le 
nom de M. de Francheville. Il y a trois mille exemplaires 
de tirés, dont quatre-vingts, ou à peu près peuvent être 
ou gâtés ou incomplets ; j'en envoie cinq cents à un de 
mes amis à Londres. Ce débit ne passera point par les 
mains des libraires, c'est une affaire particulière. Reste 
donc deux mille cinq cents exemplaires dont je puis dis- 
poser; j'en prends cent pour en faire des présents, et 
je me déferai des deux mille quatre cents exemplaires 
restants avec un seul libraire auquel je transporterai le 
privilège, le droit de copie et le droit de faire traduire. 
On peut vendre les deux mille quatre cents exemplaires 
au moins 2 florins chacun. Je ne veux pas assurément 
y gagner, mais je ne veux pas y perdre. L'ouvrage m'a 
coûté, avec le secrétaire et M. de Francheville qu'il a 
fallu payer, environ 2,000 écus, parce qu'il y a des 
feuilles que j'ai refaites trois fois. Je vous donnerai vo- 
lontiers la préférence sur d'autres libraires qui m'en 



ET LES LIBRAIRES. 211 

offrent davantage, et encore je ne vous demanderai ces 
2,000 écus qu'au 1 er juillet, et vous donnerez un pré- 
sent de 50 écus à M. de Francheville. Si je vous aban- 
donnais seulement cinq cents exemplaires, vous ne 
pourriez avoir ni le privilège, ni le droit de traduction, 
parce qu'il faudrait nécessairement donner ces droits à 
ceux qui prendraient la plus grosse partie; mais si vous 
vous chargiez du total, vous pourriez ensuite joindre 
cet ouvrage à mes œuvres. » Plus tard Walther ayant 
témoigné le désir de publier des Œuvres de Voltaire en 
sept volumes, Fauteur lui répondit, le 29 mai 1754: «Vous 
savez ce que je vous ai toujours dit ; combien elle est 
fautive, et à quel point elle est décriée : vous prenez le 
seul parti qui puisse vous tirer d'affaire. Je m'amuserai 
à corriger cette édition, de façon qu'à l'aide de douze 
ou treize feuilles substituées aux plus défectueuses et 
pleines d'ailleurs de nouveautés peut-être assez intéres- 
santes, et à l'aide d'une nouvelle préface et d'un nouvel 
avertissement, vous pourrez, sans beaucoup de frais, 
donner un air tout neuf à cet ouvrage, et le débiter avec 
beaucoup de succès. Je vous aiderai encore en vous 
achetant une centaine d'exemplaires que je vous paierai 
comptant, et j'en ferai des présents qui, en faisant con- 
naître cette édition nouvelle, pourront vous en faciliter 
le débit. » 

Walther ne fut pas le seul libraire auquel Voltaire té- 
moigna beaucoup de bienveillance. Lorsqu'il était à Col- 
mar, Voltaire avait des raisons pour faire imprimer ses 
Annales de V empire par Schœpflin. Mais comme celui-ci 
était très gêné, et qu'il ne pouvait par conséquent se 
charger d'une telle entreprise, Voltaire, suivantjsa lettre, 



!» I ■ 1-C 

\ 



1 • • I 



:■ . V -LTAIRE 

■ ! ! rî.-x.MiilTi' IT-Vi.îiM.lMipont, lui prêta 10.000 francs 
,.. ; ^i:ï: v i ;• - -iir -1- -ux ans. Il aj.prit, le3décembre 1T33, 

» M I»u;mm:: ;:io ?.-iï 'i:bi:eur avait satisfait à sa Jette. 
h. : .-..- rt:- *■■>.; -1-- i. -trivit beaucoup; était-ce un 

.::■ ::■■ l.i-r-ir- *.' L*- 13 février 1169, il raan- 
% ■: -s : J • n ii point trafiqué de mes 
> ■ ::i- .jii'ell^s vous porteront mal- 
> s \ ■ i! !f:z j la livre très bon mai 1 - 
■•■■ .• f îir- un si prodigieux recueil 
•^ " . .-uvur ne va p*»int à la gloire, et 
. .jwy un si lourd bagage. Passe 
\- :v-: mais, pour de gros livres de 
•-. < :v. ;iier du public; c'est se faire 
i i .:■■ I • .■ ;.:..■< . : d'ailes de papillon. • Déjà au 
m: •:•. 1 T .V», il avait dit aux frères Cra- 

i ■ ■ ji.\:\ ; .- \ ;»u^ remercier de l'honneur que 
i u..*s .: r..\wv mes ouvrages ; mais je n'en 
.. r i m •■:• • : •,:■■*: .:o l»»s avoir faits. // n'y a pres- 

x . k n 'l'Hit je sois content, et il y 

■■■. r.: m w Ni'iidrais n'avoir jamais faits. 

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u ,,,, , r. ,.i m,-. u.i,;»\lics, je n'y ai jamais mis mon 

•. •.. l'm .pin \nii . ;\\c rassemblé mes ouvrages, e'est- 

. lu., l... i uiir . qui» j ai pu faire, je vous déclare que 

I ii ..i |n.hii • • ii ii i ii i ; d'autres fautes; que touî«?s !•:•> 

l'j « . .i ijui m oi i mil piiuii dans cette édition som >ap- 

••séi.ft i.i i |iii i i :-.i u rriir. seule édition que ceux q-j. 

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ET LES LIBRAIRES. 213 

Pourquoi Voltaire avait-il intérêt à traiter avec les 
frères Cramer? Il nous répond par cette lettre, du mois 
de décembre 1765, à d'Argental : » L'idée de faire im- 
primer le tout par Cramer m'était venue pour deux rai- 
sons : la première, que j'évitais te honteux désagrément 
de passer par les mains de la police; la seconde raison 
est que, sur l'inspection d'une feuille imprimée, je cor- 
rige toujours vers et prose. Les caractères imprimés 
parlent aux yeux bien plus fortement qu'un manuscrit. 
On voit le péril bien plus clairement ; on y court, on fait 
de nouveaux efforts, on corrige, et c'est ma méthode. » 
Voltaire crut acquérir des droits à la reconnaissance des 
frères Cramer. De là cet aveu qui lui échappa, le 
li mai 1764, en écrivant à Damilaville : « Je crois 
avoir fait assez de bien aux Cramer pour être en droit 
de compter sur leur reconnaissance. Les Cramer sont 
mes frères ; ils sont philosophes, et les philosophes doi- 
vent être reconnaissants ; je leur ai fait présent de tous 
mes ouvrages, et je ne m'en repens point. » Mais faut-il 
prendre à la lettre ces mots qu'il adressa, le 6 mars 1776, 
à d'Argental : « Cramer a gagné plus de 400,000 francs 
à imprimer mes ouvrages depuis vingt ans? » 

Il s'agit maintenant de savoir si la publication des 
ouvrages de Voltaire rapportait beaucoup à un li- 
braire. 

C'est un fait incontestable que les bénéfices d'un édi- 
teur dépendent du tirage des ouvrages. Plus ce tirage 
est considérable, plus le boni est grand. 

Pouvait-on et devait-on tirer à un grand nombre 
d'exemplaires les ouvrages de Voltaire? Non. L'habi- 
tude qu'avait Voltaire de désavouer tous ses ouvrages, 



214 VOLTAIRE 

la nature, le peu d'étendue et le genre de tons 
ouvrages ne le permettaient pas. Prouvons-le. 

1* L'habitude qu'avait Voltaire de désavouer tous ses 
ouvrages. En effet : c Je n'ai nul goût à voir mon nom 
•j 1;j tête de mes sottises ou folles ou sérieuses, on tra- 
giques ou comiques, * disait-il, le 16 décembre 1760, à 
d'Argcntal. .C'est pourquoi il mandait, le 18 avril 1764, 
à Oamilaville : « Quand de maudits libraires ont mis 
mou nom à mes ouvrages, ils l'ont toujours fait malgré 
moi. » Bien plus, quoiqu'il confessât, le 21 juillet 1764, 
;i hamilaville qu'on est aussi coupable de mettre sur le 
compte d'un auteur un ouvrage qu'il n'a point composé. 
que de contrefaire son écriture, il ne cessa toute sa vie 
de publier ses compositions sous des noms étrangers. 

Ou 'il nous soit permis de transcrire ici la Table alpha- 
bétique des noms, qualifications sous lesquels Voltaire 
s'est déguisé dans beaucoup d'ouvrages : 

* P. Abauzit; Jacq. Aimon; le docteur Akakia; le 
rabbin Akib; Irénée Aléthès; Ivan Aletbof; l'humble 
évêque d'Alétopolis ; Alexis, archevêque deNovogorod; 
Amabed... ; des Amateurs ; l'archevêque de Cantorbéry ; 
l'abbé d'Arty; plusieurs Aumôniers d. R. d. P.; l'Au- 
teur du Compère Mathieu ; le sieur Aveline ; Geo. Àven- 
ger. 

« Peu l'abbé Bazin; Bazin, neveu; Beaudinet; Bel- 
leguier, ancien avocat ; l'abbé Big***; l'abbé de Bigorre; 
milord Bolingbrocke ; Joseph Bourdillon; le pasteur 
Bourn. 

« I)om Calmet; Jérôme Carré; Cassen, avocat aux 
conseils du roi ; Chambon et autres ; Nicolas Charis- 
teski;. les Cinquante; Clair...; Clocpitre; le comte de 



ET LES LIBRAIRES. 215 

Corbera ; le Corps des pasteurs du Gévaudan ; Covelle, 
Théro, etc ; Cubstorf, pasteur ; le Curé de Frêne. 

« M. D... M***; le comte Da***; Damilaville ; Arab, 
Decroze; Demad, capit. ; veuve Denys; Desjardias; 
Anne Dubourg ; Duraarsais ; Dumoulin. 

« De l'Écluse; Ératou ; le R. P. l'Escarbotier; Étal- 
londe de Morival ; Évhémère. 

« Fatema ; Formey; le P. Fouquet. 

« Le Gardien des Capucins de Ragusé ; Gérofle ; le 
docteur Goodheart; Charles Gouju ; Gabr. Grasset. 

« Hude ; Huet ; Hume. 

« Imhof. 

« Joussouf-Cheribi. 

« Le major Kaiserling. 

« M. L***; de La Caille; Joseph Laffichard ; de La 
Lindelle ; Lantin ; La Roupillière ; de La Visclède. 

« Mairet; Malicourt; Mallet; M. Mamaki; Mauduit; 
Mauléon ; Maxime de Madaure ; Caius Memmius Gemel- 
lus ; le curé Meslier; de Montmolin; M. de Morza. 

« Naigeon. 

« Le docteur Obern. 

« Le comte de Passeran; Jean Plokof ; le R. P. Poly- 
carpe. 

« Le P. Quesnel. 

« Le docteur Ralph ; Ramponeau; D. Apuleius Riso- 
rius ; Josias Rosette. 

«Feu M. de Saint-Didier; Saint-Hyacinthe; Scar- 
mentado ; le Secrétaire de M. de Voltaire ; Sherloc ; 
Scheremotof; Soranus. 

« Towponet ; Thero ; Thomson ; l'abbé de Tilladet ; 



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ET LES LIBRAIRES. 217 

Ainsi ou Voltaire désavouait ses ouvrages, ou il les 
attribuait à d'autres personnes. 

Que Voltaire gardât l'anonyme, ou qu'il prit effronté- 
ment le masque du pseudonyme, le reconnaissait-on au 
cachet de son style ? Nous savons déjà combien de fois 
les comédiens tombèrent dans les filets que Voltaire 
leur avait tendus. Ses amis les plus judicieux commi- 
rent la même erreur. Ainsi, le 15 juillet 1764, Grimm 
écrivait, dans sa Correspondance littéraire, à propos 
d'une pièce de Voltaire, qu'il ne soupçonnait pas d'être 
de lui : « On a donné, le 5 de ce mois, sur le théâtre de 
la Comédie française, la première représentation des 
Triumvirs, tragédie nouvelle. L'auteur de la tragédie 
est anonyme; on prétend que c'est un ex -jésuite qui 
s'appelle Marchand, et je ne serais pas éloigné de 
croire cette pièce l'ouvrage d'un homme de collège. 
Cette tragédie est tombée, et n'a point reparu. Le par- 
terre n'était pas disposé cette fois à l'indulgence. Julie 
disait à Octave avec emphase, en montrant Pompée : 

Nous nous aimons tous deux pour lo bonheur du monde. 

Ce vers et quelques autres aussi plats firent rire. Il s'en 
faut bien que cette tragédie soit un bon ouvrage. Les 
trois derniers actes surtout sont pitoyables, et toute la 
fable en est ridicule et absurde. Avec tout cela, mal- 
gré une intrigue très informe, malgré beaucoup d'ab- 
surdités et de platitudes dans le plan et dans les 
détails, si Ton m'assurait que l'auteur n'a que dix- 
huit ans, je n'en désespérerais pas. C'est que le ton en 
général est bien ; c'est que tous ces personnages par- 

T. II. 13 



il.-, VOLTAIRE 

lent ;*—♦'/ en Romains, qu'ils om assez les idées et 
la 'ournuie .1»; U-in- -iècle, et que ce mérite est fi>rt rare: 
c'esi que le poète exprime -es idées souvent assez heu- 
reusemenr. qu'il li;s tir«- du fond de sou sujet et des 
exemples domestiques : c'est que son style, quuiqœ 
inégal et -oiivent fitibie. ma pourtant paru le véritable 
suie de la tragédie. ^ Quand (Jrimm apprît de qœlk 
m» in éiait cette pièce, il la jufzea avec plus d'indul- 
genee. bans le mois de janvier 17H7, il enparla aina, 
dans ^a 1j)rres[wndance littéraire : « Il y a quelques 
années que M. de Voltaire envoya très incognito une 
tragédie «In dernier Triumvirat de Rome à M. Lekain 
pour la faire jouer. Le secret fut parfaitement gardé. 
Ou présenta la pièce aux comédiens de la part d'un 
auteur anonyme. On disait en confiance à quelques ama- 
teurs du théâtre que cette tragédie était d'un jeune 
jésuite qui, depuis la dissolution de la société, était tout 
près de courir la carrière dramatique, s'il pouvait y 
espérer quelque succès. La pièce fut jouée; elle tomba, 
et, qui pis est, elle fut oubliée au bout de huit jours. 
M. de Voltaire eut tort de garder ainsi l'incognito. Ce 
n'est que depuis peu qu'on sait que M. de Voltaire est 
rameur de celle tragédie du Triumvirat. Il vient de la 
faire imprimer sons le titre <V Octave et le jeune Pompée 
ou le Triumvirat. Tout le tissu et le style en sont fai- 
bles, et, quand on a lu cette pièce, on n'est pas étonné 
qu'elle n'ait point fait d'effet au théâtre. Malgré cela, je 
suis persuadé que le nom de M. de Voltaire lui aurait 
procuré un succès passager. » Maintenant au tour de 
l'Académie française. Kn 1177, elle proposa pour sujet 
du prix de poésie, en 1778, la traduction en vers du 



ET LES LIBRAIRES. 219 

seizième livre de Y Iliade. Voici ce que raconte à ce 
sujet La Harpe, à la page 273 du tome II de sa Cor- 
respondance littéraire : « L'Académie ne donnera point 
cette année de prix de poésie. Elle n'a été contente 
d'aucun des ouvrages qu'on lui a présentés, quoiqu'il y 
eût soixante pièces de concours, et que quelques-unes 
annonçassent du talent. Une anecdote très remarquable 
et dont j'ai la certitude, c'est que M. de Voltaire avait 
envoyé au concours une pièce sous le nom du marquis 
de Villette. Cette pièce s'est trouvée la cinquième du 
concours, et a été jugée très faible, quoique facile. Dé- 
positaire du secret que m avait confié le marquis de 
Villette, et qui aujourd'hui n'en est plus un, j'observais 
avec curiosité, je l'avoue, l'effet que produirait la pièce 
de Voltaire sur des juges qui n'en connaîtraient pas 
l'auteur : elle ne fit aucune sensation. A peine y vit-on 
un beau vers, et on eut peine à aller jusqu'à la fin. 
Elle n'aurait pas même obtenu une mention, si je n'avais, 
en opinant, ramené mes confrères à mon avis, et si je 
ne leur eusse représenté qu'elle était écrite au moins 
assez purement, mérite que l'Académie doit toujours 
encourager. Mais je me disais à moi-même : Si vous 
saviez quel homme vous jugez en ce moment! si vous 
saviez que vous balancez à relire un ouvrage qui est de 
l'auteur de Zaïre et de la Henriade! Voilà ce que je 
pensais intérieurement, et je plaignais le sort de l'hu- 
manité qui méconnaît sa faiblesse, et le sort du génie 
qui vieillit. » 

La masse des lecteurs serait-elle plus clairvoyante que 
les comédiens, Grimm et tous les académiciens? Un li- 
braire ne pouvait pas le présumer. Par conséquent, un 



220 VOLTAIRE 

ouvrage anonyme ou pseudonyme de Voltaire n'était ni 
prôné avec enthousiasme, ni recherché par le public, 
que son nom seul eût attiré comme un hameçon. 

Voltaire était-il reconnu au cachet de son style? S'agis- 
sait-il d'un ouvrage qui était sûrement de lui, quoiqu'il 
ne l'avouât pas, on se hâtait de le dévorer. Hais ici nou- 
veau danger. A l'instant cet ouvrage tombait dans le 
domaine public. Les libraires de France et ceux de Hol- 
lande le reproduisaient sous une rubrique étrangère. 
Comme Voltaire ne garantissait pas la propriété de ses 
compositions et de chacune des éditions de ses compo- 
sitions, le libraire, qui le premier s'était hasardé à les 
publier, ne pouvait pas invoquer le nom de l'auteur pour 
poursuivre les libraires qui rééditaient séparément cha- 
que brochure de Voltaire qui avait du succès, ou l'insé- 
raient dans une collection de Mélanges ou des Œuvres 
complètes de Voltaire. Non seulement Voltaire ne s'op- 
posait pas à ces contrefaçons, mais il les favorisait, parce 
qu'il était intéressé à voir multiplier tout ce qui échap- 
pait à sa plume. La nature de ses productions lui faisait 
un devoir de ces manœuvres. 

2° Qu'étaient donc, par leur nature, les ouvrages de 
Voltaire? Lui-môme a pris soin de nous l'apprendre. Le 
5 novembre 1755, il disait à Walther : t Mandez-moi 
si je peux vous envoyer par la poste cette tragédie de 
l'Orphelin de la Chine, que vous me demandez. Je l'ai 
encore beaucoup changée depuis qu'elle est imprimée. 
C'est ainsi que j'en use avec tous mes ouvrages, parce 
que je ne suis content d'aucun d'eux. Cela déroute un 
peu les libraires et j'en suis très fâché ; mais je ne puis 
m'empècher de corriger des ouvrages qui me paraissent 



^ 



ET LES LIBRAIRES. 221 

défectueux. C'est un malheur pour moi de connaître trop 
mes défauts, et il n'y aura jamais de moi d'édition bien 
arrêtée qu'après ma mort. » Ainsi premier principe 
qu'on lit dans la lettre, du 3 avril 1152, à Cideville : 
« Une première édition n'est jamais qu'une ébauche. » 
Il en sera de même de toutes les autres éditions, selon 
ce mot, du 27 octobre 1736, à Prault : t Je ne suis 
content de rien et je raccommode tout. » Chaque 
jour, il pourra répéter ce qu'il a écrit à Cideville, le 
15 avril 1752 : « Je passe ma vie à me corriger en vers 
et en prose. » 

Voltaire avait-il tort de ne regarder ses ouvrages que 
comme des ébauches? « Son impatience, lorsqu'il avait 
commencé un ouvrage, n'avait point de bornes, rapporte 
Collini (p. 180). A peine était-il commencé qu'il voulait 
le voir mis au net et imprimé. On mettait souvent sous 
presse un livre à moitié composé. Voltaire écrivait lui- 
même lorsqu'il se portait bien. Était-il affligé de quelque 
maladie, il dictait avec autant de présence d'esprit que 
s'il eût eu la plume à la main. Il avait pour cette dernière 
manière de travailler une incroyable facilité, à laquelle 
il était parvenu par une longue habitude. » 

Qu'était-ce qu'un manuscrit de Voltaire? Voltaire 
avait une écriture nette et assez lisible; mais il écrivait 
avec une grande précipitation, ne formait pas toujours 
très bien ses lettres, supprimait les accents et la ponc- 
tuation, ne prodiguait pas les lettres majuscules, ortho- 
graphiait le même nom propre de trois ou quatre façons 
différentes dans la même page, et par là rendait très 
difficile la lecture de ses autographes. Prenons pour 
exemple son Livret. L'éditeur Dupont Ta publié littéra- 



222 VOLTAIRE 

lement sur l'autographe que lui prêta M. de Jony. La 
Nouvelle Revue encyclopédique en a donné des fragments 
transcrits également littéralement sur l'autographe à la 
: Bibliothèque nationale. Pour la troisième fois, je l'ai 
copié aussi littéralement sur 1 autographe à la Biblio- 
thèque nationale. N'est-ce pas la faute de Voltaire si 
Ton remarque des différences notables de chiffres et de 
noms propres dans trois copies calquées par trois per- 
sonnes différentes sur un autographe de Voltaire? Ses 
autres manuscrits devaient offrir le même inconvénient. 

Qui était chargé de transcrire ces manuscrits si pea 
corrects? Des hommes sans instruction : un Céran, qui 
n'avait pas une grande dose de sens commun; un Long- 
champ, qui n'avait reçu aucune éducation ; un Wagnière, 
peu intelligent, qui n'écrivait pas de page sans faire 
plusieurs fautes d'orthographe, comme l'attestent les 
lettres que j'ai vues de lui. Collini était capable de cor- 
riger Voltaire, et même de relever ses erreurs; mais, 
par malice, il aimait à les laisser passer, afin de B*en 
amuser avec ses amis, comme il le prouve dans sa lettre, 
du 4 février 1755, à M. Dupont. 

Voltaire n'envoyait donc jamais à l'imprimerie que 
des manuscrits pleins de fautes. Un imprimeur ne pou- 
vait pas faire un chef-d'œuvre de typographie avec <te 
pareils autographes. Voltaire se réservait le droit '.de 
revoir toutes les épreuves. Malheureusement il les corri- 
geait très mal, nous assure Collini (p. 134). 

Les ouvrages de Voltaire paraissaient remplis de 
fautes. En vain le libraire lui objectait qu'on s'était con- 
formé à son manuscrit, qu'on l'avait même corrigé,; 
Voltaire se bâtait de désavouer des feuilles qu'il avait 



ET LES LIBRAIRES.' 223 

revues lui-mèitie autant de fois qu'il l'avait désiré. Si 
on se permettait de le lui représenter, comme le firent 
les éditeurs de sa Philosophie de- Newton, ainsi qu'on 
peut le voir dans le Voltariana, Voltaire se fâchait et 
criait aux corsaires. 

La critique tombait alors comme une massue sur toutes 
ses productions. Elle se plaisait à démontrer que rien 
n'était plus resserré que le cercle des connaissances po- 
sitives de celui qui se croyait un génie universel. On 
le traquait sur tous les points; on ne lui pardonnait ni 
erreur ni bévue. On lui passait bien des contradictions, 
puisque c'est le privilège des philosophes d'en dire; 
mais comment ne pas s'appesantir sur des balourdises 
qui suffisaient pour faire décrier un ouvrage? Il n'est 
pas nécessaire d'être très instruit pour trouver le côté 
faible qui prêtait à la critique dans un ouvrage de Vol- 
taire. Il n'est pas non plus nécessaire de feuilleter Des- 
fontaines, Fréron, La Beaumelle, Larcher, Nonotte, Gué- 
née, Clément, La Harpe pour le juger. Diderot, Grimm, 
ses amis eux-mêmes ne le lisaient pas toujours sans se 
moquer de sa légèreté. Qu'on parcoure seulement les 
notes de M. Beuchot, point hostile à Voltaire assurément ; 
quelles erreurs inconcevables n'a-t-on pas à remarquer! 
Alors quelle comédie de voir Voltaire marier un article 
masculin avec un substantif féminin, finir des distiques 
par des syllabes qui ne rimeront que le jour où deux 
lignes parallèles se rencontreront face à face dans l'es- 
pace; de renvoyer dans V Histoire de Charles XII à des 
passages qui ne se trouvent dans aucune édition it 
l'Histoire de Charles XII, de prendre deux fois Téglîa» 
Bonne-Nouvelle de Paris pour une paroisse des environs 



224 VOLTAIRE 

de Paris, de confondre des tragédies de Corneille, de 
tronquer des tirades dés auteurs classiques que tout le 
monde sait par cœur ! 

Voltaire alors de remanier son ouvrage. Il fallait vite 
des cartons, des feuilles nouvelles. Il changeait les rôles 
de ses pièces, le titre de ses ouvrages, Tordre des cha- 
pitres. De la Ligue il fait la Henriade, et remplace Sully 
par Mornay ; avec Y Histoire générale il crée Y Essai sur 
les mœurs et V esprit des nations. Il sacrifie cet endroit 
à ses amis, cet autre à ses critiques. Ici il retranche, 
là il développe. Les cartons circulent, il lui faut une 
nouvelle édition ; car il a de nouveau tout bouleversé, 
vers ou prose, littérature ou histoire, physique ou lin- 
guistique, philosophie ou astronomie. Une nouvelle édi- 
tion est en train, il en désire une autre. A l'entendre 
dire, la bonne édition est toujours celle qui n'est pas en- 
core imprimée ou mise en vente. 

Ces cartons, ces feuilles, cette concurrence d'éditions 
ruinaient les libraires. Voltaire en était fâché, mais il 
ne répugnait pas à envoyer de nouveaux morceaux à 
quiconque voulait se charger d'imprimer ses ouvrages, 
à entreprendre une édition qu'il ne tardait pas à faire 
tomber en en préparant une nouvelle. Il suffit de par- 
courir les notes de M. Beuchot pour voir combien 
Voltaire a introduit de variantes dans tout ce qu'il a com- 
posé. Il a retouché presque tous les chants de la Hen- 
riade à chaque édition qui en a été publiée de son aveu. 

Voltaire a ainsi passé toute sa vie à corriger ses ou- 
vrages, et à désavouer toutes les éditions qui en ont été 
faites. 

Chacun des ouvrages de Voltaire, n'étant qu'une ébau- 



ET LES LIBRAIRES. 225 

che, ne pouvait par conséquent devenir une propriété 
littéraire pour un libraire. Celui qui consentait à faire 
les frais d'une édition de Voltaire ne devait donc pas 
prudemment en tirer un grand nombre d'exemplaires, 
puisqu'il avait toujours à craindre l'apparition d'une 
nouvelle édition revue et corrigée, qui annulerait toutes 
les éditions précédentes. 

3° Le peu d'étendue des ouvrages de Voltaire ne per- 
mettait pas à un libraire de faire un tirage considérable. 
Tous les ouvrages de Voltaire sont très courts. La plu- 
part ne forment qu'un petit volume. Il en coûtait peu de 
les imprimer. Comme un libraire n'était jamais sûr de 
les vendre, il est évident qu'il aimait mieux en multi- 
plier des éditions qui lui revenaient à peu de frais, au 
fur et à mesure qu'il en trouvait le débit, que de s'expo- 
sera conserver en magasin des livres dont il n'aurait pu 
se débarrasser qu'au rabais. 

4° Le genre des ouvrages de Voltaire nous apprend 
pourquoi ils étaient courts. « Toutes les œuvres de 
Voltaire, quelque nom qu'on leur donne, remarque un 
polémiste (1), se rapprochent plus ou moins du pam- 
phlet. Ses Romans sont des pamphlets; son Diction- 
naire philosophique est une collection de pamphlets par 
lettre alphabétique; Y Essai sur les Mœurs n'est qu'un 
énorme pamphlet historique de neuf siècles; ses tragé- 
dies même et sa Henriade sentent le pamphlet; l'allusion, 
l'attaque détournée, le trait perfide sont partout. Qu'on 
prenne Voltaire sous toutes ses faces, qu'on le tourne 
dans tous les sens, le pamphlétaire se voit toujours. » 

(1) Discours sur Voltaire* 

13. 



226 VOLTAIRE 

Aussi le gouvernement avait-il toujours les yeux sur lui. 
En 1141, on avait nommé 79 censeurs royaux pour exa- 
miner les ouvrages de théologie, ceux de jurisprudence, 
ceux de mathématiques et ceux de belles-lettres ; comme 
ces censeurs ne pouvaient compter sur les faveurs deda 
cour qu'autant qu'ils jugeraient avec sévérité et qu'ils 
lacéreraient les manuscrits qui étaient soumis à leur 
approbation, ils avaient intérêt à être impitoyables pour 
Voltaire. Ils ne devaient lui pardonner aucune allusion, 
aucun trait, aucun sarcasme. Ils aimaient mieux être 
ridicules qu'indulgents, puisque leur avenir, les gratifia- 
cations et les pensions qu'ils espéraient, dépendaient de 
la manière dont ils exerçaient des fonctions si délicatea. 
Il n'y avait pas moyen de couper ce nœud gordien, car 
une Déclaration du roi, datée du 10 mai 1128, condam- 
nait au carcan et aux galères tout imprimeurqui publie- 
rait des ouvrages sans privilège ni permission, et la 
même peine était applicable aux colporteurs de ces pro- 
ductions clandestines. 11 se passait peu d'années sans 
que le gouvernement publiât des arrêts terribles contre 
les imprimeurs, les libraires et les colporteurs d'ou- 
vrages qui n'auraient pas été approuvés; il accorda 
même des récompenses à ceux qui les dénonceraient .: 
il prit toutes ses mesures pour qu'il n'en pénétrât pas 
par les frontières; et comme c'était presque toujours de 
Pé; ranger qu'ils arrivaient, un arrêt du2i novembre 1171 
imposa un droit de 20 livres par quintal sur tous les 
livres qu'on introduirait dans le royaume; un arrêt, du 
17 octobre 1713, réduisit ce droit à 6 livres 10 sols, plus 
8 sols par livre. Ce n'est que le 23 avril 1775 qu'un 
arrêt exempta de tous droits d'entrée dans le royaume 



ET LES LIBRAIRES. 297 

tous les livres venant de l'étranger. Malgré tous ces 
arrêts, les productions clandestines parvenaient quelque* 
fois à circuler. C'est alors que le clergé, dans ses mande- 
ments, dans ses sermons, dans ses remontrances au roi, 
en demandait la condamnation. Les parlements secon- 
daient son zèle avec un indicible plaisir. Ainsi, les 
Lettres philosophiques, la Religion naturelle, le Précis 
de VEcclésiaste et du Cantique des cantiques, les 
Extraits des sentiments de Jean Meslier, le Dictionnaire 
philosophique portatif, le Dîner du comte de Boulainvil- 
liers, Dieu et les Hommes, la Bible enfin expliquée, la 
Diatribe à l'auteur des Êphémérides, un Recueil en prose 
et en vers in-8° de 1740, Candide, Tlngénu y l'Homme 
aux quarante écus, la Voix du Peuple et du Sage, 
V Essai sur le Siècle de Louis XIV, Saiil, entre autres 
ouvrages de Voltaire, avaient été ou saisis, ou suppri- 
més, ou brûlés, par arrêts du parlement. Ceux qui 
avaient édité ou vendu quelques-uns de ces libelles 
furent punis. Le 23 octobre 1734, on destitua Jore fils, 
reçu imprimeur en survivance de son père; René Josse, 
libraire à Paris, et Duval, imprimeur à Bayeux, con- 
vaincus d'avoir édité les Lettres philosophiques sans 
permission. Le 24 septembre 1768, Jean-Baptiste Jos- 
serand, garçon épicier; Jean Lécuyer, brocanteur, et 
Marie Suisse, sa femme, furent condamnés, les deux 
premiers à la marque et aux galères, et la dernière -à 
cinq ans de détention, pour avoir colporté V Homme aux 
quarante écus, par Voltaire, et d'autres livres prohibés. 
Les autres ouvrages de Voltaire n'étaient guère que 
tolérés. Pour comprendre la difficulté de les publier, 
citons quelques lettres relatives à Y Histoire de Char- 



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V.\ . , //..•! -ufi, I.- 3o janvier 1131 , Voltaire 

i .■ - H- .!• vaudrais faire imprimer à 

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v . - - .! p-re. Si je pouvais trouver 

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: ■:■ «i;>c\ 11 v a deu\ manières 

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-. i:i.:iMiner c«-tte histoire. La 

• un exemplaire à M. le 

•■ • i; une permission tacite: 

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: r in km cas. on pourrait 

.' : président ne fit quel- 

:. •: i-i un ouvrage dont 

!\r;>. par ordre du earde 

x . ■ ■ ♦■ . - .. \ auraii à craindre 

... • :v.- : ;i .;n- la littérature 

> .■ - \ rvmiiés. au sujet 

:■. ni. peu de liberté. 

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■..:•■■ .«:■;•> idem, en cas 

. . .\ . ■:..•.!:•• . Mais tout cela 

...-. .; qu'en oc cas- 

•• >>- ■:. n en fin que 

: . >...■.-... lorras. je vais 

lîsinire. C est 
. v. i... ".■?. . . ; » . ..\ ï:::lio six cents 



ET LES LIBRAIRES. 229 

bation au sceau. Je laisse à votre amitié et à votre pru- 
dence à m'indiquer la voie la plus sûre pour réussir 
dans cette affaire, que j'ai extrêmement à cœur. » Le 
30 février suivant, nouvelles instances. « Je m'ima- 
gine que le parti de parler au premier président est le 
seul raisonnable, quoiqu'il ne soit pas sûr. 11 peut 
craindre de nous refuser ; il peut se commettre ; mais 
au moins gardera-t-il le secret; et surtout, ne sachant 
pas que c'est moi qui lui demande cette grâce, il ne 
pourra pas m'accuser au garde des sceaux d'avoir 
voulu faire imprimer un ouvrage défendu. Je n'ai donc, 
je crois, qu'un refus à craindre; par conséquent, il le 
faut risquer. Je ne sais si je me trompe, mais on 
peut dire au premier président qu'il a déjà permis l'im- 
pression du Triomphe de Vintérêt, qui était proscrit 
au sceau, et que cette permission tacite ne lui a point 
attiré de reproches ; mais surtout on peut lui dire que 
M. le garde des sceaux n'a nulle envie de me déso- 
bliger; qu'il lui importe très peu que cette nouvelle 
Histoire du roi de Suède soit imprimée ou non; qu'il 
n'a retiré l'approbation que par une délicatesse qui sied 
très bien à la place où il est, n'étant pas convenable 
qu'il donnât publiquement un privilège pour un ouvrage 
plein de vérités qui peuvent choquer plusieurs princes, 
vérités déjà connues, déjà imprimées dans toutes les 
gazettes et dans plusieurs livres, mais dont il pourrait 
être responsable en son nom, si elles paraissaient 
avec son approbation et le privilège de son maître. Tout 
ce que M. de Chauvelin souhaite, c'est de ne donner 
aucun prétexte aux plaintes qu'on pourrait former 
contre lui. Ainsi, ce n'est point lui déplaire que de 



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ET LES LIBRAIRES. £81 

Dalembert, à propos du Dictionnaire philosophique : 
€ Dès qu'il y aura quelque danger, je vous demande en 
grâce de m'avertir, afin que je désavoue l'ouvrage dans 
tous les papiers publics avec ma candeur et mon inno- 
cence ordinaires. » Ces désaveux sauvaient Voltaire, 
mais attiraient la foudre sur ses éditeurs. 

Les ouvrages de Voltaire étaient-ils imprimés à l'é- 
tranger, ils couraient le danger d'être saisis dans les 
bureaux de la douane. Aussi Voltaire écrivait-il, le 
13 décembre 1163, à Damilaville : « Les Cramer ont 
ont été obligés de faire prendre à leur ballot un détour 
de cent lieues. » Le même jour, il mandait à Dalembert : 
« Les pauvres philosophes sont obligés de faire mille 
tours de passe-passe pour faire parvenir à leurs frères 
leurs épitres canoniques. » Aussi avouait-il à Marmontel, 
le 20 octobre 1111, qu'il n'était entré à Paris aucun 
exemplaire des volumes de Questions sur l'Encyclopédie 
qui avaient été imprimés jusqu'alors à Genève, à Neu- 
châtel, dans Avignon, dans Amsterdam, et dont toute 
l'Europe était remplie. Voltaire était des premiers sou- 
vent à solliciter l'interdiction de ses ouvrages. 

Était-ce en France qu'on les publiait, le danger n'était 
pas moins grand. Aucun libraire n'osait y mettre son 
adresse et il n'y avait par conséquent aucun moyen de 
les annoncer ni de les débiter promptement. Pendaift 
près de quarante ans, la Henriude porta une rubrique 
étrangère, de même que presque toutes les productions 
de l'auteur. Quant à ses Œuvres complètes, parmi les 
éditions mentionnées par M. Beuchot, on n'en voit 
qu'une qui soit datée de Lyon, et une autre de Paris 
avec indication de la demeure de Lambert. Ccite pré- 



232 VOLTAIRE 

caution d'afficher une rubrique étrangère ne mettait pas 
l'éditeur à l'abri des rigueurs de la loi ; car chaque 
exemplaire qu'il vendait pouvait le déceler; chaque 
acheteur n'était pour lui qu'un délateur. Sans cesse il 
avait à craindre d'être envoyé à la Bastille, destitué 
de sa maîtrise et condamné à de fortes peines. Voltaire 
lui-même s'est permis de dénoncer à la police des édi- 
tions de ses propres ouvrages, et de demander des 
châtiments exemplaires contre les libraires et les col- 
porteurs de ces éditions, comme le prouvent les révé- 
lations de M. Léouzon-Leduc. 

Un libraire ne pouvait ni ne devait étaler ni annoncer 
des ouvrages de Voltaire sans se commettre. Il n'avait 
d'autre moyen de les débiter que de les confier à des 
colporteurs. Il n'était pas sûr que ces colporteurs ne le 
trahiraient pas, puisqu'ils étaient intéressés aie dénon- 
cer, s'ils étaient arrêtés et surpris en contravention. Il 
est arrivé à plusieurs de l'être, sur la réquisition de 
Voltaire lui-même. Un nommé Grasset s'étant permis 
d'éditer et de vendre des exemplaires de la Pucelle, 
Voltaire, comme il s'en vante dans beaucoup de lettres, 
et notamment, dans celle du 30 juillet 1755, à d'Argen- 
tal, le fit emprisonner, puis chasser de Genève, et, le 
30 août, il pressa Berryer, lieutenant de police, de le 
poursuivre à Marseille. 

Cette crainte perpétuelle où était un libraire d'être 
dénoncé et un colporteur d'être arrêté, explique pour- 
quoi les ouvrages de Voltaire sévèrement défendus en 
France, en Italie, à Vienne, en Portugal, en Espagne 
ne se répandaient qu'avec lenteur, comme le remarque 
Condorcet. Ils ne pouvaient pas être tirés à un grand 



ET LES LIBRAIRES. 233 

nombre d'exemplaires, à cause de la difficulté de les 
faire parvenir à ceux qui les recherchaient et les de-, 
mandaient, soit en France, soit à l'étranger. Aussi 
Voltaire n'était-il connu que de nom en Italie, grâce à 
YIndex. Lorsque les Français s'emparèrent de Rome, 
ils n'y trouvèrent qu'un seul exemplaire des Œuvres 
de Voltaire. Dans ses Lettres, tome II, p. 467, Galiani 
affirme qu'il n'y avait pas un seul exemplaire des Œu- 
vres complètes de Voltaire à Naples où la vente de ses 
ouvrages exposait à trois ans de galère, comme le re- 
marque Golletta, tome I, p. 218, de son Histoire du 
royaume de Naples. En Autriche, Marie-Thérèse avait 
donné les ordres les plus sévères pour qu'on n'y intro- 
duisit aucun livre dangereux par les frontières; on visi- 
tait toutes les malles des voyageurs, même à l'entrée de 
Vienne; on n'y tolérait pas même Youngni Molière (1). 
Dans les pays où la presse était moins gênée, les ou- 
vrages philosophiques furent loin d'avoir une grande 
vogue. Ainsi en Angleterre, Collins, Tolland, Tindal, 
Chubb, Morgan et toute la race des esprits forts n'eurent 
qu'un succès éphémère, comme l'a remarqué Edmond 
Burcke, dans ses Réflexions sur la Révolution deFrance. 
M. de Rémusat a constaté dans ses articles sur Boling- 
brocke, publiés dans la Revue des Deux Mondes, que 
l'éditeur des Œuvres de Bolingbrocke passa vingt ans 
avant de rentrer dans ses frais. Voltaire lui-même a 
fait observer que la première édition des œuvres de 
Locke fut vingt ans à se débiter. Aussi Gibbon crut-il 



(1) Journal de Guibert, t. I, p. 248 et 276. — Voyage de Rièsbeck, 
t. 1, p. 199. 



284 VOLTAIRE 

qu'il était prudent de ne tirer qu'à 500 exemplaires la 
première édition de son Histoire de la décadence et de 
la chute de V empire romain. Il s'aperçut que ses compa- 
triotes aimaient encore plus le christianisme qu'il ne 
l'avait imaginé ; que le continent se souciait peu de ses 
hardiesses, et que ses traducteurs ne gagnèrent pas à les 
populariser (1). Dans sa lettre, du 22 septembre 1166, 
à Georges Montagu, Horace Walpole ne pouvait pas 
s'expliquer l'engouement des Parisiens pour Hume. Prê- 
tait- ce pas avouer que Hume n'avait pas fait fortune à 
Londres? Or, si tous ces philosophes anglais avaient si 
peu de lecteurs dans leur patrie, il est permis d'avancer 
que Voltaire, malgré tout le bien qu'il avait dit de l'An- 
gleterre, n'y comptait pas un grand nombre de par- 
tisans. Le sort de son in-4° de la Henriade en est une 
preuve assez forte. Aussi lit-on, tome II, p. 205, des 
Mémoires de Brissot : « A Londres, on estime peu les 
écrivains français, et on les lit encore moins. Je doute 
que Voltaire, Rousseau ou Raynal y ait jamais plus de 
cent lecteurs ; je parle de l'original français. » 

Tout semble prouver que les libraires ne pouvaient 
ni ne devaient tirer les ouvrages de Voltaire à un grand 
nombre d'exemplaires. Ils les publiaient à leurs risques 
et périls. Voltaire ne pouvait pas exiger d'eux un grand 
bénéfice. Il devait même se trouver content d'avoir des 
éditeurs qui courussent le danger d'être ruinés pour 
répandre des écrits qu'il désavouait publiquement. 

Sa correspondance nous autorise à nous en tenir à 
ces conclusions. Toutes les éditions de ses ouvrages qui 

(1) Mémoires de Gibbon, t. I, p. 216 et 227, et t. II, p. 3TO. 



ET LES LIBRAIRES. 285 

ont été faites sous ses auspices, n'ont pas été tirées à un 
grand nombre d'exemplaires, quoique le sujet de ces 
ouvrages pût faire espérer un grand succès. D'après sa 
lettre, du 20 décembre 1723, à M mc de Bernières, la 
Ligue ne fut tirée qu'à deux mille. Le 29 mai 1733, il 
chargea Gideviile de recommander à Jore de tirer 
Charles XU à sept cent cinquante. En 1732, il pria le 
même Cideville de défendre à Jore de tirer un sedl 
exemplaire de Zaïre par delà les deux mille cinq cents 
prescrits. Le 21 avril 1733, c'est encore à Cideville qu'il 
écrit pour savoir si Jore voudrait imprimer à deux mille 
cinq cents les Lettres anglaises, qui avaient été tirées 
à Londres à trois mille seulement, quoiqu'elles y fussent 
publiées en anglais. Le 28 décembre 1751, il apprenait 
à Walther que le Siècle de Louis XIV avait été tiré à 
trois mille. Le 27 décembre 1766, il suppliait très ins- 
tamment Lacombe de ne pas tirer plus de sept cent 
cinquante des Scythes. Lorsqu'il publia son Commen- 
taire sur Corneille, sous le patronage de toutes les 
tètes couronnées, il annonça, dans un prospectus, qu'il 
en serait tiré deux mille cinq cents exemplaires. Il était 
alors à l'apogée de sa gloire; c'était l'ouvrage qu'! 
prenait le plus à cœur, et il s'agissait de tirer de la 
misère une demoiselle Corneille ; néanmoins la liste des 
souscripteurs n'atteignit .pas le nombre de deux mille. 
Il est vrai qu'il fallait acheter douze volumes. Que de- 
vait- ce donc être lorsqu'il était question d'acquérir les 
Œuvres complètes de Voltaire, ou «bien des brochures 
qu'il désavouait et où il se répétait sans cesse ? Il ne «e 
lassait pas d'écrire, mais «es amis se lassaient de le 
lire, et ne voyaient plus que du rabâchage dans ces pam- 



236 VOLTAIRE 

phlets qui sortaient de la manufacture de Ferney, pour 
me servir d'une expression de Grimm. C'est pourquoi 
tout ce qu'il a produit n'a point été universellement 
accueilli, cru, préconisé, a dit Luchet. Irène ne fut tirée 
qu'à quelques exemplaires; Satil n'en eut probablement 
pas plus de cent; on n'en connut que six d' Olympie et 
quatre des Guèbres à Paris; Grimm pensait qu'une 
édition du Dictionnaire philosophique portatif se 
réduisait à vingt ou vingt-cinq. Il est certain que 
plusieurs éditions des Œuvres complètes de Voltaire 
ne sont que des collections d'éditions d'ouvrages pu- 
blics séparément. Il est aussi certain que beaucoup de 
ces éditions partielles ont été rajeunies au moyen d'un 
nouveau titre et d'un autre millésime, ou d'un change- 
ment de rubrique. 

Du reste, voici ce que Voltaire lui-même pensait du 
nombre des lecteurs : « Vous savez, écrivait-il un jour 
à un de ses amis, ce que j'entends par le public. Ce n'est 
pas l'univers, comme nous autres barbouilleurs de pa- 
pier l'avons dit quelquefois. Le public, en fait de livres, 
est composé de quarante ou cinquante personnes si le 
livre est sérieux, de quatre à cinq cents lorsqu'il est 
plaisant, et d'environ onze à douze cents s'il s'agit d'une 
pièce de théâtre. » Aussi Voltaire ne parait-il pas s'être 
écarté beaucoup de cette règle. 

Reste à savoir si la bibliographie viendra corroborer 
nos raisonnements. Dans ses Recherches sur les ou- 
vrages de Voltaire, publiées en 1817, Peignot avance 
que, parmi les éditions des Œuvres de Voltaire^ celle 
de Genève, 1768, en 45 vol. in-4°, a été tirée à 4,500 
exemplaires; celle de Genève, 1775, 40 vol. in-8% à 



ET LES LIBRAIRES. 287 

6,000; celle de Kehl, 1784, 70 vol. in-8°, à 28,000; 
celle de Kehl, 1785, 90 vol. in-8°, à 15,000; celle de 
Bàle, 1784, 71 vol. in-8°, à 6,000; celle de Gotha, 
1784, 70 vol. in-8°, à 6,000; celle de Paris, dirigée 
parPalissot, 1792, 55 vol. in-8°, à 500 seulement. Il 
est difficile de donner un démenti à Peignot, puisqu'il 
n'indique pas les sources où il a puisé ces détails ; mais 
ils ne seront jamais adoptés par tout homme qui a eu 
des relations avec les libraires et les imprimeurs, et 
qui est au courant de la vérité sur les tirages d'ouvrages 
aussi volumineux que ceux de Voltaire. Le sens com- 
mun et l'histoire suffisent pour rogner quelques zéros 
à l'addition de Peignot qui a dû être la dupe, soit des 
prospectus, soit des réclames de la presse dont on abu- 
sait alors, comme on le fait aujourd'hui. Ce qu'il y a de 
certain, c'est que rarement les éditeurs dépassent le 
tirage de deux mille pour les ouvrages volumineux. La 
maison Hachette s'est fait une loi de ce nombre pour sa 
collection des Grands Écrivains. La librairie des Garnier 
frères vient de terminer une édition des Œuvres com- 
plètes de Voltaire; le tirage est de deux mille. 

Nous savons que Voltaire eut toute sa vie d'immenses 
sommes à sa disposition, et que personne ne sut mieux 
les utiliser que lui. Il était de son intérêt d'éditer lui- 
même ses ouvrages, s'il en trouvait facilement le débit. 
Or, comme il a renoncé de bonne heure à ce commerce, 
il faut en conclure qu'il ne lui fut pas avantageux. 

Ses éditeurs se sont-ils beaucoup enrichis? On peut 
affirmer sans témérité le contraire. Car, tout le temps 
que Voltaire a vécu, ses ennemis lui ont sans cesse re- 
proché de duper et de ruiner ses libraires, et ceux-ci, à 



/ 



23» * ÛLTAIRE 

leur tour, ont continué ces plaintes dans les journaux. 
Il n'était pas vraisemblable qu'ils cherchassent à flétrir 
un auteur qui, par ses ouvrages, leur aurait fait gagner 
de gros bénéfices. Tout portait à croire que la première 
édition des Œuvres de Voltaire qui serait commencée 
aussitôt après sa mort serait rapidement épuisée. Or, 
Beaumarchais se chargea de cette entreprise ; il y per- 
dit près d'un million. Depuis l'édition de Beaumarchais, 
c'est celle de 31. Beuchot qui a été la plus prônée. Je 
tiens de M. Beuchot qu'elle ne fut tirée qu'à 2,000 exem- 
plaires, dont il restait encore plus de cent cinquante en 
magasin, quand il mourut, en 1851, dix-sept ans après 
la date de la publication qui remontait à 1834 ; il y a 
eu un fonds de soixante exemplaires de la Table des 
înatières qui n'avait été imprimée qu'à cinq cents. 
Qu'on juge par là du sort des éditions de Voltaire à 
une époque où il était plus difficile de les placer! 

Il est certain que Voltaire a édité lui-même plusieurs 
de ses ouvrages, et qu'il avoue avoir réussi dans ses 
spéculations. Il est au-si certain qu'il a exigé soit de 
l'argent, soit des livres, des libraires auxquels il per- 
mettait- d'imprimer ses ouvrages. Il n'est pas moins 
certain qu'il a autorisé, soit des comédiens, soit ses se- 
crétaires, soit ses courtiers, soit ses amis à retirer ce 
qu'ils pourraient de la vente de ses manuscrits, et que, 
dans ce cas, rétribuer Voltaire ou ses ayants cause, pour 
des libraires c'était toujours donner. . 

Ceci posé, il faut conclure que, quand Voltaire n'exi- 
tff.ail aucune rétribution de ses libraires, c'est qu'il ne 
pouvait pas en espérer d'eux, puisqu'ils ne devaient ja- 
mais compter sur le succès de ses ouvrages. 



ET LES LIBRAIRES. 2» 

La conduite de tous ses libraires ne fait pas honneui 
à ce siècle ; mais aussi que de reproches ne mérite pas 
Voltaire ! 

Terminons cet article par les démêlés de Voltaire 
avec le libraire Jore. 

Ouvrons la correspondance de Voltaire. Qu'y trou- 
vons-nous ? Dès 1132, il mandait à Cideville qu'il 
comptait sur Jore pour imprimer les Lettres anglaises. 
Le 12 avril 1133, il lui écrit : « A l'égard des Lettres 
anglaises, je vous prie de me mander si Jore y tra- 
vaille. On a fait marché, à Londres, avec ce pauvre 
Thieriot, à condition que les Lettres ne paraîtraient 
pas en France pendant la première chaleur du débit 
à Londres et à Amsterdam. Il a même été obligé de 
donner caution. Ainsi, quelle honte pour lui et pour 
moi si le malheur voulait qu'on en pût voir une feuille 
en ce pays-ci avant le temps ! » Quelques jours après, 
nouvelles instances : « Si Jore croit que le retardement 
de l'impression lui porterait préjudice, qu'il imprime 
donc; mais qu'il songe que, s'il en paraissait un seul 
exemplaire avant l'édition de Londres, Thieriot, à qui 
je veux faire plaisir, n'aurait que des sujets de se 
plaindre, et le bienfait deviendrait une injure. La honte 
m'en demeurerait tout entière et je ne m'en consolerais 
jamais. » Le 21 du même mois, il stipule qu'on tirera 
les Lettres anglaises à deux mille cinq cents exem- 
plaires. Le: même mois, c'est à Formont qu'il dit : 
« Jore m'a promis une fidélité à toute épreuve. Je ne 
sais pas encore s'il n'a pas fait quelque petite brèche à 
sa vertu. On le soupçonne fort, à Paris, d'avoir débité 
quelques exemplaires. 11 a eu sur cela une petite con- 



240 VOLTAIRE 

versationavecM. Hérault, et, par an miracle plus grand 
que tous ceux de saint Paris et des apôtres, il n'est 
point à la Bastille. Il faut bien pourtant qu'il s'attende 
à y être un jour. Il me parait qu'il a une vocation dé- 
terminée pour ce beau séjour. Je tâcherai de n'avoir 
pas Thonneur de l'y accompagner. » 

Voltaire alors devient prudent. Le 21 mai, il écrit à 
Cideville : « Si vous voyez Jore, ayez la bonté, je vous 
prie, de lui dire de m'envoyer les épreuves par la 
poste ; il n'a qu'à les adresser à M. Dubreuil, sans 
mettre mon nom et sans écrire. » Le 29 du même 
mois, nouvelles précautions : c Je vous demande en 
grâce que toutes les feuilles des Lettres soient remises 
en dépôt chez vous ou chez Formont, et qu'aucun exem- 
plaire ne paraisse dans le public que quand je croirai 
le temps favorable. Il faudra que Jore m'en fasse 
d'abord tenir cinquante exemplaires. » Le 10 juin, 
Voltaire insiste : ce Recommandez-lui surtout, plus que 
jamais, le secret le plus impénétrable et la plus vive 
diligence; que jamais votre nom ni le mien ne soient 
prononcés, en quelque cas que ce puisse être, que 
toutes les feuilles soient portées ou chez vous ou chez 
l'ami Formont; que Ton vous remette exactement les 
copies ; que Ton ne garde chez lui aucun billet de moi, 
aucun mot de mon écriture. S'il manque à un seul de 
ces points essentiels, il courra un très grand risque. Je 
vous supplie aussi de tirer de lui ce billet : « J'ai reçu 
« de M. Sanderson le jeune deux mille cinq cents exem- 
« plaires des Lettres anglaises de M. de Voltaire à 
« M. T., lesquels exemplaires je promets ne débiter 
« que quand j'aurai permission ; promettant donner 



ET LES LIBRAIRES. 24* 

« d'abord au sieur Sanderson cent de ces exemplaires, 
« et de partager ensuite avec lui le profit de la vente du 
« reste, lui tenant compte de- deux mille quatre cents 
« exemplaires ; et promets compter avec celui qui me 
« représentera ledit billet, le tenant suffisamment auto- 
ce risé du sieur Sanderson. » Le 19, il est plus explicite : 
« Je ne change rien du tout à mes dispositions avec 
Jore, et j'insiste plus que jamais pour avoir les cent 
exemplaires dont il faut que je donne cinquante, qui 
seront répandus à propos. Je lui répète encore qu'il 
faut qu'il ne fasse rien sans un consentement précis de 
ma part ; que, s'il précipite la vente, lui et toute sa 
famille seront indubitablement à la Bastille; que s'il ne 
garde pas le secret le plus profond, il est perdu sans 
ressources. Encore une fois, il faut supprimer tous les 
vestiges de cette affaire. Il faut que mon nom ne soit 
jamais prononcé, et que tous les livres soient eh sé- 
questre jusqu'au moment où je dirai : Partez ! Je vous 
supplie même de vous servir de la supériorité que vous 
avez sur lui pour l'engager à m'écrire cette lettre sans 
date : « Monsieur, j'ai reçu la vôtre, par laquelle vous 
« me priez de ne point imprimer et d'empêcher qu'on 
« imprime à Rouen les Lettres qui courent à Londres 
« sous votre nom. Je vous promets de faire sur cela ce 
« que vous désirez. Il y a longtemps que j'ai pris la 
« résolution de ne rien imprimer sans permission, et je 
« ne voudrais pas commencer à manquer à mon de- 
ce voir pour vous désobliger. » Vous jugez bien qu'il 
faut, outre cette lettre, le billet au sieur de Sanderson, 
lequel je remettrai dans les mains d'un Anglais, pour le 
représenter, en cas que Jore pût être accusé d'avoir reçu 

14 



242 VOLTAIRE 

ces Lettres de moi ou de quelqu'un de mes amis. » - 
Voltaire va nous apprendre pourquoi il prenait 
toutes ces mesures. Le 3 juillet, il mande à Cideville : 
« Je renvoie à Jore la dernière épreuve, avec une 
petite addition. Je vous supplie de lui dire d'envoyer 
aur-le-champ au messager, à l'adresse de Demoulin, 
deux exemplaires complets, afin que je puisse faire 
Verrata, et marquer les endroits qui exigeront des cap- 
tons. Je prévois qu'il y en aura beaucoup. En voyant le 
péril approcher, je commence un peu à trembler ; je 
commence à croira trop hardi ce qu'on ne trouvera à 
Londres que simple et ordinaire. J'ai écrit déjà à 
Thieriot, à Londres, d'en suspendre la publication jus- 
qu'à nouvel ordre. » En effet, le 24 juillet, il engagea 
Thieriot à retarder la publication de l'édition anglaise, 
délie de Jore étant achevée, le 26 juillet, il disait à 
Formont : « Je vous prie, ou vous, ou votre ami Cide- 
ville, de serrer sous vingt clefs ce magasin de scan- 
dale que Jore vient d'imprimer, et qu'il n'en soit pas 
fait mention jusqu'à ce qu'on puisse scandaliser les gens 
impunément. » 

Cependant voici que Voltaire écrit, le 24 avril 1134, 
à Cideville : <r Ces maudites Lettres anglaises se débi- 
tent enfin sans qu'on m'ait consulté, sans qu'on m'en ait 
donné le moindre avis. On a l'insolence de mettre mon 
nom à la tète. Je ne peux pas soupçonner Jore de m'a- 
voir joué ce tour, parce que, sur le moindre soupçon, 
il serait mis sûrement à la Bastille pour le reste de sa 
vie ; mais je vous supplie de me mander ce que vous 
en savez. » Le 8 mai, il est plus explicite: « Votre pro- 
tégé Jore m'a perdu. Il n'y avait pas encore un mois 



ET LES LIBRAIRES. 24& 

qu'il m'avait juré que rien ne paraîtrait, qu'il ne ferait 
jamais rien que de mon consentement ; je lui avais prêté 
1,500 francs dans cette espérance ; cependant, à peine 
suis-je à quatre-vingts lieues de Paris, que j'apprends 
qu'on débite publiquement une édition de cet ouvrage, 
avec mon nom à la tète. J'écris à Paris, je fais chercher 
mon homme, point de nouvelles. Enfin, il vient chez: 
moi et parle à Demoulin, mais d'une façon à se faire 
croire coupable. Dans cet intervalle, on me mande que, 
si je ne veux pas être perdu, il faut remettre sur-le- 
champ l'édition à M. Rouillé. Que faire dans cette cir- 
constance? Irai-je être le délateur de quelqu'un? et puis- 
je remettre un dépôt que je n'ai pas? Je prends le parti 
d'écrire à Jore, le 2 mai, que je ne veux être ni son dé- 
lateur, ni son complice ; que s'il veut se sauver et moi 
aussi, il faut qu'il remette entre les mains de Demou- 
lin ce qu'il pourra trouver d'exemplaires, et apaiser au 
plus vite le garde des sceaux par ce sacrifice. Cependant 
il part une lettre de cachet, le 4 mai ; je suis obligé de 
me cacher et de fuir. Vous pouvez engager la femme 
de Jore à sacrifier cinq cents exemplaires, ils ont assez 
gagné sur le reste, supposé que ce soient eux qui aient 
vendu l'édition. » Le même mois, il dit : « J'ai décou- 
vert enfin, à n'en pouvoir douter, que ce misérable a 
tout fait, et qu'il m'a trahi cruellement. Il en vend 
deux mille cinq à 6, à 8, à 10 livres pièce ; et moi je 
suis proscrit. Lettre de cachet, dénonciation au parle- 
ment, requête des curés, la crainte d'un jugement ri- 
goureux : voilà tout ce qu'il m'attire. Au nom de Dieu, 
parlez à ces gens-là, quand vous les verrez ; dites-leur 
qu'ils avertissent leur fils de faire ce que je lui. marque- 



244 VOLTAIRE 

rai dans un billet, sans quoi il sera perdu. Surtout 
qu'on vous remette jusqu'au moindre chiffon d'écriture 
qu'on peut avoir de moi. » Le 5 juin, voici un incident 
qui décharge Jore. C'est à Formont que Voltaire envoie 
ces lignes : « J'apprends qu'un nommé René Josse fai- 
sait encore une édition de ce livre, laquelle a été dé- 
couverte. Ce René Josse a été dénoncé à Demoulin par 
François Josse son parent. Ce François Josse a bien l'air 
d'avoir fait lui-même, de concert avec son cousin René, 
l'édition qui a fait tant de vacarme. Il y a grande appa- 
rence que ce François Josse, qui a eu entre les mains 
un des trois exemplaires que j'avais, et qui me Ta fait 
relier, il y a deux mois et demi, en aura abusé, l'aura 
fait copier, et l'aura imprimé avec René; que, depuis, la 
jalousie qu'il aura eue de la deuxième édition de René, 
l'aura porté à le dénoncer. Voilà ce que je conjecture ; 
voilà ce que je vous prie de peser avec M. de Cideville. 
Vous pouvez, après cela, avoir la bonté d'en parler à 
Jore. S'il n'est pas coupable, il doit être charmé d'avoir 
cette ouverture pour se justifier. Mais, coupable ou non, 
il doit m'écrire ou me faire instruire des démarches 
qu'il a faites; et, s'il ne le fait pas, je suis dans la 
ferme résolution de le dénoncer au garde des sceaux, 
et je le perdrai assurément. » C'est ce qui arriva. 

Nous avons vu quel fut le sort de Jore et celui de René 
Josse et de Duval, le 23 octobre 1734. Voltaire ne l'ap- 
prit pas sans peine. C'est ce qu'atteste cet aveu qu'il 
faisait, le 12 avril 1735, à Cideville : c Savez- vous 
bien que tout ce grand bruit, excité par les Lettres 
philosophiques, n'a été qu'un malentendu ? Si ce 
malheureux Jore m'avait écrit dans les commence- 



ET LES LIBRAIRES. 245 

ments, il n'y aurait eu ni lettre de cachet, ni brû- 
lure, ni perte de maîtrise pour Jore. Le garde des 
sceaux a cru que je le trompais, et il le croit encore. 
Je sais que Jore est à Paris, mais je ne sais où le trou- 
ver. Il faudrait engager sa famille à lui mander de me 
venir trouver ; peut-être qu'un quart d'heure de con- 
versation avec lui pourrait servir à éclairer M. le garde 
des sceaux, me raccommoder entièrement avec lui, et 
rendre à Jore sa maîtrise, en finissant un malentendu 
qui seul a été cause de tout le mal. » 

Cité devant M. Hérault, lieutenant général de police, 
Voltaire jura qu'il n'avait eu aucune part à l'édition de 
ses Lettres philosophiques. Il lui était facile de le sou- 
tenir. Au moment où il présidait aux trois éditions 
faites à Londres, à Amsterdam et à Rouen, il avait pris 
toutes ses précautions pour qu'on ne pût déterrer au- 
cune trace de son écriture, aucun papier qui dût le 
déceler. Il avait prévu que Jore serait mis à la Bastille 
dès qu'on aurait tout découvert. Pour lui, il n'avait à 
craindre qu'une lettre de cachet ; il avait trop d'amis 
pour ne pas espérer se tirer d'affaire. C'était donc à 
Jore à se tenir sur ses gardes, puisqu'il était intéressé 
à ne pas trahir Voltaire. En laissant circuler des livres 
imprimés sans autorisation, il s'exposait à être plongé 
dans les cachots et à perdre sa maîtrise. Le danger 
dans lequel, par son indiscrétion, il eût précipité Vol- 
taire, le réduisait à être abandonné, et même à être dé- 
noncé par lui. Comme le peu de profit qu'il aurait retiré 
d'une vente clandestine ne saurait être comparé à l'a- 
vantage qu'il trouvait à s'en référer aux. prescriptions 
de Voltaire, il était à présumer que Jore n'avait pas eu 

14. 



946 VOLTAIRE 

la folie de sacrifier sa fortune et son honneur au faible 
gain d'un commerce illicite, et que l'imprudence avait 
été commise par Voltaire, qui avait eu le tort de com- 
poser un ouvrage dangereux, et qui ne l'avait livré à 
l'impression que pour le répandre dans le public. • 

Toutes les présomptions viennent justifier Jore. L'his- 
toire aussi milite en sa faveur. C'est ce que nous allons 
démontrer, grâce aux documents que nous fournissent 
les Études sur la Russie, par M. Léouzon-Leduc, au- 
quel nous renvoyons les lecteurs avides d'éclairer leur 
religion sur tout ce qui a trait à Voltaire. 

Il était naturel que Jore intentât un procès à Voltaire, 
qui avait causé son emprisonnement et sa ruine. C'é- 
tait un devoir pour lui de prouver que, s'il avait commis 
une grave imprudence en imprimant un ouvrage sans 
autorisation, il avait refusé d'en livrer les exemplaires 
jusqu'à ce qu'on lui eût représenté l'autorisation qui loi 
avait été promise le jour où il s'était hasardé à en com- 
mencer l'impression ; et que, s'il s'en était répandu 
des exemplaires, il fallait s'en prendre à l'auteur, qui 
en avait re<;u deux ; et que, par conséquent, il était 
fondé à demander des dommages et intérêts à Voltaire, 
dont la mauvaise foi ou l'indiscrétion avait eu des suites 
si déplorables. 

Jore confia sa cause à un avocat nommé Bayle, et il 
se disposa à publier un Mémoire où il exposait tous ses 
griefs contre Voltaire. En attendant, il se hâta de prendre 
ses sûretés, et fit saisir les rentes de Voltaire. 

Voltaire porta plainte. 11 écrivit au lieutenant de po- 
lice pour obtenir mainlevée des saisies faites sur ses 
rentes. Il le pressa de pincer Jpre, et de lui défendre 



ET LES LIBRAIRES. 347 

de publier son Mémoire. 11 alla même jusqu'à le prier 
d'engager, et au besoin de forcer Rayle de refuser .de 
plaider la cause de Jore. Il allégua dans ses lettres que 
les lois; les bonnes mœurs, l'autorité, tous les honnête* 
gens étaient intéressés au châtiment de Jore. 

Le lieutenant de police ne goûta pas ces raisons. l\ 
comprit qu'il n'était pas facile de prouver que Jore était 
un fripon et un scélérat. 11 offrit sa médiation. Il était 
sans doute persuadé que le rôle de Voltaire dans cette 
affaire n'était pas sublime. Il engagea Voltaire à donner 
1 ,000 livres à Jore pour assoupir tout de suite le procès. 
Voltaire répondit qu'il n'était pas en état de verser une 
somme aussi forte, et que transiger avec Jore ce serait 
se déshonorer. Peut-être espérait-il que le lieutenant de 
police débouterait Jore, sans lui accorder de dommages 
et intérêts. 

Sur ces entrefaites parut le Mémoire de Jore. Ce n'est 
pas un monument d'éloquence, mais il est écrit avec 
tant de modération, de naïveté, et appuyé de faits si 
récents, qu'il semble réunir tous les caractères de la 
vérité. Nous allons le reproduire, parce qu'il jette un 
grand jour sur toute la vie de Voltaire, en même temps 
qu'il illumine la question qui nous occupe. Jore s'ex- 
prime ainsi : 

« J'ai payé bien chèrement la confiance aveugle que 
.j'ai eue pour le sieur de Voltaire. Ébloui par ses talents, 
je me suis livré à lui sansréserve. J'y ai perdu ma fortune, 
ma liberté, mon état. Dans ma triste situation, je me 
suis adressé à lui et l'ai prié de me payer 1,400 fr. 5 s. 
•qu'il me doit. Toutes sortes de motifs devaient l'en- 
gager à ne pas balancer sur une demande aussi juste : 



248 VOLTAIRE 

l'équité, la commisération même pour un homme dont 
il a causé la ruine. Quelle est la réponse que j'en ai 
reçue? Des injures et des menaces. Le sieur de Vol taire 
s'est néanmoins radouci : il a fait l'effort de •m' offrir 
par degrés jusqu'à 100 pistoles. Dans tout autre temps, 
je n'aurais pas hésité d'accepter son offre, je l'aurais 
certainement préférée à la douloureuse extrémité de 
traduire en justice un homme dont j'ai été moi-même 
l'admirateur, et qui m'avait séduit par le brillant de 
son imagination ; mais les pertes que j'ai essuyées me 
mettent dans l'impossibilité d'en supporter de nou- 
velles; ainsi, après avoir tenté toutes les voies de la 
politesse, après m'être adressé à des personnes respec- 
tables pour essayer de faire sentir au sieur de Voltaire 
l'injustice et la bassesse de son procédé, je me suis vu 
dans la dure nécessité de le citer devant les juges. 

« Pour défense il m'oppose par écrit une fin de non* 
recevoir, et emploie sa voix à publier dans le monde 
qu'il m'a payé. 

« C'est à cette alternative que je dois répondre. En 
même temps que j'attaque le sieur de Voltaire pour le 
payement d'une somme qu'il me doit, j'ai à me défen- 
dre de la lâcheté qu'il m'impute de lui demander un 
payement que j'ai reçu. Ma justification n'est pas ce qui 
m'inquiète. Un compte exact des faits qui se sont passés 
entre le sieur de Voltaire et moi effacera bientôt toute 
idée de payement. Si le contre-coup en est cruel pour 
le sieur de Voltaire, si le récit que je vais en faire con- 
tient même des faits humiliants pour lui, qu'il se repro- 
che de m'y avoir réduit, pour me laver d'une bassesse, 
La conduite que j'ai toujours tenue avec lui fera bien 



ET LES LIBRAIRES. 253 

dèle? Était-il seulement coupable d'avoir trahi le secret 
d'un homme qu'il avait séduit par l'assurance d'une 
permission tacite, et d'avoir publié ce secret à qui avait 
voulu l'entendre? Étais-je moi-même infidèle à ses 
yeux? Le sieur de Voltaire crut effectivement que l'édi- 
tion qui paraissait était la mienne. Pouvait-il le penser 
lorsque j'avais refusé les 1,000 écus qu'il m'avait fait 
offrir lui-même pour cette édition, et que j'avais dé- 
claré que je ne consentirais jamais à la laisser répandre 
sans le certificat de la permission? Était-il même pos- 
sible que, versé comme il est dans l'imprimerie, il mé- 
connût les différences de ces deux éditions, le papier, 
les caractères, quelques termes même qu'il avait chan- 
gés? Ou, au contraire, le sieur de Voltaire avait-il 
résolu de me sacrifier? Piqué de mes refus, désespérant 
également d'obtenir une permission et de me faire con- 
sentir à laisser paraître son ouvrage sans me la rappor- 
ter, ne me demanda-t-il les deux exemplaires que pour 
en faire une autre édition et pour en rejeter sur moi 
l'iniquité? J'avoue que c'est un chaos dans lequel je 
n'ai jamais pu rien comprendre, parce qu'il est des 
noirceurs dont je ne saurais croire les hommes ca- 
pables. Ce qui est certain, c'est que deux jours après 
avoir obtenu ma liberté, le magistrat à qui je la devais 
me montra une seconde lettre de Voltaire dans laquelle, 
en m'accusant de nouveau d'avoir fait disparaître mon 
édition, il ajoutait que j'étais d'autant plus coupable 
qu'il m'avait mandé de la remettre à M. Rouillé, et 
m'avait offert de m'en payer le prix. Et ce qui est 
encore certain, c'est que dans la lettre que l'on mettra 
sous les yeux des juges à la suite de ce Mémoire, après 

T. 11. 15 



254 VOLTAIRE 

avoir fait mention de cette autre lettre, par laquelle il 
me marquait, dit-il. de remettre toute mon édition à 
M. Rouillé, le sieur de Voltaire reconnaît de bonne foi 
que j'étais à la Bastille lorsqu'il me récrivit, c'està-dire 
qu'il a commencé par m accuser d'avoir rendu mon 
édition publique; qu'ensuite, lorsque sur sa fausse dé- 
nonciation j'étais à la Bastille, il m'a écrit de remettre 
à M. Houille cette même édition que je n'avais plus, et 
que par une double contradiction qui dévoile de plus 
en plu* le dessein qu'il avait formé de me perdre, il a 
voulu encore nie charger de n'avoir répandu l'ouvrage 
dans le publie qu'après qu'il m'avait averti de le re- 
mettre aux magistrats. 

" Cependant je parvins à prouver l'imposture du 
sieur de Voltaire. Je lis voir que l'édition n'était pas de 
mon imprimerie et que je n'avais point de caractères 
semblables, de façon que j'obtins ma liberté au bout de 
quatorze jours. 

<r Mais mon bonheur ne fut pas de longue durée. 
Mon édition fut surprise et saisie, et j'éprouvai bien- 
tôt une nouvelle disgrâce plus cruelle que la première. 
Par arrêt du Conseil du mois de septembre (23 oc- 
tobre) 1134, j'ai été destitué de ma maîtrise, déclaré 
incapable d'être jamais imprimeur ni libraire. 

« Tel est l'état où m'a réduit la malheureuse con- 
liance que j'avais eue pour le sieur de Voltaire; état 
d autant plus triste pour moi que je lui ai été plus 
fidèle, puisque, indépendamment des 100 louis que j'ai 
refusés pour cent exemplaires d'une personne dont 
l'honneur m'était trop connu pour me laisser rien 
appréhender de sa part, je ne voulus pas écouter la 



ET LES LIBRAIRES. 255 

proposition du sieur Châtelain, libraire d'Amsterdam r 
qui, pour un seul exemplaire, m'offrit 2,000 francs, 
avec une part dans le profit de l'édition qu'il en comp- 
tait faire, et que mon scrupule alla même jusqu'à ne 
vouloir pas permettre de prendre lecture de l'ouvrage 
en ma présence à un ami qui avait apparemment appris 
mon secret par la même voie qui en avait instruit tant 
d'autres. 

« Dans l'abîme où je me suis vu plongé par mon 
arrêt, sans profession, sans ressource, je me suis 
adressé à Fauteur de tous mes maux, persuadé que je 
ne devais mes malheurs qu'au dérèglement de son ima- 
gination, et que le cœur n'y avait point de part. J'ai été 
trouver le sieur de Voltaire, j'ai imploré son crédit 
auprès de ses amis, je l'ai supplié de l'employer pour 
me procurer quelque moyen honnête de subsister et de 
me rendre le pain qu'il m'avait arraché. Il m'a leurré 
d'abord de vaines promesses. Mais bientôt il s'est lassé 
de mes importunités, et m'a annoncé que je n'avais 
rien à espérer de lui. Ce fut alors que, n'ayant plus de 
grâce à attendre du sieur de Voltaire, si cependant ce 
que je lui demandais en était une, j'ai cru pouvoir au 
moins exiger de lui le payement de l'impression de son 
livre. Pour réponse à la lettre que je lui écrivis à ce 
sujet, il me fit dire de passer chez lui; je ne manquai 
pas de m'y rendre, et, suivant son usage, il me proposa 
de couper la dette par la moitié. Je lui répliquai ingé- 
nument que je consentirais volontiers au partage à con- 
dition qu'il serait égal; que j'avais été prisonnier à la 
Bastille pendant quatorze jours, qu'il s'y fît mettre 
sept; que l'impression de son livre m'avait causé une 



<J5G V0LTA1RK 

perte de 22,000 francs, qu'il m'en payât 11,000; qu'il 
me resterait encore ma destitution de maîtrise pour 
mon compte. Ma franchise déplut au sieur de Voltaire, 
qui cependant, par réflexion, poussa la générosité jus- 
qu'à m'oflrir 100 pis tôles pour solde de compte; mais 
comme je ne crus pas devoir les accepter, mon refus 
l'irrita; il se répandit en invectives, et alla même jus- 
qu'à me menacer d'employer, pour me perdre, ce puis- 
sant crédit dont son malheureux imprimeur s'était 
vainement llatté pour sortir de la triste affaire où il 
l'avait lui-même engagé. 

« Voilà les termes où j'en étais avec le sieur de Vol- 
taire, lorsque je l'ai fait assigner le 5 du mois dernier. 
Les défenses qu'il m'a fait signifier méritent bien de 
trouver ici leur place. Il a lieu, dit-il, d'être surpris de 
mon procédé téméraire. Mon avidité me fait en même 
temps tomber dans le vice d'ingratitude contre lui, et 
lui intenter une action qui n'a aucun fondement, d'au- 
tant qu'il ne me doit aucune chose, et qu'au contraire il 
m'a fait connaître qu'il est trop généreux dans l'occa- 
sion pour ne pas satisfaire à ses engagements. C'est 
pourquoi il me soutient purement et simplement non 
recevable en ma demande, dont je dois être débouté 
avec dépens. 

« C'est ainsi que le sieur de Voltaire, tion content de 
vouloir me ravir le fruit de mon trauail, non content de 
manquer à la reconnaissance et à la justice qu'il j 
doit, m'insulte et veut me noircir du vice même qui le 
caractérise. Ce trait ne suffit pas encore à sa malignité. 
Il ose publier dans le monde qu'il m'a payé, et que, 
dans l'appréhension que je sens qu'il devait peut-être 



*> 



ET LES LIBRAIRES. 257 

se rallumer un feu caché sous la cendre, j'abuse de la 
triste conjoncture où il se trouve pour faire revivre une 
dette acquittée. Sous ce prétexte, il se déchaîne contre 
moi, et sa fureur ne peut être assouvie, si ce faux déla- 
teur n'obtient une seconde fois de me voir gémir dans 
les fers. Assuré sur mon innocence, sur l'équité de ma 
cause, sur la renommée de Voltaire, je n'ai été alarmé 
ni de ses menaces, ni de ses vains discours; et, con- 
vaincu par ma propre expérience à quel point il sait se, 
jouer de sa parole, je n'ai pu me persuader que son 
témoignage fût assez sacré pour me faire condamner 
sans m'entendre. 

« Je suis donc demeuré tranquille, et ne me suis 
occupé que de ma défense. Je me dois à moi-même ma 
propre justification. J'ai pensé que je ne pouvais mieux 
l'établir qu'en rendant un compte exact des faits. Les 
réflexions que je vais ajouter en prouveront la vérité : 
en môme temps qu'elles feront cesser les clameurs du 
sieur de Voltaire, elles jetteront sur lui l'opprobre dont 
il cherchait à me couvrir, et engageront même à me 
plaindre sur ma malheureuse étoile qui m'a procuré 
une aussi étrange liaison. En effet, quelle fatale con- 
naissance pour moi que celle du sieur de Voltaire ! Et 
que penser de cet homme, dont il est également dange- 
reux d'être ami comme ennemi ; dont l'amitié a causé 
ma ruine et ma perte, et qui ne veut rien moins que 
me perdre une seconde fois, s'il est possible, depuis 
que, pour lui demander mon dû, je suis devenu son 
ennemi? 

« Maintenant il me reste à établir mes moyens et à 
répondre aux objections du sieur de Voltaire. Mais, ne 



<î> VOLTAIRE 

rne prévient-on pas déjà sur ces deux objets? Après 
les faits dont j'ai rendu compte, l'équité de ma cause 
ne s'annonce-t-elle pas d'elle-même, et les défenses du 
sieur de Voltaire ne sont-elles pas confondues d'avance? 
Mes moyens sont ma demande. Après avoir été trompé, 
trahi, ruiné par le sieur de Voltaire, je lai demande 
au moins le prix de mon travail, le prix d'un ouvrage 
que j'ai imprimé pour lui. et par ses ordres, que je n'ai 
imprimé que sur la foi d'une permission tacite, que 
fai refusé de laisser paraître, tant quon ne me rup- 
porterait pas la permission des supérieurs, et qui effec- 
tivement n'a jamais paru dans le public. Quelle est la 
preuve de mon travail ? La lettre du sieur de Voltaire. 
S'il me répond que dans sa lettre il n'a pas nommé 
l'ouvrage que j'ai imprimé pour lui, je lui réplique que 
je lui demande le payement d'un ouvrage que j'ai im- 
primé pour lui et qu'il n'a point nommé dans sa lettre. 
Le sieur de Voltaire ose publier qu'il m'a payé en me 
remettant le manuscrit; mais sa lettre le confond, elle 
prouve son imposture et sa mauvaise foi. Elle prouve 
qu'il ne m'avait pas encore payé en 1134, lorsque 
j'étais à la Bastille, et qu'il m'écrivait alors pour m'en 
offrir le prix. Avancera-t-il qu'il m'a payé depuis? Sa 
variation ne suffirait-elle pas pour prouver son infamie? 
D'ailleurs, sa lettre opère un commencement de preuve 
par écrit, et je demande, en vertu de l'ordonnance, à 
être admis à la preuve par témoins. Je demande à prou- 
ver que lorsque j'allai chez lui, le jour même que je 
l'ai fait assigner, sa réponse fut que, n'ayant tiré aucun 
profit de l'édition, il ne m'en devait que la moitié. Trou- 
vera-t-on dans cette réponse, dont je suis prêt de rap- 



ET LES LIBRAIRES. 259 

porter la preuve, que l'offre qu'il me fit n'était que pour 
se rédimer de ma vexation ? Il m'a, dit-il, depuis quatre 
mois, fait toucher une gratification de 100 livres. Au- 
rait-il été question de m'accorder une gratification s'il 
m'eût dû quelque chose? Aurais-je pensé à l'en remer- 
cier par une lettre? Maïs qu'il représente ma lettre, on 
y verra le motif de cette gratification ; on y verra que 
le sieur de Voltaire, alarmé d'un bruit qui se répandait 
qu'on imprimait un de ses ouvrages que je ne nommerai 
point, me chargea d'employer tous mes soins, tant à 
Paris qu'au dehors, pour découvrir si ce bruit avait 
quelque fondement, et que 100 livres furent la récom- 
pense des mouvements que je m'étais donnés. 

« Mais il en faut venir à la grande objection du sieur 
de Voltaire, au reproche qu'il me fait de la perfidie la 
plus noire, au reproche d'abuser de la conjoncture où il 
se trouve, d'abuser d'une lettre qu'il a eu la facilité de 
m'écrire, et que j'ai su tirer de lui sous prétexte de 
solliciter ma réhabilitation; d'en abuser, dis-je, pour le 
forcer, par la crainte d'un procès déshonorant, à me 
payer une somme qu'il ne me doit pas, et à laquelle il 
est hors d'état de satisfaire. 

« C'est donc là le grand moyen du sieur de Voltaire, 
ou plutôt le déplorable sophisme avec lequel il prétend 
en imposer aux personnes les plus respectables! Car 
enfin, la haine de ce reproche ne retombe-t-elle pas sur 
son auteur? Et qu'ai-je à me reprocher, à moi qui ne 
fais que demander mon dû? S'il est vrai que le sïeur de 
Voltaire ne m'a pas payé, comme il n'est que trop cer- 
tain, comme il est évident, comme j'offre d'en achever 
la preuve, en quoi suis-je coupable de m'appuyer d'une 



200 VOLTAIRE 

lettre qui, en même temps qu'elle établit ma demande, 
me justifie d'une calomnie ? Ces inconvénients sont-ils 
mon fait? En puis-je être garant? Que ne me payait-il 
sans me noircir dans le public du crime d'exiger deux 
fois la même dette ? Ne devait-il pas être content de 
tous les maux qu'il m'a causés, de m'avoir engagé 
dans une affaire malheureuse, sur la fausse assurance 
d'une permission, de m'avoir privé de ma liberté par sa 
dénonciation calomnieuse, de m'avoir enlevé ma for- 
tune et mon état, sans vouloir encore me ravir l'hon- 
neur? ]Vai-je pas à rétorquer son argument contre 
lui? N'ai-je pas à lui reprocher qu'il veut se faire un 
rempart de sa lettre et des circonstances qu'elle ren- 
ferme, non seulement pour me refuser le payement de 
ce qui m'est dû, mais encore pour me rendre odieux et 
pour accumuler contre moi calomnie sur calomnie? Et 
lorsque le sieur de Voltaire a la hardiesse d'appuyer ses 
faux raisonnements d'un mensonge aussi grossier que 
celui de son indigence, lorsque, avec vingt-huit mille 
livres de rente, indépendamment des sommes d'argent 
qu'il a répandues dans Paris, il ose avancer qu'il est 
hors d'état de payer une somme aussi considérable que 
celle que je lui demande, se peut-il que quelqu'un se 
laisse éblouir par ses artifices ? Ne se trahit-il pas lui- 
même par cette nouvelle fausseté? Cette dernière cir- 
constance ne montre-t-elle pas clairement ce qu'on doit 
penser de toutes les autres ; et, dans toute la conduite 
que le sieur de Voltaire a tenue avec moi, ne voit-on 
pas un homme à qui rien n'est sacré, qui se joue de 
tout et qui ne connaît point de moyens illicites, pourvu 
qu'ils le mènent à son but? 



ET LES LIBRAIRES. 261 

« Enfin, le sieur de Voltaire m'oppose une fin de non- 
recevoir. Il soutient que je suis mal fondé à lui de- 
mander le payement d'une édition qui a pu être saisie. 
Une fin de non-recevoir, c'est donc là la défense fami- 
lière du sieur de Voltaire? C'est ainsi qu'il vient de 
payer un tailleur pauvre et aveugle, à qui, comme à 
moi, il oppose une fin de non-recevoir. Voilà donc le 
payement qui m'était réservé et que ma malheureuse 
confiance pour le sieur de Voltaire devait me procurer ? 
Mais est-il recevable lui-même à m'opposer cette fin de 
non-recevoir? Après m'avoir séduit par l'assurance 
d'une permission verbale; après que je n'ai travaillé 
que sur la foi de cette permission; après que, si je suis 
coupable, je ne le suis que pour m 'être fié à la parole 
du sieur de Voltaire, puisque dans tous les temps j'ai 
refusé de laisser répandre l'édition jusqu'à ce que la 
permission me fût montrée, et qu'effectivement elle n'a 
jamais paru, de quel front le sieur de Voltaire ose-t-il 
se faire une exception de ce qu'il m'a trompé? J'ai trop 
de confiance dans l'équité des juges pour appréhender 
qu'ils adoptent une défense aussi odieuse. J'espère 
même que les personnes respectables qui honorent 
de leur protection les talents du sieur de Voltaire me 
plaindront d'avoir été séduit par ces mêmes talents, et 
que, touchées de mes malheurs, elles pardonneront à 
la nécessité de me défendre et de me justifier d'avoir 
dévoilé des faits que l'intérêt seul ne m'aurait jamais 
arrachés, et que je n'ai mis au jour qu'afin de ne 
me pas laisser ravir l'honneur, le seul bien qui me 
reste. * 

Voici maintenant la lettre de Voltaire, si fréquem- 

15. 



2G2 VOLTAIRE 

ment annoncée par Jore et si redoutée de son auteur 
lui-même : 

« Circy en Champagne, le 24 mars 1736. 

« Vous me mandez, monsieur, qu'on vous donnera 
des lettres de grâce, qui vous rétabliront dans votre 
maîtrise, en cas que vous disiez la vérité qu'on exige 
de vous sur le livre en question, ou plutôt dont il n'est 
plus question (Lettres philosophiques). Un de mes amis, 
très connu (Thieriot), ayant fait imprimer ce livre en 
Angleterre uniquement pour son profit, suivant la per- 
mission que je lui en avais donnée, vous en fîtes de 
concert avec moi une édition en 1130 (1131). 

« Un des hommes les plus respectables du royaume 
(l'abbé de Rothelin), savant en théologie comme dans 
les belles-lettres, m'avait dit en présence de dix per- 
sonnes, chez M me de Fontaine-Martel, qu'en changeant 
seulement vingt lignes dans l'ouvrage, il mettrait son 
approbation au bas. Sur cette confiance, je vous fis 
achever l'édition. Six mois après, j'appris qu'il se for- 
mait un parti pour me perdre, et que d'ailleurs M. le 
garde des sceaux ne voulait pas que l'ouvrage parût. 
Je priai alors un conseiller au parlement de Rouen 
(Cideville) de vous engager à lui remettre toute V édition. 
Vous ne voulûtes pas la lui confier; vous lui dites que 
vous la déposeriez ailleurs, et qu'elle ne paraîtrait ja- 
mais sans la permission des supérieurs. 

« Mes alarmes redoublèrent quelque temps après, 
surtout lorsque vous vîntes à Paris. Je vous fis venir 
chez M. le duc de Richelieu; je vous avertis que. vou§ 
seriez perdu si l'édition paraissait, et je vous dis ex- 



ET LES LIBRAIRES. 263 

pressentent que je serais obligé de vous dénoncer moi- 
même. Vous me jurâtes qu'il ne paraîtrait aucun exem- 
plaire, mais vous me dîtes que vous aviez besoin de 
1,800 livres (1); je vous les fis prêter sur-le-champ par 
le sieur Pasquier, agent de change, rue Quincampoix, 
et vous renouvelâtes la promesse d'ensevelir l'édition. 

« Vous me donnâtes seulement deux exemplaires, 
dont l'un fut prêté à M me de***, et l'autre, tout décousu, 
fut donné à François Josse, libraire, qui se chargea de 
le faire relier pour M..., à qui il devait être confié pour 
quelques jours. 

« François Josse, par la plus lâche des perfidies, 
copia le livre toute la nuit avec René Josse, petit li- 
braire de Paris, et tous deux le firent imprimer secrè- 
tement. Ils attendirent que je fusse à la campagne, à 
soixante lieues de Paris (à Monjeu près d'Autun), pour 
mettre au jour leur larcin. La première édition qu'ils 
en firent était presque débitée, et je ne savais pas que 
le livre parût. J'appris cette triste nouvelle et Findi- 
gnation du gouvernement. Je vous écrivis sur-le-^hamp 
plusieurs lettres, pour vous dire de remettre toute votre 
édition à M. Houille et pour vous en offrir le prix. Je ne 
reçus point de réponse ; vous étiez à la Bastille. J'igno- 
rais le crime de François Josse; tout ce que je pus 
faire alors fut de me renfermer dans mon innocence 
et de me taire. 

« Cependant René Josse, ce petit libpaire, fit en se- 
cret une nouvelle édition; et François Josse, jaloux du 



(1) Elles m'avaient été prêtées pour quatre mois, et jo les ai acquit- 
tées au bout de dcu\. [Note de Jore.) 



»;t VOLTAIRE 

gain que son cousin allait faire, joignit à son premier 
crime celui de faire dénoncer son cousin René. Ce der- 
nier fut arrêté, cassé de sa maîtrise, et son édition con- 
fisquée. 

c Je n'appris ce détail que dans un séjour de quel- 
ques semaines que je vins faire malgré moi à Paris, 
pour mes affaires. 

c J'eus la conviction du crime de François Josse. 
J'en dressai un mémoire pour M. Rouillé. Cependant 
cet homme a joui du fruit de sa méchanceté impuné- 
ment. Voilà tout ce que je sais de votre affaire; voilà la 
vérité devant Dieu et devant les hommes. Si vous en 
retranchiez la moindre chose, vous seriez coupable 
d'imposture. Vous y pouvez ajouter des faits que 
j'ignore, mais tous ceux que je viens d'articuler sont 
essentiels. Vous pouvez supplier votre protecteur de 
montrer ma lettre à M. le garde des sceaux; mais sur- 
tout prenez bien garde à votre démarche, et songez 
qu'il faut dire la vérité à ce ministre. 

c Pour moi, je suis si las de la méchanceté des 
hommes, que j'ai résolu de vivre désormais dans la 
retraite, et d'oublier leurs injustices et mes malheurs. » 

Le 30 mai suivant, Voltaire avouait à de Cideville 
que cette lettre bien détaillée, bien circonstanciée, bien 
regorgeante de vérité, était un avantage contre lui. Le 
2 juillet, il lui manda qu'il était parvenu à la faire ar- 
racher des mains de Jore, et qu'il ne devait cette faveur 
qu'au pouvoir arbitraire. Mais elle était imprimée à la 
Hiiite du Mémoire de Jore. Comment s'inscrire en faux 
contre elle? Voltaire imagina de dire et de répéter 
qu'elle lui avait été extorquée. C'est la seule raison un 



ET LES LIBRAIRES. 265 

peu plausible qu'il ait alléguée contre Jore. Il choisit 
aussi un avocat nommé Robert pour lutter contre l'avo- 
cat Bayle. Au Mémoire de Jore, il riposta par un Mé- 
moire en forme. Il avait à démontrer que le Mémoire 
de Jore n'était qu'un factum et que Jore n'était qu'un 
fripon, comme il l'avait avancé dans toutes ses lettres. 
L'a-t-il fait? non. Il prodigue les injures, les grossiè- 
retés; il se perd dans un dédale de niaiseries et de- 
meure toujours en dehors de la question. Il prend sa 
colère pour son droit, les accès de sa passion pour des 
arguments, sa fureur pour un plaidoyer. Malgré tout 
son esprit, son impudence et son courroux, il ne détruit 
aucun des griefs de Jore. Aussi ne convainquit-il pas 
ses juges. Ils répugnaient à prolonger des débats qui 
allaient provoquer des révélations injurieuses à celui 
qu'ils auraient voulu sauver. Le lieutenant de police en 
revint à sa transaction. Jore s'adressa alors au garde 
des sceaux. Voltaire aussitôt d'invoquer l'indulgence du 
garde des sceaux et de le prévenir contre Jore. Celui-ci 
comprit qu'il lui serait difficile de l'emporter sur un 
écrivain qui avait des protecteurs si puissants. Il allait 
se désister sur la parole d'honneur que lui donna le 
lieutenant de police qu'on lui rendrait sa maîtrise. Mau- 
repas trancha la question en déboutant Jore de sa de- 
mande, mais en condamnant Voltaire à payer 800 livres 
d'aumônes, ce qui était une flétrissure dans ce temps-là. 
Aussi Voltaire s'écriait-il : « Donner 500 livres d'au- 
mônes, c'est signer ma honte. » Il désespéra de voir 
casser cet arrêt. Il essaya de se soustraire à ses effets, 
en prétextant que sa fortune ne lui permettait pas de 
trouver 500 pistoles. Mais il fut forcé de les lâcher. 



200 VOLTAinK 

Jure était ruiné, mais il lui restait l'honneur, et par 
conséquent l'espoir d'obtenir un jour justice. Voltaire 
n'avait perdu que oOO livres, mais il était flétri pour 
toujours. L'arrêt qui l'avait déshonoré prouvait l'im- 
possibilité où il avait été de donner un démenti au Mé- 
moire de Jore en présence des magistrats. Il comprit 
que personne ne regarderait comme un factum un plai- 
doyer demeuré sans réponse. Il s'ingénia donc à en 
obtenir la suppression. Il recourut encore une fois au 
lieutenant de police. Jore refusa d'abord de se sou- 
mettre au caprice d'un pouvoir arbitraire. Il finit par 
désavouer son Mémoire, dans une lettre du 20 décem- 
bre 1738, insérée dans les pièces justificatives de toutes 
les éditions de la Vie de Voltaire par Condorcet. 

Quel cas faut-il faire de ce désaveu tardif? Jore 
n'avait pas eu l'intention de noircir Voltaire, mais d'ob- 
tenir des dommages et intérêts qu'il était en droit de 
demander. Sa misère le mettait dans la nécessité de 
souscrire à toutes les conditions qui lui seraient propo- 
sées. Il importait à Voltaire, non pas seulement de faire 
supprimer le Mémoire de Jore, mais d'amener Jore à le 
désavouer par une lettre ostensible. C'était le seul 
moyen qu'il eût à opposer à ses ennemis, qui lui repro- 
chaient sans cesse l'arrêt qui l'avait déshonoré et le 
Mémoire qu'il n'avait pu réfuter. Il se trouva amené à 
quelques sacrifices pour se réhabiliter aux yeux de la 
société. Ainsi s'explique un désaveu qui contentait les 
deux parties. 

Que fit donc Voltaire en faveur de Jore? Il lui accorda 
une pension. Wagnière (p. 31) le certifie, mais il ne 
nous apprend pas à quelle somme elle s'élevait. Tout 



ET LES LIBRAIRES. 267 

prouve que Voltaire ne sut pas noblement dédommager 
Jore de la misère dans laquelle il le précipita pour 
jamais. Le 3 juin 1743, Jore le remercie des 300 livres 
qu'il lui a envoyées. Plus tard il est forcé de recourir à 
lui. Ainsi le 20 octobre 1168 il lui mande : « Monsieur, 
grâce à la pension que vous avez la bonté de me faire, 
je me suis trouvé en état de subsister à Milan, joint à 
quelques écoliers que j'avais, auxquels j'aidais à se 
perfectionner dans la langue française, et qui, mal- 
heureusement pour moi, quittent cette ville pour voya- 
ger. Dans quel état vais-je me trouver, grand Dieu, 
privé de ce secours! Je vous fus autrefois utile pour 
écrire sous votre dictée; ne pourrais-je plus vous être 
d'aucune utilité? Si Milan était un endroit où l'on im- 
primât en français, je pourrais m'y occuper à corriger 
des épreuves, et par cette occupation me garantir de la 
misère qui me menace, et que vous pourriez me faire 
éviter, monsieur, en m'appelant auprès de vous, où je 
me persuade que vous devez avoir quelqu'un qui peut 
vous être moins nécessaire que je pourrais vous l'être. 
J'espère, monsieur, que, réfléchissant sur mon état 
présent, et combien il est différent de celui dans lequel 
vous m'avez vu, vous vous porterez à le soulager, d'au- 
tant que ce changement ne m'est arrivé ni par liber- 
tinage, ni par mauvaise conduite. Lorsque M. de Cide- 
ville me procura l'honneur de vous connaître, il n'envi- 
sageait, ainsi que moi, que d'augmenter ma fortune; 
aurait-il pu prévoir l'injustice que l'on m'a faite, et 
que ma ruine totale devait s'ensuivre? Je me flatte que, 
touché de mon triste sort, vous m'honorerez d'une ré- 
ponse qui dissipera cet avenir affreux que j'envisage, 



208 VOLTAIRE 

et que je ne puis éviter sans vos bontés. » Nouvelle 
lettre, le 23 avril suivant : t A mon retour des îles Bor- 
romées, où son excellence M. le comte Frédéric m'a 
gardé trois semaines, pour y prendre l'air, et me re- 
mettre de la maladie que j'ai eue, MM. Origoni et Para- 
viccini m'ont remis 25 scquins de Florence par votre 
ordre, dont je leur ai donné reçu. Je ne puis assez vous 
en marquer ma reconnaissance, et vous ne pouviez m'en- 
voyer plus à propos ce secours, manquant de linge et 
d'habits. Quoique votre générosité portât l'ordre de me 
compter ce que j'aurais besoin, sans en limiter la somme, 
j'ai cru ne devoir pas abuser de vos bontés, et j'ai, sur 
l'instant même, employé ces 25 sequins en un habit 
que j'ai trouvé sur ma taille, et en quatre chemises que 
je fais faire ; ce qui me mettra au moins en état de pa- 
raître décemment dans les maisons de condition où l'on 
a la bonté de m'admettre. J'y ai fait part de vos bontés, 
et l'on m'a loué de n'avoir exigé que cette somme, 
quoique votre générosité ne l'eût pas bornée. Que je fini- 
rais avec tranquillité ma carrière, au cas que j'eusse le 
malheur de vous survivre, si vous vouliez bien réas- 
surer de quoi supporter l'état affreux de ma situation, 
état que j'ai si peu mérité ! Je l'espère de vos bontés. » 
Dernière lettre, datée du 25 septembre 1113, à Milan : 
« Vivement pénétré de gratitude et transporté de joie, je 
vous remercie de la consolante promesse que vous me 
faites de me tirer de ma misère, et des 8 louis que vous 
m'avez envoyés. Ils ne pouvaient m'arriver plus à pro- 
pos pour me tirer du plus grand embarras. » Voltaire 
ne devait-il pas procurer un emploi à Jore? Ne pou- 
vait-il pas le recueillir à Ferney? 



ET LES LIBRAIRES. 2Ô9 

La générosité de Voltaire envers Jore se borna à 
l'empêcher de mourir de faim. 



XI. ^- Mort de Voltaire. 

Voltaire était connu jusqu'aux extrémités de la 
terre. La société semblait ne respirer que pour exalter 
ou maudire sa puissance. Les peuples ne se nourris- 
saient que de ses doctrines. Les monarques et les 
princes s'étaient faits ses courtisans les plus assidus, et 
lui envoyaient à l'envi de l'or et des présents de toute 
espèce. L'empereur d'Autriche avait dédaigné de le 
visiter ; mais Frédéric le Grand lui avait affectueuse- 
ment baisé la main, et Louis XVI lui conservait encore 
le titre de gentilhomme ordinaire de la chambre du 
roi. Toutes les intelligences s'inclinaient devant l'omni- 
potence de sa plume. Il avait voulu être riche : repré- 
sentations de comédies et de tragédies ; publication 
d'ouvrages de tous les genres et de tous les formats ; 
pensions sur le trésor royal, sur la cassette de la reine 
et sur celle du duc d'Orléans ; loteries ; trafic de ta- 
bleaux et de diamants ; commerce de blés ; traités avec 
les libraires des principales villes de la France, de 
l'Angleterre, de la Hollande, de la Suisse et de l'Allema- 
gne; fournitures de vivres et d'habits pour les armées; 
actions ; intérêts sur les vaisseaux ; contrats ; billets à 
ordre; placements en viager et sur hypothèque; traites; 
change de monnaie; négociations diplomatiques ; res- 
criptions; bail emphytéotique ; défrichement de vastes, 
bruyères; culture de trois domaines considérables; 



270 MORT 

lods et ventes; dime; fondation de manufactures ; vente 
de maisons; jeu; démarches d'espion: spéculations 
peu délicates; stellionat; voire même friponneries des 
plus honteuses ; exploitation de toutes les conditions 
de la nature humaine, depuis ses valets de chambre- 
secrétaires jusqu'à ses parents et à ses amis, depuis 
le pauvre diable d'auteur jusqu'aux cardinaux et aux 
papes, depuis l'acteur et le manœuvre jusqu'à l'au- 
tocratrice de toutes les Russies : en un mot, aucune 
relation, aucun genre de gain licite ou illicite, n'échap- 
pèrent à sa dévorante activité pour devenir million- 
naire, comte et seigneur, et le plus opulent des hommes 
de lettres. Il aimait le faste, mais le faste qui ne lui 
coûtait rien, et il passa sa jeunesse de château en 
château ; dans la maturité de son âge, il vit une prési- 
dente, une baronne et une marquise s'empresser de 
mépriser toutes les convenances pour le recueillir dans 
leurs somptueuses demeures; à la cour de Berlin, on 
lui céda l'appartement d'un maréchal, et on alla jus- 
qu'à le monseigneuriser, suivant les Lettres de La 
Beaumelle; enfin, propriétaire de deux lieues de terrain, 
il obtint de ne payer ni impots ni ports de lettres, de ne 
loger aucun soldat, et sa colonie fut patronnée par tous 
les cabinets, au point que Turgot, suivant la page 221 
du tome II de la Correspondance secrète, proposa à 
Louis XVI d'ériger en marquisat la contrée de Ferney. . 
Il avait été embrasé du désir de s'illustrer, et il put ca- 
cher ses trésors sous une pyramide de couronnes dé lau- 
riers; aucun écrivain n'exerça plus d'influence par la 
multitude et la variété de ses productions. Les critiques 
les ridiculisaient, les évoques les anathématisaient, les 



DE VOLTAIRE. 271 

parlements les condamnaient, les douaniers les confis- 
quaient, les bourreaux les brûlaient; mais les ministres 
et les ambassadeurs les dévoraient, les mettaient sous 
leur couvert et leur faisaient passer les frontières et 
traverser les mers pour aller ébranler tous les trônes 
et révolutionner toutes les têtes du monde. 

De sa plume il s'était fait un sceptre avec lequel il 
gouvernait despotiquement presque toutes les intelli- 
gences. Aussi se crut-il assez fort pour lutter face à face 
avec le successeur de Charlemagne et de Louis XIY. Le 
10 février 1718, il descendit vis-à-vis des Tuileries, 
dans l'hôtel du marquis de Villette, et s'y installa dans 
le boudoir le plus profane et le plus voluptueux de la 
capitale. A cette nouvelle, Versailles, étonné de son 
audace, n'osa pas lui résister. On préféra la paix à une 
bataille dont le succès était incertain. La reine, re- 
marque M me Campan dans ses Mémoires (t. I or , p. 181), 
n'aurait pas répugné à recevoir le voyageur dans ses 
grands appartements; le roi s'y opposa. Ne pouvant 
l'accueillir dans son palais, elle voulut, au dire de la 
Correspondance secrète (t. VI, p. 49), qu'on lui impro- 
visât à la Comédie française une loge tapissée comme 
la sienne, afin d'avoir l'occasion de s'entretenir avec 
lui; nouveau refus de la part du roi. Mais il laissa croire 
et imprimer que c'était d'après ses ordres que le comte 
d'Angivilliers avait chargé Pigalle de faire le buste de 
Voltaire. Il permit de jouer Irène sous ses yeux, et il 
n'empêcha pas la reine d'assister avec toute la famille 
royale et toute la cour à la première représentation, qui 
en fut donnée à Paris. 

Là, chaque jour devint un jour de fête pour Voltaire. 



272 MORT 

A peine fut-il arrivé, que plus de trois cents personnes 
s'empressèrent de l'adorer. Tout le Parnasse s'y trouva, 
depuis le bourbier jusqu'au sommet. Les comédiens 
vinrent en corps, sous la conduite de Belcourt, lui rendre 
leurs hommages, et se mirent à sa disposition chaque 
fois qu'il manifesta le désir de voir répéter Irène en sa 
présence. L'Académie l'envoya complimenter par le 
prince de Beauvau, Saint-Lambert et Marmontel; la 
plupart de leurs confrères les accompagnèrent. Tout 
Paris suivit leur exemple et sembla se donner rendez- 
vous chez lui. Il fut honoré comme un souverain. Le 
comte d'Argentul et le marquis de Villette se consti- 
tuèrent ses chambellans; pour gentilshommes, il eut le 
maréchal de Richelieu, le marquis de Villevieille, le 
marquis de Thibouville, le marquis de Condorcet; La 
Harpe et Dalembcrt lui servirent de majordomes. Parmi 
ses courtisans on distinguait M 110 Clairon, M ,,e Arnoux, 
M mc Necker, M me de Saint-Julien, née comtesse de la 
Tour-du-Pin de Charce, la chevalière d'Eon, la comtesse 
du Barri, la comtesse de Genlis, la comtesse Jules de 
Polignac, la comtesse Amélie de Boufflers, la marquise 
du Deffand, la duchesse de Lauzun, la duchesse de Cossé, 
Mercier, Barthe, Duvernct, de Saint-Ange, Balbastre, 
Vernet, Gluck, Goldoni, Francklin, Turgot, Necker, le 
chevalier Duvivier, le baron Grimm, le comte de Moran- 
giès et la famille Dupuits. Le salon ne désemplissait pas; 
il y avait en tout temps une telle affluence de monde 
qu'on étouffait. Ceux qui n'y entraient pas déclinaient 
leurs noms et leurs qualités chez le suisse. Trente cor- 
dons bleus s'y firent inscrire à l'occasion de la première 
représentation dlvène. Le duc d'Orléans invita deux 



DE VOLTAIRE. 273 

fois Voltaire à assister à une représentation sur son 
théâtre privé. Voltaire n'eut pas à se repentir d'avoir 
visité le Palais-Royal. Il y fut salué, adulé, applaudi 
à tout rompre. M me de Montesson alla le recevoir dans 
sa loge, avec le duc d'Orléans, son mari ; elle l'embrassa 
et le combla de caresses. Le duc et la duchesse de 
Chartres le forcèrent de s'asseoir devant eux et s'entre- 
tinrent longtemps avec lui. Le comte de Maurepas et le 
maréchal de Richelieu le conduisirent chez Bufîon, qui 
avait eu la précaution d'étaler sur une table tous ses 
fossiles, afin de lui donner une leçon de géologie dans 
les galeries du Cabinet d'histoire naturelle. Tous les 
beaux esprits, toutes les femmes les plus distinguées 
l'acclamèrent à l'Académie des sciences et le condui- 
sirent jusqu'à son carrosse, après une séance à laquelle 
il avait assisté à côté de Franklin dans une des places 
réservées aux membres honoraires. Une députation de 
quarante francs-maçons l'ayant pressé de se laisser 
initier à leurs mystères, il leur accorda de bon cœur 
cette satisfaction. Il se transporta donc lui-même à la 
Loge des Neuf-Sœurs, y jura tout ce qu'on voulut, se 
prêta à tout ce qu'on lui demanda. Il écouta sans bâiller 
des vers de la Dixmerie, et daigna manger à la table de 
tous ses Frères avec toute la convenance d'un néophyte. 
Puis il les quitta sans rire, et fut fidèle au secret de la 
secte. 

Quant aux honneurs qui lui furent rendus à l'Aca- 
démie française, où son portrait triomphait au-dessus 
du fauteuil qu'il fut forcé d'occuper, et à ceux qui l'at- 
tendaient à la Comédie française, ils tinrent du culte. 
Grimm en parlait en ces termes : « Non, je ne crois pas 



274 MOHT 

qu'en aucun temps le frênie et les lettres aient pu s'ho- 
norer d'un triomphe plus flatteur et plus touchant que 
celui «lout M. «Je Voltaire vient de jouir. Cet illustre 
vieillard a paru aujourd'hui pour la première fois à 
l'Académie et au spectacle. Son carrosse a été suivi dans 
les cours du Louvre par une foule de peuple empressée 
à le voir. Il a trouvé toute> les portes, toutes les avenues 
de l'Académie a>siéi!ées d'une multitude qui ne s'ouvrait 
que lentement à son passage et se précipitait aussitôt 
.sur ses pas avec des applaudissements et des acclama- 
tions multipliées. L'Académie est venue au-devant de lui 
jusque dans la première salle, honneur qu'elle n'a ja- 
mais fait à aucun de ses membres, pas même aux princes 
étrangers qui ont daigné assister à ses assemblées. On 
l'a lait asseoir à la place du directeur, et par un choix 
unanime on l'a pressé de vouloir bien en accepter la 
charge, qui allait être vacante. Quoique l'Académie soit 
dans l'usage de faire tirer celte charge au sort, elle a 
jugé, sans doute avec raison, que déroger ainsi à ses 
coutumes en faveur d'un grand homme, c'était suivre 
en effet l'esprit et les intentions de leur fondateur. 
M. de Voltaire a reçu celte distinction avec beaucoup 
de reconnaissance. L'assemblée était aussi nombreuse 
qu'elle pouvait l'être. Les hommages que M. de Voltaire 
a reçus à l'Académie n'ont été que le prélude de ceux 
qui l'attendaient au Théâtre de la Nation. Sa marche 
depuis le vieux Louvre jusqu'aux Tuileries a été une 
espère de triomphe public. Toute la cour des princes, 
qui est immense, jusqu'à l'entrée du Carrousel était 
remplie de monde; il n'y en avait guère moins sur la 
grande terrasse du jardin, et cette multitude était com- 



DE VOLTAIRE. 275. 

posée de tout sexe, de tout âge et de toute condition. Du 
plus loin qu'on a pu apercevoir sa voiture, il s'est élevé 
un cri de joie universel; les acclamations, les batte- 
ments de mains, les transports ont redoublé à mesure 
qu'il approchait; et quand on l'a vu, ce vieillard res- 
pectable, quand on l'a vu descendre appuyé sur deux 
bras, l'attendrissement et l'admiration ont été au comble. 
La foule se pressait pour pénétrer jusqu'à lui; elle se 
pressait davantage pour le défendre contre elle-même. 
Toutes les bornes, toutes les barrières, toutes les croi- 
sées étaient remplies de spectateurs, et le carrosse à 
peine arrêté, on était déjà monté sur l'impériale et 
même jusque sur les roues pour contempler la divinité 
de plus près. Dans la salle même, l'enthousiasme du 
public, que l'on ne croyait pas pouvoir aller plus loin, 
a paru redoubler encore lorsque M. de Voltaire, placé 
aux secondes dans la loge des gentilshommes de la 
chambre, entre M me Denis et M 110 de Villette, le sieur 
Brizard est venu apporter une couronne de lauriers 
que M ,nc de Villette a posée sur la tète du grand 
homme, mais qu'il a retirée aussitôt, quoique le public 
le pressât de la garder par des battements de mains 
et par des cris qui retentissaient de tous les coins de 
la salle avec un fracas inouï. Toutes les femmes étaient 
debout. Il y avait plus de monde encore dans les cor- 
ridors que dans les loges. Toute la Comédie, avant la 
toile levée, s'était avancée sur les bords du théâtre. 
On s'étouffait jusqu'à l'entrée du parterre, où plusieurs- 
femmes étaient descendues, n'ayant pas pu trouver 
ailleurs des places pour voir quelques instants l'objet 
de tant d'adorations. J'ai vu le moment où la partie 



270 MOI5T 

du parterre qui se trouve sous les loges allait se mettre 
à genoux, désespérant de le voir d'une autre ma- 
nière. Toute la salle était obscurcie par la poussière 
qu'excitaient le tlux et le rellux de la multitude agitée. 
Ce transport, cette espèce de délire universel a duré plus 
de vingt minutes, et ce n'est pas sans peine que les 
comédiens ont pu parvenir enfin à commencer la pièce. 
C'était Irène; jamais elle n'a été moins écoutée; jamais 
elle n'a été plus applaudie. La toile baissée, les cris, 
les applaudissements se sont renouvelés avec plus de 
vivacité que jamais. L'illustre vieillard s'est levé pour 
remercier le public, et l'instant d'après on a vu sur un 
piédestal, au milieu du théâtre, le buste de ce grand 
homme, tous les acteurs et toutes les actrices rangés en 
cintre autour du buste, des guirlandes et des couronnes 
à la main ; tout le public qui se trouvait dans les cou- 
lisses derrière eux, et dans renfoncement de la scène 
les gardes qui avaient servi dans la tragédie. Brizard a 
posé la première couronne sur le buste; les autres ac- 
teurs ont suivi son exemple, et après l'avoir ainsi cou- 
vert de lauriers (et de baisers, suivant d'autres rela- 
tions), M mc Vestris s'est avancée sur le bord de la scène 
pour adresser au dieu même de la fête des vers; le 
public y a trouvé une partie des sentiments dont il était 
animé, et cela suffisait pour les faire recevoir avec 
transport. On les a fait répéter, et il s'en est répandu 
mille copies dans un instant. Le buste est resté sur le 
théâtre, chargé de lauriers. Le moment où M. de Vol- 
taire est sorti du spectacle a paru plus touchant encore 
que celui de son arrivée; il semblait succomber sous le 
faix de l'âge et des lauriers dont on venait de charger 



DE VOLTAIRE. 277 

sa tête. Il paraissait vivement attendri ; ses yeux étin- 
celaient encore à travers la pâleur de son visage, mais 
on croyait voir qu'il ne respirait plus que par le senti- 
ment de sa gloire. Toutes les femmes s'étaient rangées 
et dans les corridors et dans les escaliers sur son pas- 
sage; elles le portaient pour ainsi dire dans leurs bras : 
c'est ainsi qu'il est arrivé jusqu'à la portière de son 
carrosse. On Ta retenu le plus longtemps qu'il a été 
possible à la porte de la Comédie. Le peuple criait : 
« Des flambeaux, des flambeaux, que tout le monde 
puisse le voir! » Quand il a été dans sa voiture, la foule 
s'est pressée autour de lui ; on est monté sur le marche- 
pied, on s'est accroché aux portières du carrosse pour 
lui baiser les mains. On â supplié le cocher d'aller au 
pas, afin de pouvoir le suivre, et une partie du peuple 
l'a accompagné ainsi jusqu'au Pont-Royal. » Les plus 
fervents tâchaient de toucher ses vêtements, de baiser 
ses mains, de caresser, ses chevaux ; dans un élan de 
dévotion, ils proposèrent de les dételer afin de traîner 
eux-mêmes son carrosse, qui semblait avoir été com- 
mandé pour la circonstance, car il était couleur d'azur 
et tout parsemé d'étoiles d'or, absolument comme le 
char de l'Empirée. Le burin reproduisit toutes les scènes 
du couronnement de Voltaire. 

On ne pouvait se rassasier de le voir, de le glorifier, 
de le fêter. On était devenu fou de lui. Il était le sujet 
de toutes les conversations. Chez lui, il était accablé de 
visites et de vers. Le peuple l'attendait à sa porte et 
stationnait sur les quais pour jouir de sa présence. Il ne 
lui fut plus possible de garder l'incognito. Qu'il se rendît 
au théâtre ou à l'Académie, tout le monde suivait son 

16 



278 MOHT 

carrosse, qu'on distinguait de loin. Sortait-il à pied, son 
habit de velours, ses fourrures, et surtout son immense 
perruque noire, qui eut le privilège de ne ressembler 
qu'il celle de Bachaumont, attiraient tous les gamins du 
quartier ; puis accouraient les savoyards, les bouqui- 
nistes, les poissardes, les badauds; ils s'acharnaient 
après lui; ils le suivaient comme l'ombre; ils l'entou- 
raient, le pressaient, l'étourdissaient de leurs bruyants 
applaudissements. Ils l'amenèrent à confesser qu'il n'y 
avait plus d«* Welches, et que les Français étaient res- 
suscites. 

A qui s'adressaient tous ces honneurs rendus à un 
vieillard qui avait publié tant d'ouvrages, et qui ne se 
montrait qu'appuyé sur les bras soit de l'incestueux 
d'Ai-gental; soit de Villette, ce fanfaron d'immondes or- 
gies et de sodomie; soit de Thibouville, non moins 
fameux par sa dépravation, et soit de Richelieu, dont 
le nom rappelle toutes les débauches, toutes les turpi- 
tudes, toutes les infamies de plusieurs générations? Les 
comédiens acclamaient l'auteur de Mérope, de Zaïre, 
d'OKdipe; les beaux esprits glorifiaient le poète de la 
llenriade ; mais presque tous courtisaient le chantre de 
la Pucelle, si Ton en croit buvernet et Condorcet. Ce 
fut le peuple qui le premier osa crier : Vive la Pucelle! 
Ce fut dans les rues et le jour même de son couronne- 
ment que Voltaire entendit ce cri. Il tressaillit d'allé- 
gresse, et ne put s'empêcher d'avouer qu'après tant 
d'ovations il ne lui restait plus qu'à mourir. 

La Pucelle était en effet l'ouvrage qu'il avait le plus 
longtemps corrigé et dont il s'applaudissait le plus, dit 
Cliabanon (p. 150); c'était celui qu'il aimait à lire à 



DE VOLTAIRE. 279 

ceux qu'il estimait; c'était celui qu'il faisait copier pour 
ceux qui l'adoraient; c'était celui qu'il demandait pour 
le distraire dans ses souffrances ou ses moments d'en- 
nui, suivant Wagnière (p. 25). Longchamp rapporte 
(p. 188) que la marquise du Chastelet avait essayé de 
l'imprimer elle-même; le 6 avril 1743, Frédéric écrivait 
à l'auteur : « La Pucelle, la Pucelle, et encore la Pw- 
celle! pour l'amour de Dieu, ou plutôt pour l'amour de 
vous-même, envoyez-la-moi. » Des ducs avaient donné 
jusqu'à 600 livres pour en avoir un exemplaire authen- 
tique. Malgré ces suffrages, Voltaire avait avoué, le 
8 septembre 1154, à d'Argental, « qu'il n'y avait que 
trop de copies de cette dangereuse plaisanterie, et que 
ce serait une bombe qui crèverait tôt ou tard pour l'écra- 
ser. » 11 n'y tint plus, quand il vit prôné, dans les rues, 
sur les quais, dans les cours du Louvre et le long des 
Tuileries un poème qu'il avait été forcé de désavouer. 
Ce concert de louanges acheva d'épuiser ses forces. 

Bientôt il défaillit sur son lit, et il reconnut qu'il allait 
mourir. Dès lors, à toutes les représentations, les ac- 
teurs durent donner des nouvelles de sa santé. L'aca- 
démie décida qu'à chaque séance elle enverrait une 
députation s'informer de son état. Tronchin prit l'ha- 
bitude de venir deux fois chaque jour le visiter; dans 
la crainte qu'il ne se méprit sur la situation du mori- 
bond, on lui adjoignit le docteur Lorry. Ce fut à qui 
trouverait les meilleurs remèdes. Le duc de Richelieu 
indiqua des calmants qui l'avaient souvent sauvé. Vol- 
taire en demanda; mais il en prit une dose si forte, qu'il 
se trouva en peu de jourô à l'extrémité. 

Depuis qu'il était arrivé, les journaux ne s'étaient 



2*0 MORT 

occupés que de lui. Ils avaient annoncé dans quel accou- 
trement il recevait et rendait les visites, à quelle heure 
il .se levait et se couchait, quels personnages il avait 
accueillis, quelles démarches il avait faites ou s'était 
proposé de faire, quels honneurs l'avaient le plus flatté. 
Ils avaient recueilli tous ses bons mots et dressé pro- 
cès-verbal de lous ses accès de colère et de tous ses 
moments de bonne humeur. A peine fut-il en danger, 
qu'ils donnèrent des détails sur la nature de son hémor- 
ragie, sur la couleur de ses crachats, sur le son de sa 
toux, sur la durée de ses assoupissements, sur le dan- 
ger de sa strangurie, sur le nombre des saignées qu'il 
supporta, sur la quantité de tisane ou de bouillon coupé, 
ou de café qu'il avala, sur la manière dont il digérait de 
la purée de fèves, sur l'effet soit des œufs brouillés, 
soit du lait d'ûnesse, soit de la gelée d'oranges qu'il 
prit successivement. Ils constatèrent aussi comment, 
parmi tant de prélats et de prêtres qui ambitionnaient 
l'honneur de le ramener dans le giron de l'Église, il 
fut réservé à un ex-jésuitc, alors aumônier de l'hôpital 
des Incurables, d'entendre la dernière confession d'un 
philosophe qui avait été élevé et protégé par les jé- 
suites, et qui avait eu pendant plus de dix ans un jésuite 
pour aumônier. Mais ils sont moins explicites sur sa 
contenance en face de la mort. Duvernet, Condorcet, 
l'Espion Anglais, les Lettres de M me du Deffant, les 
Mémoires de Bachaumont et ceux de Wagnière, la Cor- 
respondance littéraire de Grimm et celle de La Harpe, 
qui nous ont fourni toutes les particularités précédentes 
sur le séjour de Voltaire à Paris, n'ont parlé qu'avec 
réserve de sa dernière heure, et même leurs relations 



DE VOLTAIRE. 283 

A quoi bon venir nous prononcer notre sentence? elle 
s'exécutera bien sans que le notaire et les prêtres s'en 
mêlent. On dit quelquefois d'un homme : Il est mort 
comme un chien; mais vraiment un chien est très heu- 
reux de mourir sans tout cet attirail dont on persécute 
le dernier- moment de notre vie. Si on avait un peu de 
charité pour nous, on nous laisserait mourir sans nous 
en rien dire. Ce qu'il y a de pis encore, c'est qu'on est 
entouré alors d'hypocrites qui vous obsèdent pour vous 
faire penser comme ils ne pensent point, ou d'imbéciles 
qui veulent que vous soyez aussi sots qu'eux; tout cela 
est bien dégoûtant. Le seul plaisir de la vie, à Genève, 
c'est qu'on peut y mourir comme on veut; beaucoup 
d'honnêtes gens n'appellent point de prêtres. On se tue, 
si on veut, sans que personne y trouve à redire ; ou l'on 
attend le moment, sans que personne vous importune. » 
C'est le 31 auguste que furent signées ces dernières li- 
gnes : « Les derniers moments sont accompagnés, dans 
une partie de l'Europe, de circonstances si dégoûtantes 
et si ridicules, qu'il est fort difficile de savoir ce que 
pensent les mourants. Ils passent tous par les mêmes 
cérémonies. Il y a eu des jésuites assez impudents pour 
dire que M. de Montesquieu était mort en imbécile, et ils 
s'en faisaient un droit pour engager les autres à mourir 
de même. Il faut avouer que les anciens, nos maîtres en 
tout, avaient sur nous un grand avantage; ils ne trou- 
blaient point la vie et la mort par des assujettissements 
qui rendent l'une et l'autre funestes. On vivait, du 
temps des Scipion et des César, on pensait et on mou- 
rait comme on voulait; mais, pour nous autres, on nous 
traite comme des marionnettes. » 



DE VOLTAIRE. 28?> 

ma place, qu'il ferait bien de se conduire en cette cir- 
constance comme tous les philosophes qui l'avaient 
précédé, entre autres, comme Fontenelle et Montes- 
quieu, qui avaient suivi l'usage. Il approuva beaucoup 
ma réponse. « Je pense de même, me dit-il ; il ne faut 
« pas être jeté à la voirie, comme j'y ai vu jeter la 
t pauvre Lecouvreur. » Il avait beaucoup d'aversion 
pour cette manière d'être enterré. En conséquence, il 
prit bravement son parti de faire ce dont nous étions 
convenus. » 

Voltaire se confessa et signa la rétractation qu'exi- 
gea l'abbé Gautier. Il avait laissé à Ferney plus de 
100,000 francs, suivant Wagnière (p. 153). Cependant, 
suivant le même Wagnière (p. 132), il ne remit à son 
confesseur, pour les pauvres de la paroisse Saint- 
Sulpice, qu'un billet de 600 francs payable après sa 
mort. Il se pourrait que cette aumône lui eût été im- 
posée pour pénitence ; c'était assurément la meilleure 
à lui donner. Le 18 décembre 1162, il avait écrit au 
marquis de Thibouville qu'on meurt comme on a vécu. 
Ne semble-t-il pas avoir justifié ce proverbe par la mo- 
dicité de son dernier legs ? On conçoit qu'une telle par- 
cimonie no dut pas répandre de grandes consolations 
sur sa dernière heure. Quand il venait à repasser dans 
sa mémoire toutes les occasions qu'il avait eues pour 
soulager les malheureux, quels motifs avait-il de trou- 
ver grâce devant la justice d'un Dieu rémunérateur? 
Dès le 11 janvier 1111, il mandait à Frédéric-Guil- 
laume : « Le système des athées m'a toujours paru 
extravagant. Il me paraît impertinent d'admettre un 
Dieu injuste. Ce qui est sûr, c'est que l'homme de 



2SC MOHT 

bien n'a rien à craindre. • Tâchons de savoir si Vol- 
taire vit approcher sans effroi le moment où il allait 
rendre compte de l'usage de sa fortune ainsi que de 
l'influence de ses talents. 

Dans sa lettre précitée, balembert nous apprend que 
l'agonie de Voltaire fut longue et douloureuse, et que 
le philosophe marqua dans toute sa maladie beaucoup 
de tranquillité, quoiqu'il parût regretter la vie : deux 
choses évidemment contradictoires. 

« Il s'éteignait doucement, raconte La Harpe dans sa 
Correspondance littéraire (t. Il, p. 243), et ne recon- 
naissait plus qu'avec beaucoup de peine les personnes 
qui s'approchaient de son lit. Lorsque l'abbé Gautier 
et le curé de Saint-Sulpice entrèrent chez lui, on les 
lui annonça : il fut quelque temps avant d'entendre; 
enfin il répondit : « Assurez-les de mes respects. » Le 
curé approcha et lui dit ces propres paroles : t Mon- 
sieur de Voltaire, vous êtes au dernier terme de votre 
vie; reconnaissez- vous la divinité de Jésus-Christ? » 
Le mourant répéta deux fois? « Jésus-Christ! Jésus- 
Christ ! » et, étendant sa main et repoussant le curé : 
« Laissez-moi mourir en paix. » — « Vous voyez bien 
* qu'il n'a pas sa tète, » dit très sagement le curé au 
confesseur ; et ils sortirent tous deux. Sa garde s'avança 
vers son lit; il lui dit avec une voix assez forte, en 
montrant de la main les deux prêtres qui sortaient : 
t Je suis mort ! » et six heures après il expira. » 

Suivant la Correspondance littéraire de Grimm, de 
juin 1118, Voltaire mourut comme il avait vécu, sans 
faiblesse et sans préjugé. 
Dans sa Vie de Voltaire (p. 361), Duvernet est plus 



DE VOLTAIRE. 2S7 

explicite. Transcrivons son récit : « M. de Villevieille lui 
crie à l'oreille : « Voilà M. Gautier, votre confesseur! » 
et le philosophe, au grand étonnement des témoins de 
son agonie, répond : « L'abbé Gautier ! mon confes- 
« seur ! faites-lui mes compliments. » On lui annonça 
ensuite son curé. Au mot de curé, le mourant se sou- 
lève à demi , lui tend la main, prend la sienne, l'em- 
brasse, disant : « Honneur à mon curé ! » Cette atti- 
tude, cette caresse, ce peu de mots, semblaient lui dire : 
« Monsieur, ne me tourmentez pas. » Mais le curé lui 
demande de nouveau et d'un ton assez mal assuré 
c Monsieur, reconnaissez-vous la divinité de Jésus- 
ce Christ? » Et Voltaire, moribond, la main ouverte et 
le bras tendu, comme pour éloigner le pasteur, répond 
d'une voix haute et ferme : « Monsieur, laissez-moi 
« mourir tranquille. » Le curé, revenant à la charge, lui 
parle encore de la divinité de Jésus-Christ. C'est alors 
que le philosophe, ramassant ses forces, et déployant 
pour la dernière fois l'impétuosité de son caractère, le 
repousse d'un coup de poing en disant : « Au nom de 
« Dieu! ne me parlez pas de cet homme-là. » Telles 
furent les dernières paroles de A T oltaire. Ce qu'on est en 
droit d'assurer, c'est qu'à l'acte d'impatience que pro- 
voqua l'importunité du curé succéda un grand repos, et 
que deux heures après Voltaire mourut avec le calme 
et la résignation d'un philosophe qui se rejoint au grand 
Être. » 

« Deux jours avant cette mort fatale, nous dit à son 
tour Wagnière, à la page 161 de ses Mémoires, M. l'abbé 
Mignot alla chercher M. le curé' de Saint-Sulpice avec 
l'abbé Gautier, et les conduisit dans la chambre du 



i>S MuKT 

mala«lc, à qui Ton apprit que l'abbé Gautier était là. 
t Kli bien ! dit-il, qu'on lui fasse mes compliments et 
a mes remerciements. » L'abbé lui dit quelques mots et 
lYxliorta à la patience ; le cure de Saint-Sulpice s'avança 
ensuite, s'étant fait connaître», et demanda à M. de Vol- 
taire, en élevant la voix, s'il reconnaissait la divinité 
de Xotrc-Seigneur Jésus-Christ? Le malade alors porta 
une de ses mains sur la calotte du curé, en le repous- 
sant, et s'écria en se retournant brusquement de l'autre 
côté : « Laissez-moi mourir en paix. » Le curé, appa- 
remment, crut sa personne souillée et sa calotte désho- 
norée par l'attouchement d'un philosophe; il se fit don- 
ner un coup de brosse par la garde-malade, et partit 
avec l'abbé (laurier. Après leur sortie, M. de Voltaire 
dit : « Je suis un homme mort. * Ce grand homme 
expira avec la plus parfaite tranquillité, après avoir 
souffert les douleurs les plus cruelles. Dix minutes 
avant de rendre le dernier soupir, il prit la main du 
nommé Morand, son valet de chambre, qui le veillait, 
la lui serra et lui dit : « Adieu, mon cher Morand, je 
a me meurs. » Voilà les dernières paroles qu'a pronon- 
cées M. de Voltaire. » 

La Harpe, (irimni, Duvernet et Wagnière n'étant pas 
dans la chambre de Voltaire lors de la visite des deux 
ecclésiastiques, il est à propos de citer ces lignes du 
confesseur : « Nous entrâmes dans l'appartement de 
M. de Voltaire, dit l'abbé Gautier. M. le curé de Saint- 
Sulpice voulut lui parler le premier, mais le malade ne 
le reconnut pas. J'essayai de lui parler à mon tour; 
M. de Voltaire me serra les mains et me donna des 
marques de confiance et d'amitié ; mais je fus bien sur- 



DE VOLTAIRE. 289 

pris lorsqu'il me dit : « Monsieur l'abbé Gautier, je 
« vous prie de faire mes compliments à M. l'abbé Gau- 
tier. » Il continua à me dire des choses qui n'avaient 
aucune suite. Comme je vis qu'il était en délire, je ne 
lui parlai ni de confession ni de rétractation. Je priai 
les parents de me faire avertir dès que la connaissance 
lui serait revenue; ils me le promirent; hélas ! je me 
proposais de revoir le malade, lorsque lé lendemain on 
m'apprit qu'il était mort trois heures après que nous 
l'eûmes quitté. » L'abbé Gautier est moins explicite que 
les philosophes; il prouve au moins que Wagnière a été 
induit en erreur sur le jour de la visite des deux prêtres. 
Comme l'anecdote relative à la calotte n'est rapportée 
que par Waçnière, c'est au lecteur à juger si elle n'est 
pas de l'invention du narrateur si mal renseigné. 

Plusieurs heures s'écoulèrent depuis le départ du 
confesseur jusqu'à la mort de Voltaire. Quel usage 
le moribond fit-il de sa raison, lorsque le délire l'eut 
quitté? Tous ses amis viennent de nous assurer qu'il 
jouit de la plus grande tranquillité jusqu'à sa dernière 
heure. L'historien peut-il et doit-il s'en rapporter à 
leur témoignage? Non, car voici d'autres autorités qui 
viennent l'infirmer 

Écoutez : Formey raconte, à la page 216 du tome I er 
de ses Souvenirs d'un citoyen, que Voltaire a fini sa 
carrière dans un affreux désespoir. Dans des fragments 
intitulés : Mes loisirs, ou Journal d'un bourgeois de 
Paris, de 1166 à 1790, je lis ces mots insérés à la 
page 642 du tome V de la Nouvelle Revue encyclopé- 
dique : « On entendait dire que le docteur Tronchin, 
qui avait soigné le sieur de Voltaire pendant sa mala- 

T. II. 17 



290 MORT 

die, et qui l'avait assisté jusqu'à son dernier soupir, 
était singulièrement affecté de l'espèce de rage et de 
désespoir qu'avait fait paraître, dans la plus fatale des 
conjonctures, cet homme qui s'était enlevé à lui-même 
les ressources et les consolations qu'on peut puiser 
dans la religion ; car il n'avait cessé de crier : c Mon- 
sieur, tirez-moi de là. » A quoi ledit sieur Tronchin 
s'était vu forcé de répondre autant de fois : « Je ne 
puis rien, il faut mourir. » Paroles qui avaient donné 
lieu au moribond de s'écrier : « Je suis donc aban- 
donné de Dieu et des hommes ! » Le docteur, quoique 
professant la prétendue réforme, disait hautement qu'il 
n'aurait désiré autre chose, pour la conversion des 
incrédules, que d'avoir pu les réunir autour de son lit 
de mort, et de les rendre témoins de ses agitations hor- 
ribles, qui auraient pu, selon lui, faire beaucoup plus 
d'impression sur leur esprit et sur leur cœur que les 
discours les plus touchants et les ouvrages les plus 
lumineux ou les plus persuasifs. » 

Le père Harel dit à son tour, dans son Recueil de* 
particularités curieuses de la vie et de la mort de Vol- 
taire : « C'est après la sortie de MM. le curé de Saint- 
Sulpice et l'abbé Gautier, que M. Tronchin, médecin de 
A r oltaire, le trouva dans des agitations affreuses, criant 
avec fureur : « Je suis abandonné de Dieu et des 
« hommes ! » et portant les mains dans son pot de cham- 
bre, saisissant ce qui y était, il l'a mangé. Le docteur 
Tronchin, qui a raconté ce fait à des personnes respec- 
tables, n'a pu s'empêcher de leur dire : « Je voudrais 
« que tous ceux qui ont été séduits par les livres de 
« Voltaire, eussent été témoins de sa mort ; il n'est pas 



DE VOLTAIRE. 291 

« possible de tenir contre un pareil spectacle. » On peut 
donc dire que Voltaire a lui-même accompli cette pro- 
phétie d'Ézéchiel dont il s'était moqué : Et quasi sub- 
cinericium hordeaceum comedes illud, et stercore, 
quod egreditur de homine, operies illud. (Ezech. c. iv. 
v. 12.) » 

Chaudon a reproduit cette narration (t. II, p. 42), 
en y ajoutant cette réflexion (t. II, p. 154) : « Plusieurs 
auteurs qui ont réfuté les erreurs de M. de Voltaire, ont 
écrit que rapproche delà mort lui causait des sensations 
douloureuses, et lui inspirait des remords. Rien assuré- 
ment n'est plus vraisemblable. D'ailleurs, les imagina- 
tions sensibles sont naturellement religieuses, surtout 
quand elles ont été nourries de bonne heure des excel- 
lents principes de la religion. Cette réflexion seule me 
fait penser que Voltaire n'entendit pas sonner la dernière 
heure avec autant de tranquillité et d'indifférence que 
le prétendent quelques-uns de ses partisans; car d'au- 
tres avouent qu'il éprouva de cruelles agitations. Est-il 
probable qu'il ait été sans crainte et sans remords à 
l'approche du dernier instant? Il ne croyait pas, dit-on, 
en santé; mais cette incrédulité n'était-elle pas chan- 
celante? exclurait-elle des doutes en maladie? Or qui 
doute, a malgré lui des terreurs désespérantes. Quel- 
ques partisans de Voltaire et de la nouvelle philosophie 
voudraient qu'on tût ces vérités. Mais pourquoi les 
taire? » 

Cette pensée a amené Barruel à parler de la mort de 
Voltaire. Dans ses Helvétiennes, il se contente de ren- 
voyer au père Harel, et cite M. de Viviers, prélat auquel 
M. Tronchin dit un jour : c Rappelez-vous toute la 



292 MORT 

rage et les fureurs d'Orestc, vous n'aurez qu'une faible 
image de celles de Voltaire dans sa dernière maladie. » 
Mais, dans ses Mémoires (t. I, p. 266), Barruel écrit : 
« Que l'historien ne craigne pas ici d'exagérer. Quelque 
tableau qu'il trace des fureurs, des remords, des repro- 
ches, des cris, des blasphèmes qui pendant une longue 
maladie se succèdent sur le lit de l'impie mourant, 
qu'il ne craigne pas d'être démenti par les compagnons 
mêmes de ses impiétés. Leur silence forcé n'équivaut 
pas au\ nombreux témoignages et aux monuments que 
l'histoire peut citer sur cette mort, la plus effroyable de 
toutes celles dont jamais impie se soit senti frappé. Ou 
plutôt, ce silence même de la part de ces hommes si 
intéressés à démentir tous nos témoignages, en sera la 
confirmation la plus authentique. Pas un seul des so- 
phistes n'a encore osé parler du chef de leur conspira- 
tion comme montrant la moindre fermeté, comme ayant 
joui d'un saul instant de tranquillité pendant l'inter- 
valle de plus de trois mois qui s'écoulèrent depuis son 
couronnement au Théâtre-Français jusqu'à sa mort. Ce 
silence seul dit combien cette mort les humiliait. » 
Pour comprendre ces paroles, il faut se rappeler que 
la plupart des ouvrages des philosophes auxquels nous 
avons eu recours n'ont paru que plusieurs années 
après les Mémoires de Barruel. Cet auteur continue : 
« Dalembcrt, Diderot et vingt autres conjurés, qui assié- 
geaient son antichambre, ne l'approchèrent plus que 
pour être témoins de leur humiliation dans celle de leur 
maître, souvent même pour se voir repoussés par ses 
malédictions et ses reproches, c Retirez-vous, leur di- 
« sait-il, c'est vous qui êtes la cause de l'état où je suis. 



DE VOLTAIRE. 295 

sa mort; mais il ne me dit pas un mot dans le sens que 
je viens de transcrire. J'ai une peine extrême à croire 
ce propos de M. le docteur Tronchin ; encore plus à pen- 
ser, s'il l'avait effectivement tenu, qu'il y eût attaché le 
sens qu'on veut lui donner dans cette note. 11 y a une 
grande différence, ce me semble, entre le désespoir 
des remords et de la crainte, qui est celui qu'on sup- 
pose ici, et le désespoir qu'aurait pu montrer M. de 
Voltaire de ce qu'on le laissait sans secours et sans 
consolation, malgré toutes ses instapces. C'est la seule 
conviction de la manière horrible dont on trahissait ce 
grand homme dans ses derniers moments qui a pu 
rendre sa fin triste et cruelle. M. Tronchin ne le vit 
pas le jour de sa mort; ce ne fut pas non plus à lui 
qu'il dit : « Je suis abandonné de tout le monde; » ce 
fut à M me de Saint-Julien, quand il la revit sans ce 
notaire qu'il l'avait suppliée plusieurs fois d'aller cher- 
cher, voyant que ses demandes aux gens de la maison 
pour qu'on le lui amenât restaient sans effet. Je vous 
supplie avec instance de daigner prendre des informa- 
tions sur cette' petite anecdote. » Le 25 janvier 1787, 
Wagnière reçut cette réponse : « L'ouvrage dont vous 
avez extrait la note que je reçois m'est inconnu, et rien 
ne ressemble moins au docteur Tronchin que le propos 
que l'auteur lui fait tenir à la mort de M. de Voltaire. 
On a beau jeu à faire parler les personnes qui ne sont 
plus. » Cette missive ne prouve pas plus que l'entretien 
de Wagnière avec le docteur Tronchin. On ne peut pas 
poser en principe qu'une anecdote contée par ce der- 
nier à M. de Viviers, au célèbre Deluc et à un grand 
nombre de personnes, n'est point authentique, parce 



2U4 MORT 

« une des personnes que vous avez citées en témoignage 
« d'après la voix publique, je veux dire M. Tronchin : 
* il fut appelé dans cette dernière maladie de Voltaire, et 
« j'ai tenu de lui-même tout ce qui se répandit alors à 
« Paris et au loin de l'état horrible où se trouva l'àme 
« de co méchant aux approches de la mort. Gomme 
« médecin môme, M. Tronchin fit tous ses efforts pour 
« le calmer, car ses violentes agitations empêchaient 
« tout effet des remèdes; mais il ne put y parvenir, et 
« il fut forcé de l'abandonner, par l'horreur que lui 
« inspirait le caractère de sa frénésie. Un état si vio- 
« lent, dans un corps qui dépérit, ne peut longtemps 
« durer; la stupeur, présage de la dissolution des or- 
« ganes, doit naturellement le suivre, comme elle suit 
« d'ordinaire les mouvements violents occasionnés par 
« la douleur; et c'est ce dernier état qu'on a décoré 
« du nom de calme. M. Tronchin ne voulut pas qu'on 
« s'y méprît; c'est pourquoi il répandit aussitôt, en qua- 
« lité de témoin, les circonstances vraies que vous avez 
« rapportées. » 

Aucun philosophe ne s'est avisé de réfuter Barruel 
ni de révoquer en doute le témoignage d'un évèque et 
celui d'un savant dont il se faisait l'interprète. Wa- 
gnière, embarrassé des paroles que la voix publique 
ne cessait d'attribuer au docteur Tronchin, voulut sa- 
voir s'il était possible de les rejeter. Il s'adressa à 
M. Tronchin, cousin du médecin. Après lui avoir mis 
sous les yeux le passage du père Harel, copié par Chau- 
don, il dit : « J'ai eu l'honneur de voir M. Tronchin 
quelques jours après la mort démon cher maître. Il me 
parla beaucoup de M. de Voltaire, de sa maladie et de 



29Û MORT 

qu'il n'a pas fait la même confidence à un cousin et à 
Wagnière. 

Il est difficile de rencontrer des contradictions plus 
étranges. D'un côté, nous voyons La Harpe, Grimm, 
Dalembert, Duvernet, Wagnière; de l'autre, un bour- 
geois de Paris, Formey, le père Harel, Chaud on, Bar- 
ruel avec un prélat et un savant distingué. Si j'en crois 
ceux-ci, Voltaire mourut dans des accès de rage et de 
désespoir ; ceux-là, au contraire, affirment que rien ne 
fut plus paisible que sa dernière heure. Ni les uns ni 
les autres néanmoins n'ont été témoins de ces scènes. 
A quel parti l'historien demandera-t-il la vérité ? S'il 
s'en rapporte aux philosophes, il est obligé de donner 
un démenti aux graves personnages qui ont cru pou- 
voir se faire l'écho de la tradition, et aucune raison ne 
l'autorise à mépriser leurs dépositions. 

Serons-nous donc condamné à n'avoir que des pro- 
babilités sur un fait que tant d'esprits ont eu intérêt 
à dénaturer? Il nous faut la certitude historique. Qui 
nous la donnera ? 

Ce sera Tronchin lui-même. C'est lui qui, d'un mot, 
va confondre les contradictions et les mensonges des 
amis de Voltaire et justifier la confiance de ses adver- 
saires. Or, voici une lettre que le docteur écrivait à 
Bonnet, le 20 juin 1778, quelques jours après la mort 
de Voltaire : « Si mes principes avaient eu besoin que 
j'en serrasse le nœud, l'homme que j'ai vu dépérir, ago- 
niser et mourir sous mes yeux, en aurait fait un nœud 
gordien ; et en comparant la mort de l'homme de bien, 
qui n'est que la fin d'un beau jour, à celle de Voltaire, 
j'aurais vu bien sensiblement la différence qu'il y a 



DE VOLTAIRE. 297 

entre un beau jour et une tempête... Cet homme donc 
était prédestiné à mourir entre mes mains. Je lui ai 
toujours parlé vrai, et malheureusement pour lui, j'ai 
été seul. « Oui, mon ami, m'a-t-il dit bien souvent, il 
« n'y a que vous qui m'ayez donné de bons conseils. Si 
« je les avais suivis, je ne serais pas dans l'état affreux 
« où je suis. Je serais retourné à Ferney ; je ne me se- 
« rais pas enivré de la fumée qui m'a fait tourner la 
« tête. Oui, je n'ai avalé que de la fumée; vous ne 
« pouvez plus m'ètre bon à rien. Envoyez-moi le mé- 
« decin des fous! Ayez pitié de moi; je suis fou... » 
Jusqu'à sa mort, ses jours n'ont plus été qu'un ouragan 
de folie. Il en était honteux; quand il me voyait, il m'en 
demandait pardon. Il me priait d'avoir pitié de lui, de 
ne pas l'abandonner... Il a pris tant de drogues et a 
fait toutes les folies qui l'ont jeté dans l'état de déses- 
poir et de démence le "plus affreux. Je ne me le rappelle 
pas sans horreur. Dès qu'il vit que tout ce qu'il avait 
fait pour augmenter ses forces avait produit un effet 
contraire, la mort fut toujours devant ses yeux. Dès ce 
moment, la rage s'est emparée de son âme. Rappelez- 
vous les fureurs d'Oreste : Furiis agitatus obiit. » 

Cette missive n'a pas besoin de commentaire. Il ne 
nous reste plus qu'à savoir si les mots qui la termi- 
nent permettent d'admettre que ces agitations n'étaient 
qu'intermittentes, que tous les détails donnés par le 
père Harel et Barruel sont des exagérations de prédi- 
cateur, et que Voltaire mourut dans un état de calme et 
de repos. 

Nous venons d'écouter un protestant; maintenant, 
nous allons laisser la parole à un vicaire général de 

17. 



208 MORT 

Bclley, nommé, en 1844, évcque de Gap. « Jusqu'ici, 
écrivait en 1835 M. l'abbé Depery dans sa Biographie 
des hommes célèbres du département de VAin (p. 163), 
des nuages d'obscurités et de contradictions ont en- 
touré les derniers moments de Voltaire. Nous pourrons 
en parler savamment ; car nous avons été à même d'en 
recueillir toutes les circonstances de la bouche de 
M mc la marquise de Villette, chez qui Voltaire mourut. 
Belle et Bonne était sœur de M. de Rouph de Varicourt, 
évoque d'Orléans, dont nous avons été secrétaire plu- 
sieurs années. Pendant les fréquents séjours que ce 
vénérable prélat faisait à Paris, nous logions à Paris 
avec lui chez M me sa sœur; nous avons donc été à même 
d'entendre raconter en famille, et dans l'épanchement 
de l'intimité, les scènes qui se passèrent au lit de mort 
de Voltaire. Nous ne citerons qu'en substance les parti- 
cularités nombreuses que nous tenons de M me de Vil- 
lette, qui nous honorait de sa confiance. « Rien de plus 
a vrai, disait-elle, que ce que Tronchin raconte des der- 
« niers instants de Voltaire; il poussait des cris affreux, 
« il s'agitait, se tordait les mains, se déchirait avec les 
« ongles; peu de minutes avant de rendre l'âme, îl 
« demandait l'abbé Gautier. Plusieurs fois M me de Vil- 
« lette voulut envoyer chercher un ministre de Jésus- 
« Christ; les amis de Voltaire, présents dans l'hôtel, 
« s'y opposèrent, craignant que la présence d'un prêtre 
« recevant le dernier soupir de leur patriarche ne gâtât 
« l'œuvre de la philosophie et ne ralentit les adeptes, 
« qu'une telle conduite de la part de leur chef aurait 
« condamnés. A l'approche du moment fatal, un redou- 
« blement de désespoir s'empara du moribond; il 



DE VOLTAIRE. 2C9 

« s'écria qu'il sentait une main invisible qui le traînait 
« au tribunal de Dieu ; il invoquait avec des hurlements 
c épouvantables Jésus-Christ, qu'il combattit toute sa 
« vie; il maudissait ses compagnons d'impiété, puis 
« invoquait et injuriait le Ciel tour à tour; enfin, pour 
« étancher une soif ardente qui l'étouffait, il porta à sa 
« bouche son vase de nuit : il poussa un dernier cri et 
« expira au milieu de ses crdures et du sang qu'il avait 
« répandu par la bouche et par les narines. * Ainsi sont 
démenties les relations de Condorcet et de Wagnière, 
qui le font mourir tranquillement. 

Dans ses Mémoires (t. I, p. 71), le comte d'Allonville 
n'est pas moins explicite. Ayant un jour demandé au 
comte de Fusée s'il était vrai que Voltaire fût mort en 
véritable damné, il reçut cette réponse : « Demandez à 
Villevieille, à Yillette : ils ne le nieront pas devant moi, 
qui comme eux ai vu sa rage, entendu ses cris : « Le 
« diable est là, il veut me saisir! disait-il en portant 
« des regards effarés vers la ruelle de son Ht... Je le 
« vois... Je vois l'enfer... Cachez-les-moi. » Cette scène 
faisait horreur. » — '* Quelques années après, dit le 
comte d'Allonville, je racontais cela à un nommé Hardi, 
commis voyageur d'un gros négociant de Rouen, et il 
ne le voulait pas croire; mais un valet de chambre de 
Voltaire qui venait souvent chez lui, interrogé sur ce 
sujet, lui confirma les détails donnés par moi d'après 
le comte de Fusée. » 

Telle est enfin la vérité sur les derniers, moments de 
Voltaire. 

C'était le soir du samedi 30 mai 1778. Onze heures 
et un quart venaient de sonner, quand très haut, très 



300 TESTAMENT 

puissant François-Marie Arouet de Voltaire, comte de 
Tourney, seigneur de Ferney, gentilhomme ordinaire 
de la chambre du roi, membre de l'Académie fran- 
çaise et de presque toutes les Académies de l'Europe, 
fut arraché à ses tonnes d'or, à son volumineux porte- 
feuille de contrats, et au délire de la tourbe des lecteurs 
qui ne reconnaissaient plus d'autres merveilles que la 
magie de son style, d'autres dogmes que ses contradic- 
tions, d'autre divinité que son nom. Il venait de tomber 
pour toujours dans les mains redoutables de Celui qu'il 
n'avait jamais aimé, mais qu'il ne parvint pourtant 
point à chasser entièrement de sa raison. 



XII. — Testament de Voltaire. 

c Le plus beau partage de l'humanité, c'est de pou- 
voir faire du bien, » écrivait Voltaire à Helvétius, 
le 25 février 1739. Depuis cette époque, il était devenu 
richissime; il se flatta de n'avoir pas été inutile à ses 
semblables. En 1772, dans son Êpître à Horace, il se 
rendit ce témoignage : 

J'ai fait un peu de bien, c'est mon meilleur ouvrage. 

Il eût volontiers prêché sur les toits que jusqu'à la 
dernière heure on doit profiter des occasions de sou- 
lager les malheureux. Aussi, le 5 juin 1765, disait-il à 
Damilaville : « II faut mourir en faisant du bien. » 

Le 27 janvier 1769, il avait mandé à Thieriot : c Je 
compte pour rien ce qu'on donne par testament; c'est 
seulement laisser ce qui ne nous appartient plus. . » 



DE VOLTAIRE. 301 

N'ayant fait qu'un peu de bien, si peu que rien, pen- 
dant toute sa vie, il ne lui restait pourtant que cette 
ressource, si méprisable à ses yeux, pour capter la bien- 
veillance de la postérité et pour bien mériter de sa fa- 
mille et de ses amis. 

Sa nièce était quasi-septuagénaire; ses neveux vi- 
vaient dans l'aisance; ses amis l'avaient moins aimé 
qu'adoré, ils s'étaient montrés les très humbles servi- 
teurs de tous ses caprices, ils lui avaient sacrifié leurs 
convictions, leur honneur et quelquefois leur tranquil- 
lité; mais ils ne s'endormaient pas tous sur le sein de 
l'opulence, tant s'en faut ; plusieurs étaient dévorés de 
besoins. Suivant sa lettre, du 5 décembre 1770, à M me du 
Deffand, il voulait que dans un testament on ne parlât 
que de ses parents et de ses amis; il pouvait y placer 
les uns et les autres sur la même ligne sans blesser la 
susceptibilité de ceux-ci, et sans tromper les espérances 
de ceux-là. Cette maxime est-elle devenue un devoir 
pour lui ? 

Ses maladies l'ayant mis plusieurs fois près des 
portes du tombeau, la perspective de la mort était res- 
tée un jeu pour son imagination. Sous sa plume, cha- 
cune de ses habitations se transformait en sépulcre; 
était-il surpris couché dans son lit, il croyait toutes ses 
indispositions dangereuses; et s'il venait à se traîner 
péniblement dans un salon, il se plaignait d'être né lue; 
quand il allait s'asseoir près de son bureau, c'était pour 
recommander de faire ses dispositions de bonne heure. 
Ce conseil, qu'il donnait, le 9 mai 1764, à M me du Def- 
fand, il l'avait bien suivi. Dès le 19 mars 1739, il rap- 
pelait à l'abbé Moussinot une clause de son testament. 



302 TESTAMENT 

Le 18 décembre 1132, il envoie an testament à M** De- 
nis. Le 12 février 1159, il apprend à M. de Brenles 
qu'il a chargé un notaire de Lausanne de rédiger un 
testament contenant des legs pour l'école de charité, 
la bibliothèque de cette ville et plusieurs personnes. 
Le o février 116o, il prie Damilaville de lui expédier 
son testament, déposé chez un notaire, afin d'y ajouter 
quelques mots. Le 19 rçiars 1170, il mande à Dalembert 
qu'il est inconsolable d'avoir perdu 200,000 livres sur 
lesquelles il s'était proposé de prélever une somme 
pour récompenser ses domestiques après sa mort. Le 
11 avril 1111, il dit à d'Argental que des malaises 
imprévus ne lui permettent pas de mettre Lekain sur 
son testament. Enfin il signait encore un testament le 
jour qu'il mariait Belle et Bonne. Wagnière convient 
que son maître modifiait souvent ses testaments. D 
résulte de toutes ces confidences que Voltaire rédigeait 
un testament avec la plus grande liberté d'esprit, afin 
de n'être pas pris à l'improviste par l'ange du trépas; 
et que cette sage précaution lui avait été inspirée par 
le désir de donner pour dernier souvenir à ses amis et 
à ses domestiques des marques signalées de la délica- 
tesse, de la reconnaissance et de la générosité d'uo 
cœur que la fortune avait traité avec tant de bien- 
veillance. 

Je rends volontiers hommage à la noblesse de ces 
sentiments. Ils font honneur à la littérature et à la 
patrie. 

Dès le xvn e siècle, le testament d'un homme de lettres 
était devenu un acte de bienfaisance. Fénelon n'avait 
jamais thésaurisé ; il fut heureux de pouvoir assurer 



DE VOLTAIRE. 30$ 

l'avenir de ses domestiques, au moment où il quittait 
une terre qui n'oubliera jamais ni la séduction de ses 
vertus^ ni le charme de son style, ni l'élévation de ses 
idées, ni la perfection de la plus sublime des erreurs. 
Racine légua 500 livres aux pauvres de sa paroisse, 
pareille somme à ses parents dans le besoin, outre 
300 francs à une église qu'il aimait, et une aubaine de 
4 à 5 francs par mois qu'il avait l'habitude de donner à 
sa nourrice. Boileau n'avait que 90,000 livres à par- 
tager après sa mort. Son frère, ses deux sœurs, une 
nièce et un cousin reçurent un lot plus ou moins con- 
sidérable de cette succession ; mais ils n'eurent pas tout. 
Boileau donna 6,000 livres à son valet de chambre, 
4,000 à sa servante, 1,500 à son petit laquais, 500 à 
son cocher, pareille somme à Antoine, le jardinier 
d'Auteuil, outre ce qu'il réservait aux pauvres des six 
paroisses de la Cité. 

Au xvin e siècle, les intrigues et les coteries changèrent 
la face de la société. Le cercle des relations s'élargit ; 
l'amitié fut plus expansive et plus active. L'opulence et 
la beauté appelèrent l'esprit en tiers. Dès lors l'homme 
de lettres devint une puissance ; les philosophes et les 
grands passèrent leurs soirées dans la plus étroite union, 
sous les auspices de la philanthropie. Les testaments 
rappelèrent sans cesse cette fusion. M lle Lecouvreur 
n'avait pu laisser que 1,000 francs à sa paroisse, mais 
la comtesse de Verrue n'oublia, dans son testament, 
presque aucun des littérateurs qui avaient fréquenté son 
hôtel. M" 10 Geoffriu suivit cet exemple. « J'entrai par 
sa mort, dit Morellet, en jouissance d'une rente viagère 
de 1,215 livres, en même temps qu'elle en établissait 



304 TESTAMENT 

une semblable pour Thomas et Dalembert. » Suivant 
La Harpe, elle donna de plus des pensions à tous ses 
domestiques, et 2,000 écus à Thomas, et la rente via- 
gère de Dalembert aurait été de 2,000 livres. Cette 
leçon des dames ne fut point inutile pour les philoso- 
phes. En 1137, J.-J. Rousseau, se croyant en danger 
de mort, fit appeler un notaire pour lui dicter un testa- 
ment par lequel il faisait un legs à trois couvents de 
Chambéry, puis un autre legs de 100 livres à un ami, 
et nommait pour son héritière M me de Warens. Quand 
il rendit le dernier soupir, Duclos avait 260,000 livres 
de fortune. Depuis plusieurs années, il conservait 
50,000 livres en or dans son secrétaire, afin qu'on pût 
acquitter plus facilement les legs de son testament. 
« Je donne et lègue, y est- il dit, après les clauses rela- 
tives à sa famille, à Brusselle, qui me sert avec zèle et 
amitié depuis plus de 20 ans, 600 livres de rente via- 
gère qui sera continuée à sa femme, si elle lui survit ; 
de plus, 200 livres une fois payées pour leur deuil, et 
au mari toute ma garde-robe, mon linge. J'augmente 
de 100 livres la rente viagère de pareille somme que 
je fais à la Guillemette, qui a servi ma mère. Je donne 
et lègue à M 11 * Olympe Quinault 10,000 livres une fois 
payées. Je donne et lègue 3,000 livres aux pauvres de 
la paroisse Saint-Sauveur de Dinan. Je donne un dia- 
mant de 100 louis à mon confrère, M. Dalembert. Je 
donne à l'Académie mon buste en bronze. » David Hume 
crut aussi devoir mettre Dalembert pour 200 livres ster- 
ling sur son testament. A son tour, Dalembert,- après 
avoir assuré une pension à la pauvre vitrière qui l'avait 
élevé, laissa en souvenir des vases, des tableaux, des 



DE VOLTAIRE. 305 

portraits à chacun de ses amis ; un buste de Molière 
échut à La Harpe. Il légua aussi 6,000 livres à l'un de 
ses domestiques, et 4,000 aux autres, en priant Con- 
dorcet, son légataire universel, d'augmenter ces sommes 
si le produit de sa succession le permettait. 

Un legs de Ninon de Lenclos avait commencé la for- 
tune de Voltaire ; son frère lui avait laissé un héritage 
considérable. Le testament de Voltaire devait être un 
monument dans un siècle où l'amitié et la reconnais- 
sance seules dictaient les testaments. 

L'intérêt de l'histoire me faisait un devoir de déter- 
rer le testament olographe de Voltaire qui n'a été inséré 
jusqu'à ce jour dans aucune édition de ses Œuvres corn- 
plètes. Il est encore dans l'ancienne étude Dutertre, 
où il a été déposé en 1778. J'en ai vainement demandé 
communication. La famille Dompierre d'Hornoy, qui a 
seule le droit d'autoriser le dépositaire à montrer à des 
étrangers ce document inédit, s'est refusée opiniâtre- 
ment jusqu'à ce jour à en laisser prendre copie. Cette 
conduite ne saurait être blâmée ; il y a des sentiments 
que tout homme doit respecter, et que le biographe le 
plus curieux est contraint de louer. 

Il reste des documents assez authentiques pour que 
l'historien puisse se hasarder à parler du testament de 
Voltaire, sans craindre qu'ils ne soient un jour dé- 
mentis par la publication du testament olographe. 

Ce testament, daté du mois de septembre 1776, sui- 
vant Wagnière (p. 405), a préoccupé bien des esprits. 
Le 12 juin 1778, les Mémoires de Bachaumont don- 
naient cette nouvelle : « Le testament de M. de Voltaire, 
à son ouverture, a étonné tout le monde. On comptait 



303 TESTAMENT 

y trouver des dispositions qui feraient honneur à son 
esprit et à son cœur. Rien de tout cela ; il est très plat, 
et sent l'homme dur qui ne songe à personne et n'est 
capable d'aucune reconnaissance. Ce qui augmente l'in- 
dignation, c'est qu'il a deux ans de date et a été fait 
conséquemment avec toute la maturité de jugement 
possible. Voici les principaux articles : A M. Wagnière, 
son secrétaire, son bras droit, dont il ne pouvait se 
passer, qu'il appelait son ami, son fidus Achates, 
8,000 livres une fois payées ; rien à sa femme et à ses 
enfants. A son domestique, nommé Lavigne, qui le 
servait depuis trente-trois ans, une année de gages 
seulement. A la Barbara, sa gouvernante de confiance, 
800 livres payées une fois seulement. Aux pauvres de 
Ferney , 300 livres une fois payées. Six livres anglaisa un 
31. Duiïeu. Du reste, rien à qui que ce soit. A M mo De- 
nis, 80,000 livres de rentes et 400,000 livres d'ar- 
gent comptant, en ce qu'il la fait sa légataire univer- 
selle ; 100,000 livres seulement à M. l'abbé Mignot, son 
neveu, et autant à M. d'Hornoy. » De son côté, La 
Harpe nous dit dans sa Correspondance littéraire (t. II, 
p. 2 il) : « M. de Voltaire a institué M mo Denis sa léga- 
taire universelle. Elle hérite de 80,000 livres de rentes 
viagères qui avaient été placées sur sa tète, de 40,000 li- 
vres de rentes foncières en terres et en contrats, de 
230,000 livres en argent comptant, et de la bibliothèque 
de Ferney, à laquelle le nom et les notes de Voltaire 
donnent un prix considérable, sans compter la maison 
de la rue Richelieu, que Sf. de Voltaire avait achetée à 
vie pour lui et pour elle. Le testament d'ailleurs ne ren- 
ferme que très peu de dispositions ; il est tout entier 



DE VOLTAIRE. 307 

olographe et ne tient pas plus de deux petites pages • 
Ses deux neveux, M. d'Hornoy et l'abbé Mignot, ont 
chacun 100,000 francs en contrat à 4 0/0; ses domes- 
tiques, une année de leurs gages ; et Wagnière, son 
secrétaire, 800 livres de rentes viagères (erreur, comme 
nous le verrons), ses habits de velours et ses vestes de 
brocart : tels sont les termes du testament. Il lègue 
300 livres aux pauvres de Ferney, en ajoutant s'il y a 
des pauvres. » Cette dernière restriction est de la plus 
grande exactitude, ainsi que les détails qui la précèdent, 
si j'en crois plusieurs personnes qui ont eu occasion de 
lire le testament olographe de Voltaire. 

On a dit que La Harpe s'attendait à être compris dans 
ce testament; il se pourrait que Voltaire lui eût promis 
quelque souvenir ; mais La Harpe dut se taire, pour ne 
pas avouer qu'il avait été trompé par de perfides paro- 
les. « Sot homme est celui qui se laisse duper », écri- 
vait Voltaire, en 1162, à d'Argental. Collini comprit ce 
langage, mais il se résigna, comme La Harpe, en lais- 
sant au lecteur à apprécier la conduite de Voltaire. 
« Dans plusieurs de ses lettres, raconte Collini (p. 320), 
Voltaire semblait m'indiquer qu'il voulait me donner 
une place dans son testament. Il dit dans cette lettre 
(du 20 février 1770) : Je ne sortirai de mon lit quepour 
entrer dans le cercueil; mais vous verrez que je ne vous 
ai pas oublié. 11 me marque ailleurs (lettre du 20 octo- 
bre 1770) : Je profite des moments de relâche que mes 
maux me donnent pour vous dire que je ne veux point 
quitter celle vie sans vous donner quelque témoignage 
de ma tendre amitié pour vous. Il s'exprime ainsi dans 
une autre lettre (du 8 décembre 1773) : J'écris rare- 



308 TESTAMENT 

ment, mais quand j'écris mes dernières volontés, je 
pense à vous. Il est mort sans avoir fait les dispositions 
qu'il projetait. Je ne regrette pas les dons qu'il se pro- 
posait de me faire : l'intention qu'il en a manifestée 
m'est un gage assez précieux de son attachement et de 
son amitié. » Collini, j'aperçois moins de magnani- 
mité que de dépit dans votre résignation! La mystifica- 
tion était trop cruelle pour rester dans l'oubli. Collini 
avait eu l'intention de faire une édition des Œuvres de 
Voltaire; ce projet ne fut point exécuté. Mais, sur la 
prière de l'auteur, il publia Olympie avec une préface 
de sa façon ; il recommanda aussi la famille des Calas à 
l'électeur, et tâcha parfois d'obtenir le payement des 
arrérages de rentes qui étaient dus à Voltaire. Bien des 
services restèrent ainsi sans autre récompense que de 
vaines promesses. Il est difficile de laver Voltaire du 
reproche de mauvaise foi dans ses rapports avec un 
homme qui lui était si dévoué. 

Que dirons-nous de Wagnière? Il convient d'abord 
(p. 496) que le testament de Voltaire contient les dis- 
positions rapportées par les Mémoires de Bachaumont; 
mais il remarque que le nommé Lavigne servait M me De- 
nis et non M. de Voltaire, et que celui-ci légua, non 
pas six volumes anglais à un M. Durieu, mais tous ses 
livres anglais à M. Rieu, lequel en eut beaucoup. Je lui 
passe sans difficulté ces rectifications; mais je suis 
étonné du silence qu'il garde sur les vieilleries de ve- 
lours et de brocart qui lui furent léguées par celui qu'il 
appelait, dans maints endroits de ses Mémoires, « un 
grand homme, un être extraordinaire, vertueux et bon, 
un cher maître, un père, un ami auquel il était devenu 



DE VOLTAIRE. 30& 

nécessaire à bien des égards ». Cet oubli a été racheté 
par d'admirables explications. Écoutons : 

t J'ose prendre à témoin M me Denis elle-même, dit-il 
(p. 166), que son oncle, malgré son amitié pour moi, 
avait la faiblesse de craindre que s'il me procurait pen- 
dant sa vie une petite fortune, je ne le quittasse. Il ne 
me donnait en conséquence que des appointements 
modiques et quelques cadeaux à ma femme et à mes 
enfants ; mais nous étions heureux chez lui et très con- 
tents de notre sort ; nous n'aurions jamais rien désiré 
de plus, tant qu'aurait duré la vie de M. de Voltaire. » 
Cette idée serait très ingénieuse, si elle n'était pas ri- 
dicule. Nous savons que Voltaire ne donna jamais que 
de modiques appointements à tous ses domestiques et 
à ses secrétaires; sa conduite à l'égard de Wagnière 
n'était pas une dérogation à ses principes. Dans tous 
les temps, on a reconnu qu'il est plus facile de se faire 
des créatures en les comblant de bienfaits qu'en les lais- 
sant dans une gêne perpétuelle, et l'expérience nous 
apprend chaque jour que les domestiques ne s'attachent 
qu'à des maîtres généreux, et que, quand ceux-ci ne 
le sont pas, ils les volent, les diffament, les calomnient 
et les quittent dès qu'ils espèrent trouver plus d'avan- 
tages ailleurs. C'est comme cela de nos jours. Les do- 
mestiques n'étaient ni plus désintéressés, ni moins clair- 
voyants autrefois, je pense. Si Voltaire l'ignora quelque 
temps, Tinois le lui apprit. Il faut louer Wagnière de 
s'être affranchi de ce préjugé ; mais il a eu tort de met- 
tre une sottise dans la bouche de son maître. Aussi 
nous croyons-nous dispensé de recourir à une absur- 
dité pour juger une action qui ne saurait être un mys- 



;U0 TKSTAMENT 

1ère, après l'étude approfondie du cœnr de Voltaire. 

Wagnière continue : t J'ai entendu en France, en 
Suisse, en Allemagne et en Ilussie, plusieurs personnes 
le blâmer sur la somme modique qu'il m'avait accordée. 
Les papiers publies étrangers en ont parlé aussi d'une 
manière pou avantageuse pour sa mémoire. Ma recon- 
naissance exige que je rende ici justice aux intentions 
de M. de Voltaire à mon égard. Je dois justifier ici (p. 15) 
M. de Voltaire du reproche qu'on lui fait continuelle- 
ment de n'avoir pas eu pour moi, dans ses dispositions 
testamentaires, l'égard que semblaient mériter mon 
attachement à sa personne, l'assujettissement le plus 
grand, le travail le plus pénible pendant plus de vingt- 
quatre ans, et qu'il m'était permis d'espérer de son 
amitié pour moi. 

o II me parlait souvent de ses dispositions testamen- 
taires. L'intention de mon maître était qu'après sa 
mort j'eusse 20,000 éeus, y compris les 8,000 francs 
portés sur son testament, et de me donner le surplus 
de la main à la main, en billets à mon ordre, sur son 
banquier, M. Shérer, à Lyon. Il me les remit en main 
en l*ï"" ; mais je crus (p. lo), par respect et par crainte 
de lui laisser apercevoir le moindre doute sur sa bonne 
volonté à mon égard, que je ne devais pas les garder, 
et je les lui rendis. .Te ne prévoyais peint alors que je 
ne serais pas auprès de lui à sa mort. » 

J'avoue que j'éprouve quelque répugnance à relever 
tant de naïvetés insérées par la Biographie universelle 
à l'article Wagnière. Tout ce récit est-il admissible? 
est-il vraisemblable? De deux choses l'une: ou Voltaire 
a voulu faire un legs à Wagnièrc, ou il ne l'a pas 




DE VOLTAIRE. 311 

voulu. S'il l'avait réellement voulu, il aurait assuré une 
rente à Wagnière par un contrat, comme il l'avait déjà 
fait, suivant le même Wagnière, en 1166; s'il ne l'a 
pas voulu, il n'a pas dû olfrir 52,000 livres en billets à 
Tordre de Wagnière. En vain celui-ci prétend qu'il les 
a eus en sa possession; il les avait acceptés, dès lors il 
devait les conserver, puisqu'ils lui appartenaient aussi 
bien que le contrat de 1766; une réflexion tardive le 
porte à s'en dessaisir. Or, rendre un cadeau accepté 
avec plaisir d'abord, se conçoit difficilement ; voir le 
même cadeau repris sans scrupule par celui qui l'aurait 
fait de bon cœur, est une chose encore plus inexplicable. 
Dans cette démarche, Wagnière se montre très scrupu- 
leux, très délicat ; mais par là même il prouve que Vol- 
taire l'était très peu. Si Wagnière avait été la seule 
dupe des dispositions testamentaires de Voltaire, on 
pourrait lui accorder une confiance sans bornes. Mais 
comme il partage ce sort avec le père Adam, Collini et 
d'autres personnes, l'historien est contraint de peser la 
valeur de son témoignage. Sur le Livret de Voltaire, 
nous avons remarqué qu'au titre des Rentes, Wagnière 
était compris pour 60 livres par obligation, qui doit 
être de 1775 ou 1776. Ce mot d'obligation mérite de 
fixer notre attention. Ainsi la signature de Wagnière ne 
suffisait pas à Voltaire. Il exigea l'intervention d'un 
officier ministériel pour revêtir des formes les plus 
solennelles un prêt de 60 livres de rente, et lorsqu'il 
se serait avisé de récompenser ce débiteur, il lui aurait 
livré pour 52,000 livres de billets à ordre ! Sans doute 
les contradictions ne sont pas rares dans la vie de Vol- 
taire, mais celle-ci me parait trop invraisemblable pour 



312 TESTAMENT 

l'adopter sur l'autorité du narrateur. Il était évident 
pour tout le monde que le pauvre Jean-Louis Wagnière 
avait été trompé, comme tant d'autres, par un esprit 
si fécond en ressources. Mais il comprit que son hon- 
neur était intéressé à ne pas rester dupe ; il aura pré- 
féré, pour repousser le ridicule qui rejaillissait sur lui, 
employer quelques assertions ingénieuses dont le temps 
seul démontrerait la fausseté. Ce n'est pas le calomnier 
que lui attribuer ce triste rôle. Nous l'avons surpris 
trop souvent à déguiser la vérité, à controuver les faits, 
pour supposer qu'il ait reculé devant un mensonge qui 
lui devenait utile. 

Wagnière dit encore : « Mon malheur a voulu que je 
n'aie pu être auprès de lui à sa mort, et qu'on en ait 
également écarté son notaire, qu'il ne cessait de de- 
mander ; c'est ce qui le mit dans l'impossibilité d'exé- 
cuter ses bonnes intentions à mon égard. Je ne lui dois 
cependant pas moins de reconnaissance, et le public ne 
peut, d'après mon témoignage, refuser de lui rendre 
justice sur ce point, et de disculper sa mémoire de tout 
reproche d'ingratitude. » Sachons gré à Wagnière de la 
profondeur de sa reconnaissance pour un homme qui 
l'avait laissé dans la misère ; de tels exemples de vertu 
sont trop rares pour que le public les ignore. Mais l'a- 
venture du notaire a besoin d'être examinée. Une visite 
de M Dutertre n'était pas un épouvantait dans l'hôtel 
de Villette. Gomme il gérait les affaires du philosophe 
et qu'il possédait la minute de tous ses contrats, il pou- 
vait trouver mille prétextes pour solliciter une entrevue, 
dans le cas où il eût été averti secrètement que Voltaire 
avait besoin de lui. Or, Wagnière soutient, seul, il est 



DE VOLTAIRE. 313 

vrai, que Voltaire a témoigné le plus ardent désir de 
parler à son notaire. Pourquoi cet entretien n'aurait-il 
pas eu lieu ? Le plus grand obstacle serait venu de la 
part de M mc Denis. Dès le 26 mai, elle avait été chassée 
de la chambre de son oncle ; elle n'y reparut plus, sui- 
vant Wagnière (p. 160). Voltaire ne se trouva donc plus 
qu'en face de ses domestiques ou de ses amis. Faut-il 
croire ceux-ci assez barbares pour refuser d'amener un 
homme qui leur était demandé avec tant d'instance ? 
Non. Ils étaient au contraire intéressés à ce que Voltaire 
ne mourût pas sans faire ou sans modifier son testa- 
ment. Ils avaient été heureux d'accepter des legs d'amis 
moins illustres ; ils n'auraient pas été indignés de voir 
leurs noms sur le testament de leur coryphée. Ils de- 
meuraient toujours libres de refuser, quand il le fau- 
drait, ce qui leur aurait été donné. On ne devine plus 
de motifs qui les eussent rendus insensibles à la voix 
d'un agonisant. Je suis persuadé que Dalembert, qui 
causait avec Voltaire, le 29 mai, comme le prouve sa 
lettre, du 1 er juillet 1178, à Frédéric, et La Harpe, qui 
le vit les trois derniers jours de sa vie, si nous en 
croyons sa Correspondance littéraire (t. II, p. 241), 
n'auraient pas manqué d'exaucer des vœux qui leur 
étaient chers. Quant aux domestiques, en désobéissant, 
ils s'exposaient au danger d'être incontinent congédiés; 
s'ils obéissaient, ils avaient l'espoir que Voltaire n'ou- 
blierait pas cette attention et les dédommagerait de la 
modicité de leurs gages. Mais admettons qu'amis et 
domestiques aient refusé avec tant d'opiniâtreté et sans 
raison de mander un notaire; il restait une dernière 
ressource à Voltaire. Il n'avait pas besoin de notaire 

18 



31 i TESTAMENT 

pour rédiger un testament. Le 36 mai, il eut la force 
d'écrire un billet au comte de Lally ; la veille même 
de sa mort, il eut la présence d'esprit de dicter quel- 
ques lignes. Dans l'espace de quatre jours, pourquoi 
n'aurait-il pas profité des moments où il souffrait moins 
pour ajouter quelques articles à son testament ? Personne 
n'eût dédaigné de recevoir ce codicille en dépôt. L'abbé 
Mignot se présenta dans cette circonstance, rapporte 
Wagnière (p. 1G0) ; comme parent, il avait droit à la 
succession du philosophe; Voltaire devait naturellement 
s'adresser à lui en toute sécurité, soit pour lui confier 
ses dernières dispositions, soit pour l'engager à aller 
chercher un officier ministériel, et ces désirs eussent 
été un ordre pour un neveu qui avait à craindre de 
perdre l'amitié de son oncle, et avec elle un legs hon- 
ïièle maintes fois promis. Si neveu, amis et domesti- 
ques de Voltaire ont persisté dans leur refus, était-ce 
par considération pour M mc Denis ? Ils ne l'aimaient pas 
au point de lui sacrifier et les bonnes grâces du patriar- 
che, et ce respect de toutes les conditions pour les der- 
nières volontés d'un moribond. La nature, la cupidité, 
les convenances, en un mot toutes les probabilités con- 
courent à convaincre Wagnière de mauvaise foi. 

Wagnière ajoute (p. J67) : * M. de Voltaire voulait, 
parla modicité de la somme énoncée dans son testament, 
forcer M" !C Denis, sa nièce, dont il supposait l'âme no- 
ble et généreuse, d'avoir aussi la gloire de contribuer 
ù mon bien-être; c'est môme ce qu'il lui recommandait 
expressément dans les instructions qu'il lui donnait 
dans une feuille séparée, qui accompagnait son testa- 
ment ; et il pouvait d'autant mieux espérer qu'elle y 



DE VOLTAIKE. 315 

aurait égard, qu'il la laissait son héritière universelle 
avec 100 ou 120,000 livres de rentes . » Pour le 
coup c'est faire de Voltaire un être et bien niais et bien 
méchant. Il avait trop d'esprit pour tromper si sotte- 
ment ceux qu'il aurait eu intention de duper. On laisse 
des instructions à un mineur ; mais en donner par écrit 
à une espèce de philosophe âgée de soixante-huit ans, 
est-ce admissible ? D'ailleurs n'y a-t-il pas ici contra- 
diction? Si Voltaire avait eu l'intime conviction que 
M mo Denis avait l'âme noble et généreuse, il devait 
penser que c'était lui faire injure que lui imposer la 
lecture d'un petit manuel imaginé si à propos par Wa- 
gnière. Dans le cas contraire, c'était une peine inutile, 
une présomption déraisonnable. Voltaire savait bien 
que ce n'est pas à l'âge de soixante-huit ans qu'une 
femme change de caractère et devient sensible à la voix 
de l'humanité. Il avait eu trop de fois, pendant trente ans, 
l'occasion d'étudier le caractère de sa nièce, pour espérer 
que, quand il serait mort, elle s'attendrirait subitement 
sur une page de morale, si jusque-là elle n'avait eu 
qu'un cœur d'airain pour l'infortune et pour toutes les 
boutades philanthropiques répandues dans les œuvres 
des philosophes. Si ces instructions concernaient exclu- 
sivement Wagnière, il a dû en avoir copie ; pourquoi 
ne l'a-t-il pas publiée ? N'a-t-il pas eu onze ans 
pour sommer publiquement M mo Denis de se souvenir 
de lui ? Si au contraire ces instructions avaient pour but 
de recommander tous les domestiques de Ferney, Wa- 
gnière l'aurait dit. Or il ne parle pas de ses confrères, 
non moins dévoués que lui à leur maître, et aussi peu 
rétribués que lui. Voltaire n'aura donc songé qu'à Wa- 



310 TESTAMENT 

gnière ; cette prédilection ne fut pour lui que l'occasion 
de griffonner quelques lignes qui pouvaient n'être point 
lues. Il devait et il pouvait récompenser Wagnière, et il 
aime mieux que ce soit sa légataire qui s'acquitte de 
ce devoir. N'est-ce pas une nouvelle contradiction? 
Car ne pas faire ce qu'on doit faire, ce qu'on peut 
faire, ce qu'on veut faire, ce qu'on a promis de faire, 
c'est avouer qu'on ne veut pas le faire. 

Je m'arrête, car je crains d'abuser de l'indulgence 
du lecteur. En vérité, n'est-ce point faire trop d'hon- 
neur à Wagnière que d'épuiser toutes les raisons pour 
le convaincre d'avoir voulu controuver des faits dont il 
n'a pas été témoin, et sur lesquels nous ne trouvons 
aucun document dans la correspondance des philo- 
sophes qui n'ont cessé de se succéder près du lit de 
Voltaire mourant, et se sont complu à nous redire tous 
les détails de sa maladie, toutes les paroles qui lui 
échappaient dans ses moments d'impatience? 

Le jour où l'on s'empressa de décacheter le testament 
de Voltaire fut une journée de dupes pour tous ses do- 
mestiques, ses amis, ses parents, à l'exception de 
M me Denis, à laquelle il donnait la clef de cet autre jar- 
din des Hespérides. L'Europe n'apprit qu'avec indigna- 
tion ses dernières dispositions. Les philosophes évitè- 
rent d'en parler. Wagnière seul essaya de justifier son 
maître, mais il ne jugea pas à propos de publier des 
Mémoires dont on aurait pu démontrer la fausseté, s'ils 
eussent paru pendant la vie de M me Denis. 

La correspondance de Voltaire nous a révélé toutes 
ses dispositions testamentaires ostensibles et ses magni- 
fiques promesses équivalant à des quasi-contrats. Pour 



DE VOLTAIRE. 317 

apprécier et tant de fanfaronnade et tant d'oubli, que le 
lecteur impartial et consciencieux confronte les textes 
de Y Ancien et du Nouveau Testament de Voltaire, sans 
oublier Y Apocalypse de ce bon Jean Wagnière. 

La plus grande partie de la fortune de Voltaire s'est 
éteinte avec la légataire universelle qui mourut, le 
20 août 1190, âgée d'environ soixante-dix-neuf ans, 
rue Richelieu, 84, probablement dans l'unique maison 
que Voltaire ait possédée à Paris. La célèbre nièce de 
Voltaire a pu et dû laisser quelques centaines de mille 
francs, mais elle n'a rien légué aux derniers rejetons 
et légitimes héritiers de la famille Arouet, parce qu'ils 
avaient cessé de la voir depuis son nouveau mariage 
avec le sieur Duvivier. 



POST-SCRIPTUM POUR LES CURIEUX. 



Comment Voltaire eut toute sa vie des maîtresses qui 

ne lui coûtaient rien. 

Le 31 août 1151, Voltaire écrivait au duc de Riche- 
lieu : « Il faut renoncer à l'histoire ou ne rien suppri- 
mer des faits. » Pourquoi ? il répond à cette question 
par ces mots adressés à Damilaville, le 16 septem- 
bre 1166 : « La vérité est toujours bonne à quelque 
chose jusque dans les moindres détails. » Or, le 11 mars 
1764, Voltaire ayant fait cet aveu à Damilaville : 
t Vous ne sauriez croire à quel point cette maudite 

18. 



318 DES MAITRESSES. 

philosophie a corrompu le monde, » il n'est pas hors 
de propos de rechercher si cette maudite philosophie, 
dont Voltaire se glorifia d'être l'apôtre, n'a pas exercé 
quelque influence sur ses mœurs. 

Je n'examinerai pas s'il faut prendre à la lettre ce 
vers adressé, le 14 octobre 1133, à Cideville : 

J'ai bien peu do tempérament, 

et ces deux autres vers qu'il envoya, le 29 août 1742, à 
Frédéric : 

D'an homme je ne suis que l'ombre, 
Je ii ai que l'ombre de l'amour, 

car, le 3 novembre 1766, il écrivit à Chabanon : * Vous 
prétendez donc que j'ai été amoureux dans mon temps 
tout comme un autre ? Vous pourriez ne vous pas trom- 
per. Quiconque peint les passions les a ressenties, et il 
n'y a guère de barbouilleur qui n'ait exploité ses mo- 
dèles. » Aussi a-t-il constaté, dans son Commentaire 
historique, que dans sa jeunesse il mena une vie très 
dissipée, et qu'il se plongea dans les plaisirs de son 
âge. 

Sa lettre à Thieriot, du il septembre 1122, nous ap- 
prend pourquoi et comment, à Bruxelles, il paya son 
tribut aux maisons de débauche. Il n'eut pas besoin d f y 
retourner, car le sexe ne fut pas trop cruel pour lui, et 
ces relations ne lui attirèrent pas de grands désagré- 
ments. 

Dès 1720, les quatorze lettres qu'il avait adressées à 
une demoiselle Dunoyer, de la Haye, étaient publiées ; 
elles nous apprennent qu'elle fut sa première maîtresse, 



DE VOLTAIRE. 319 

que ses amours furent découvertes, et que l'ambassa- 
deur de France à la Haye se hâta de renvoyer le jeune 
page qu'on lui avait confié pour l'accoutumer au tra- 
vail du cabinet et non pour séduire la jeune fille. Lors- 
qu'il était proscrit en Angleterre, il eut affaire avec un 
mari aussi jaloux de son honneur que M me Dunoyer 
avait pu être susceptible pour l'avenir de sa fille. Aussi, 
à la page 35 du tome I er des Divorces anglais, par de 
Châteauneuf, publiés en 1821, lit-t-on ces lignes : 
« Sans un vieux recueil, ont eût toujours ignoré que 
Voltaire eut une affaire avec un mari anglais. Voltaire 
avait adressé des vers à Laura Harley, dont le mari 
était fort chatouilleux sur l'article. Ce marchand, qui 
se connaissait mieux en chiffres qu'en mots alignés, 
crut qu'une déclaration en vers était quelque chose de 
sérieux : il la fit figurer dans le procès-verbal dressé 
contre deux autres séducteurs de sa femme. » M. Beu- 
chot a cité ces vers à la page 493 du tome XIV de son 
édition des Œuvres de Voltaire. Ajoutons à ces deux 
petits désagréments les rapports de Voltaire avec la ma- 
réchale de Villars. Il eut beau lui adresser de jolis vers, 
la visiter dans son hôtel ou dans son château, il n'ob- 
tint pas d'elle ce qu'il désirait. « Voltaire admis dans 
sa société, remarque Condorcet, eut pour elle une pas- 
sion, la première et la plus sérieuse qu'il ait éprouvée. 
Elle ne fut pas heureuse, et l'enleva pendant assez, 
longtemps à l'étude, qui était son premier besoin ; il n'en 
parla jamais depuis qu'avec le sentiment du regret et 
presque du remords. » 

Il ne fut pas difficile à Voltaire de trouver des femmes 
moins farouches que la maréchale de Villars et plus in- 



320 DES MAITRESSES 

dépendantes que la demoiselle Dunoyer et Laura Harley. 
Dans sa lettre à Thieriot, du 1 er juin 1731, il s'est vanté 
d'avoir été l'amant de la célèbre Àdrienne Lecouvreur ; 
le marquis de Villette(p. 120) l'a entendu raconter l'his- 
toire de ses amours avec l'actrice Duclos; Gondorcet 
met au rang de ses maîtresses une autre actrice nommée 
de Corsembleu : sur la même ligne doit figurer une de- 
moiselle Gravet de Livry, qui épousa plus tard le mar- 
quis de Gouvernet ; Voltaire lui adressa YÊpître connue 
sous le nom des Vous et des Tu, et lui pardonna de 
l'avoir quitté pour un ami commun, H. de Génonville, 
comme on le voit dans l'Épitre à cet ami intime, dans 
une autre adressée à ses mânes, et dans des vers dédiés 
au duc de Sully et au docteur Gervasi. 

Ainsi Voltaire eut pour maîtresses M lle Dunoyer, 
Laura Harley, la Duclos, la Corsembleu, la Lecouvreur, 
la Livry; que lui ont coûté toutes ces liaisons? des 
vers, mais pas un sou de dépense. 

Voici d'autres dames dont il a parfaitement exploité 
la position et la fortune. Il fit un voyage en Hollande et 
à Bruxelles avec la comtesse de Rupelmonde. Du Ver- 
net (p. 26) la signale comme une personne qui, c à un 
penchant extrême à la tendresse, joignait une grande 
incertitude sur ce qu'elle devait croire ». Voltaire com- 
posa le fameux poème intitulé le Pour et le Contre, pour 
lui apprendre à mépriser les horreurs du tombeau et les 
terreurs de l'autre vie. Dans sa lettre à Dubois, de juil- 
let 1722, il avoue que les amours étaient accourus se 
placer entre lui et la comtesse dans la chaise de poste ; 
on en doit conclure que tout ne se passa pas en tout bien 
tout honneur dans un voyage où il fut si longtemps seul 



. DE VOLTAIRE. 321 

avec une dame peu scrupuleuse. Bientôt après, il devint 
le locataire, le commensal delà présidente de Bernières; 
elle était encore jeune, elle passait pour être trop ga- 
lante, au dire de Chamfort et de Collé (t. I, p. 404), 
pour qu'on puisse admettre que Voltaire n'ait pas eu 
des relations intimes avec elle. La comtesse de Fon- 
taine-Martel le recueillit et le logea aussi dans son 
hôtel, comme nous savons. Je vois à la page 125 du 
tome II de la Police de Paris dévoilée, par Manuel, 
qu'elle n'avait pas une très bonne réputation. Dans 
YÊpître qu'il lui adressa en 1132, Voltaire la célébra 
comme une femme sans préjugés et sans faiblesse, une 
femme à peu de femmes seconde; le 19 juillet 1769, il 
manda au duc de Richelieu que sur son lit de mort elle 
demanda quelle heure il était et qu'elle ajouta : c Dieu 
soit béni ! quelque heure qu'il soit, il y a un rendez- 
vous. » Le 9 juin 1761, il apprit au marquis de Florian 
qu'elle était persuadée que quand on avait le malheur 
de ne plus pouvoir se prostituer, il fallait favoriser la 
débauche ; si l'âge d'une comtesse si facile ne permet 
pas de supposer que Voltaire fût l'un de ses derniers 
courtisans, on doit lui reprocher du moins de s'être fait 
héberger dans une maison peu prude. La comtesse de 
Fontaine-Martel une fois morte, Voltaire passa peu de 
temps sans aller cohabiter avec la marquise du Chaste- 
let. Il est indubitable qu'il fut son amant titulaire, 
comme son hôte inséparable pendant treize ans. 

Depuis la mort de la marquise du Chastelet, Voltaire 
ne parait pas avoir eu de maîtresses déclarées. Les 
biographes ont fourni peu de notes sur ses derniers 
rapports avec le sexe. Voici ce que Collini dit (p. 118), 



322 DES MAITRESSES 

à propos du séjour de Voltaire à Colmar : c Une jeune 
fille de Montbéliard fut notre cuisinière. Babet avait de 
la gaieté, de l'esprit naturel, aimait à causer et avait 
l'art d'amuser Voltaire. Elle avait pour lui des attentions 
et des prévenances que les serviteurs n'ont point ordi- 
nairement pour leurs maîtres; il la traitait avec bonté 
et complaisance. Je plaisantais souvent Babet sur son 
empressement ; elle répondait en riant et passait. » La 
Correspondance secrète (t. XV, p. 231) prétend qu'à 
Ferney Voltaire avait l'habitude de ne pas coucher seul 
et qu'il payait généreusement les jeunes filles qui lui 
tenaient compagnie à certaines heures indues. Le 
26 janvier 1113, les Mémoires de Bachaumont n'étaient 
pas moins explicites et mentionnaient un tête-à-tête qui 
n'avait pas eu de suite heureuse pour Voltaire. A la 
page 341 de la Correspondance inédite de Grimm et de 
Diderot publiée en 1829, il est parlé de cette galanterie 
comme d'un bruit généralement répandu dans Paris. 
wSommé de s'expliquer sur ce fait, Voltaire s'empressa 
d'écrire, le 21 décembre 1112, au duc de Richelieu, 
pour tourner tout cela en plaisanterie. Nous verrons 
tout à l'heure ce qu'il en était. Quant à la première as- 
sertion, elle est inadmissible. Si Voltaire avait eu l'ha- 
bitude de vivre familièrement avec de jeunes filles, il 
était trop surveillé et trop souvent visité pour qu'il pût 
cacher ce commerce. Si on lui avait connu quelques 
faiblesses, ou même si on l'avait seulement soupçonné 
d'être encore capable de quelques incartades, ses enne- 
mis n'auraient pas manqué de les publier et de les lui 
reprocher ; ses amis, qui ont pris soin de nous conser- 
ver le nom de toutes ses maîtresses, se seraient plu à 



DE VOLTAIRE. $23 

compléter leur liste ; les voyageurs n'auraient pas été 
moins indiscrets dans leurs lettres, puisque, parmi les 
choses qui le frappèrent, et dont il a cru devoir informer 
ses lecteurs sur ses relations avec Voltaire à Ferney, le 
prince de Ligne n'a pas hésité, à la page 260 du tomeX 
de ses Mélanges à placer certaines particularités qui at- 
testent que, par la manière dont il étourdit et asphyxia 
son hôte, Voltaire était en état de ressusciter Rabelais 
et d'amuser tous ceux qui ont appris ou entendu la 
chanson si célèbre du Frère Etienne. Le silence de tous 
les biographes sur les amours du patriarche de Ferney 
doit donc être regardé comme une preuve de sa conti- 
nence habituelle ou apparente. 

Il est vrai qu'on a trouvé un moyen de l'expli- 
quer. Ouvrons tout de suite une parenthèse. Or, au 
xvin e siècle, rien n'était moins rare que l'inceste. Aussi 
avons-nous cru devoir terminer notre ouvrage sur les 
cours et les salons au xvm e siècle par le tableau de 
soixante-quatorze cas authentiques et assez connus 
d'incestes, soit de consanguinité, soit d'affinité. 

Cette liste aide à comprendre pourquoi, dans le cha- 
pitre vi de la Défense de mon oncle. Voltaire a dit, à 
propos de l'inceste : « Chez nous autres remués (sic) 
de barbares, on peut épouser sa nièce avec la permis- 
sion du pape, moyennant la taxe ordinaire qui va, je 
crois (sic), à 40,000 petits écus, en comptant les me- 
nus frais. J'ai toujours entendu dire qu'il n'en avait 
coûté que 80,000 francs à M. de Montmartel. J'en con- 
nais qui ont couché avec leurs nièces à bien meilleur 
marché. » A ces mots, M. Beuchot a mis en note : 
« On a fait l'application de cette phrase à Voltaire et à 



324 DES MAITRESSES 

M ,nc Denis ; je ne sais sur quel motif. » M. Beuchot m'a 
avoué que c'était l'opinion des principaux amis de Vol- 
taire; je tiens de bonne source que la famille de Vol- 
taire Ta toujours partagée. 

Maintenant que nous connaissons l'histoire de l'in- 
ceste au xviii* siècle, il devient plus facile de rechercher 
si Ton n'a pas eu tort de croire que M me Denis ne fut 
que la gouvernante et la garde-malade de Voltaire. 

Il est digne de remarque que Voltaire ne cessa 
d'avoir des maitresses que du jour où il vécut avec 
M ,l)l Denis. A quoi faut-il donc attribuer ce changement? 
à sa décrépitude? mais nous la connaissons trop pour 
nous apitoyer sur l'histoire de ses maladies. A ses prin- 
cipes? mais plus il avance en âge, plus il s'enfonce 
dans la fange. Il est fier d'être aussi immoral qu'impie 
dans tous ses écrits. Dès le 23 juin 1160, il avoue à 
Dalembert que, comme écrivain, il mène une vie de 
pourceau ; et, le 1 2 avril de la même année, il apprend 
à M me du Deffand qu'il se repent d'avoir dit autrefois 
trop de mal de Rabelais. Nous avons vu que pour orner 
ses chambres il ne voulait avoir que des dessins im- 
modestes ; il assaisonnait toutes ses conversations de 
vers de la Pucelle ; dans sa Correspondance littéraire 
d'août 1164, Grimm a relaté quels objets il se plaisait à 
montrer comme le spectacle le plus auguste aux dames 
qui le visitaient. 

D'un autre côté, il résulte clairement des Mémoires 
de Longchamp que M me Denis eut des amants jusqu'à 
l'époque où elle coucha sous le même toit que Voltaire. 
Nous avons dit qu'elle convola en secondes noces après 
la mort de Voltaire. Ghamfort et Grimm, dans sa Cor- 



DE VOLTAIRE. 325 

respondance littéraire de septembre 1779, ont prouvé 
que ce mariage ne fut pas uniquement une affaire d'in- 
térêt, et que M me du Vivier, malgré ses soixante-huit 
ans accomplis, et M. le chevalier François soi-disant du 
Vivier, âgé de cinquante-huit ans, se conduisirent, en 
pareille circonstance, comme de jeunes époux, et pri- 
rent à cœur de ne pas renoncer à leurs nouveaux droits, 
et de s'acquitter du plus cher de leurs devoirs. M me du 
Vivier fut fort contente de son mari. Cependant je ne 
voudrais ni jurer ni gager qu'elle fut toujours un mo- 
dèle de fidélité conjugale. Pendant tout le temps qu'elle 
demeura chez son oncle, elle ne se fit pas remarquer 
par l'austérité de ses mœurs ni par la réserve de ses 
principes. Le 26 janvier 1760, elle écrivait à M. Du- 
pont, en parlant de Collini : « 11 aime les femmes 
comme un fou, et il n'y a pas de mal à cela. » Il paraît 
qu'elle pardonnait aussi volontiers aux femmes d'aimer 
les hommes ; car, suivant les Mémoires de M m * d'Épi- 
nay, elle avait un petit vernis d'amour masculin qui 
perçait à travers la retenue qu'elle s'imposait. Aussi, 
dans sa Correspondance littéraire d'avril 1768, Grimm 
a-t-il noté qu'elle passait pour avoir toujours été fort 
galante, et que les mauvaises langues de Genève l'accu- 
saient de s'être coiffée de La Harpe au château de Fer- 
ney. M. Beuchot n'a pas hésité à avancer, à la page 205 
du tome XL de son édition des Œuvres de Voltaire, 
que le marquis de Ximénès lui servit d'amant aux Dé- 
lices. Les Mémoires de Wagnière permettent de suppo- 
ser qu'elle a eu quelques liaisons suspectes, et que le 
jeune secrétaire qu'elle s'attacha n'était pas unique- 
ment chargé de transcrire quelques lettres. Sa prédilec- 

T. II. li) 



32.; DES MAITRESSES 

tion pour les bals, les concerts, les spectacles, les bons 
repas, la grande société et son aversion pour la solitude 
et les occupations de ménage, achèvent de prouver 
qu'il ne lui manquait aucun de ces goûts qui décèlent 
des habitudes galantes chez une femme. 

Les principes et les passions de Voltaire et de M me De- 
nis une fois connus, on est amené à se demander pour- 
quoi Voltaire, qui avait eu des maîtresses de toutes con- 
ditions, qui avait demeuré chez des dames fort galantes, 
qui avait vécu en concubinage chez une marquise pen- 
dant treize ans, n'a commencé a être irréprochable dans 
ses mœurs que depuis le jour où il cohabita avec sa 
nièce ; et pourquoi M mo Denis, qui avait été adonnée au 
plaisir avant de se mettre sous la tutelle de Voltaire, 
qui s'est hâtée de se remarier après la mort de Voltaire, 
s'est gênée dans tous ses goûts tout le temps qu'elle a 
passé avec son oncle. 11 n'est pas facile d'expliquer la 
continence de l'oncle et la contrainte de la nièce, si Ton 
ne suppose pas que l'oncle et la nièce ont eu ensemble 
des rapports incestueux. Voltaire n'eut jamais l'inten- 
tion de se marier; quand il recueillit sa nièce chez lui, 
il n'était plus d'un âge à faire des conquêtes et à être 
entretenu par une comtesse ou une marquise; il lui était 
môme interdit de se fixer où il le voudrait ; la veuve 
Denis était encore assez jeune pour augmenter la col- 
lection de ses maîtresses ; sa qualité de nièce lui per- 
mettait de la mettre à la tète de sa maison. S'il ne la 
présenta pas comme sa concubine, il la traita du moins 
avec tous les égards que les amants accordent à une 
concubine et les maris à leur femme, car il l'intéressa 
dans toutes ses affaires et l'institua sa légataire univer- 



DE VOLTAIRE. 327 

selle. Si l'espoir de cette riche succession a pu engager 
M me Denis à renoncer au mariage et à s'enterrer avec 
son oncle à la campagne, il est à croire qu'elle ne répu- 
gna pas à s'abandonner entièrement à son oncle, si 
cette faveur était la condition de son avenir. La fameuse 
lettre qu'elle adressa un jour à Voltaire n'a pu être 
écrite que par une concubine ; une nièce ne parle pas 
sur ce ton-là à un oncle ; il n'y a qu'un amant qui sup- 
porte une pareille insolence ; un oncle ne pardonne 
jamais cela ; néanmoins Voltaire oublia tout, et de son 
côté, la nièce fermait les yeux sur bien des choses. 

II n'y a qu'une chose sur laquelle l'oncle et la nièce 
ne se pardonnaient rien. Le 19 janvier 1158, Collini 
mandait à l'avocat Dupont : « Personne n'est mieux 
instruit que moi de l'aventure du bonnet dont vous me 
parlez. La voici : Une jeune Genevoise, jolie, char- 
mante, appelée mademoiselle Pictet, fit présent à notre 
philosophe (Voltaire) d'un bonnet qu'elle avait peint de 
sa main. Il l'en remercia par la lettre suivante : « Vous 
« me tournez la tète encore plus que vous ne la coiffez, 
« mais vous en tournerez bien d'autres. » Ce bonnet 
tournait encore plus la tète à la louche ouvrière (M mo De- 
nis). Furieuse du présent et de la lettre, elle fit clandes- 
tinement faire de son côté un bonnet magnifique, digne 
d'un sultan. On le mit un jour sur la cheminée du phi- 
losophe, avant qu'il fût levé. La belle voulut être témoin 
de son étonnement. 11 se lève; il aperçoit ce bonnet; il 
se doute de l'aventure et ne fait semblant de rien. Elle 
croit que le bonnet n'est pas assez visible, elle va le 
changer de place ; le philosophe se promène toujours à 
côté du turban sans vouloir le voir. Piquée de son opi- 



328 DES MAITRESSES 

niàtreté, elle est enfin obligée de lui faire observer le 
bonnet. Il lui en fait des remerciements et des compli- 
ments, et elle lui fait avouer que son bonnet est plus 
beau que celui de la jeune Genevoise. A quarante-cinq 
ans être jalouse d'un oncle qui en a soixante-quatre, 
cela est neuf! Je me souviens toujours du poète qui 
couchait avec sa servante : il disait que c'était une 
licence poétique. » Wagnière (p. 346) n'est pas moins 
sincère. A propos d'une galanterie de Voltaire à laquelle 
nous avons fait allusion précédemment et dont les Mé- 
moires de Bachaumont et Grimm nous ont conservé 
les détails, il dit : c Cette anecdote sur M. de Voltaire 
est de la plus grande fausseté ; car, dans le moment 
de son étourdissement, j'étais dans sa chambre avec 
M" 6 de S. .., et il me dictait de son lit. C'est à tort que 
l'on a cherché à déshonorer cette demoiselle aimable 
et respectable. Ce fut M" 10 Denis qui se plut à faire cou- 
rir ce bruit, excitée par son esprit de jalousie extrême 
contre toutes les personnes auxquelles son oncle témoi- 
gnait de l'estime et de l'amitié. » Voltaire n'était pas 
moins jaloux des individus auxquels M mo Denis témoi- 
gnait de l'estime et de l'amitié. Voici ce que nous lisons 
dans Collini (p. 112) au sujet de M me Denis : c Depuis 
quelque temps, j'étais confident et copiste de ses ou- 
vrages dramatiques. Elle composait alors une tragédie 
d'Alceste. L'occupation qu'elle me donnait me mettait 
dans la nécessité d'avoir avec elle des entrevues parti- 
culières; j'apportais du zèle et de l'empressement à ces 
petits travaux, qu'elle récompensait noblement par des 
dons que je conserve encore comme des témoignages 
de son estime. La tragédie d'Alceste n'était pas le seul 



DIS VOLTAIRE. 329 

motif qui nous obligeât d'avoir des entretiens particu- 
liers. Les besoins d'une grande maison nouvellement 
établie, et dont la surveillance était confiée à M mo Denis 
que Voltaire nommait la surintendante, et à moi, la né- 
cessité de dérober à son oncle la connaissance des évé- 
nements littéraires qui pouvaient l'inquiéter, d'autres 
raisons accidentelles et aussi innocentes exigeaient des 
conférences secrètes. C'était là ce qui avait rendu nos 
relations plus intimes et établi réciproquement entre 
nous le ton et le langage de l'amitié. Peut-être cette 
liaison avait-elle fait naître des soupçons dans l'esprit 
de Voltaire ; quelques soupers auxquels nous étions 
seuls, lui, sa nièce et moi, et où d'une manière trop 
marquée, peut-être, elle s'adressait à moi, dans la 
conversation, parurent causer du mécontentement. Un 
soir, entre autres, j'eus occasion de m'en assurer par 
ces demi-mots qui ne signifient rien pour des étrangers, 
mais qui sont bien entendus de ceux à qui ils sont 
adressés. Dès lors M me Denis prit dans notre commerce 
ordinaire des précautions auxquelles jamais elle n'avait 
songé. » Il ne fallait plus qu'un prétexte pour se défaire 
de Collini ; Voltaire le trouva bientôt. On lui remit une 
lettre que Collini avait remplie de badinages et de plai- 
santeries au milieu desquels il avait fourré le nom de 
M mc Denis. Voltaire fut heureux de profiter de cette 
étourderie pour renvoyer Collini. Comment comprendre 
cette jalousie réciproque de Voltaire et de la veuve De- 
nis, s'ils n'ont pas vécu dans un commerce incestueux? 
M. Beuchot a exigé un motif de cette accusation. Plus 
elle est grave, plus elle doit être justifiée. Ces mots de 
Collini appliqués à l'oncle et à la nièce : « Je me sou- 



330 DES MAITRESSES 

viens toujours du poète qui couchait avec sa servante : 
il disait que c'était une licence poétique, » ne suffisent- 
ils pas pour confirmer tous les soupçons et les raisons 
sur lesquelles reposent ces soupçons? 

On dirait que Voltaire a prévu qu'il serait un jour 
accusé d'avoir eu des rapports incestueux avec sa 
nièce, tant il a pris de précautions pour prévenir 
jusqu'au soupçon! Il a eu l'occasion d'écrire beaucoup 
de lettres à la veuve Denis, dont il connaissait la légè- 
reté et la dissipation ; il affecte de l'appeler sa chère en- 
fant, il ne lui donne que ce nom, sauf deux ou trois 
fois qu'il la qualifie de chère plénipotentiaire; il est 
constamment réservé, décent, discret; c'est un oncle 
qui cause avec sa nièce. Voltaire a une autre nièce, 
mariée, mère de famille ; il l'accable de missives ; il la 
rend complice de tous ses mensonges, de toutes ses im- 
puretés littéraires, il se livre à elle tel qu'il est, il ne lui 
cache aucun des replis de son âme, il lui dévoile tous 
ses goûts ; il est plus que libre, il devient graveleux. 
Le 8 janvier et le 11 mars 1156, il lui parla comme le 
dernier des goujats, et il recourut à des expressions 
qu'on croyait enterrées pour toujours dans Rabelais. 
Cette différence de ton dans ses confidences aux deux 
sœurs est assurément bien surprenante et serait une 
énigme si Ton ne supposait pas que Voltaire a eu des 
raisons graves pour en agir ainsi. Or la seule raison 
qui se présente à l'esprit n'est-elle pas celle que nous 
avons indiquée? Cette prudence, qui n'était pas dans 
les habitudes de Voltaire, ne prouverait-elle pas ce qu'il 
lui importait de dérober à tous les regards ? Il n'aurait 
pas été un philosophe complet, s'il n'avait pas servi 



DE VOLTAIRE. 33t 

d'amant secret à la veuve Denis ; il y aurait une lacune 
dans sa biographie, si l'inceste n'y occupait pas une 
place et ne venait pas clore la liste de ses vices. Il n'a 
pas été pris sur le fait, à la vérité, cela n'est pas néces- 
saire devant le tribunal de l'histoire pour cette matière, 
autrement la biographie devrait renoncer à aborder 
toutes les questions relatives aux mœurs. Mais, à défaut 
de certitude, n'y a-t-il pas les probabilités? Or toutes 
les probabilités ne chargent-elles pas l'oncle et la 
nièce? Il est par conséquent moins injuste de les 
accuser et de les diffamer qu'il ne serait téméraire de 
les disculper. L'avenir fournira peut-être le seul rensei- 
gnement qui manque ou d'autres documents qui aug- 
menteront le nombre des probabilités. Il est au moins 
douteux que l'avenir tienne en réserve quelque lettre, 
quelque mémoire dont les conclusions tournent à la 
gloire de l'oncle et de la nièce. 



CONCLUSIONS 



Les lettres de Voltaire et les mémoires de ses adora- 
teurs nous ont fourni des preuves trop nombreuses de 
son avarice et de son indélicatesse, pour qu'il soit né- 
cessaire de discuter la vraisemblance des deux anec- 
dotes qui nous ont amené à faire une étude approfondie 
de sa vie privée. Il est évident que, les lésineries et les 
friponneries de Voltaire une fois connues, il ne s'agit 
plus que de savoir si ces deux anecdotes, qui ressem- 



332 CONCLUSIONS. 

blent à tant de particularités qu'on lui a reprochées, 
sont vraies. Or, elles devront être regardées comme des 
faits authentiques, si elles sont rapportées par plu- 
sieurs biographes contemporains, et si ces biographes 
contemporains n'ont pas pu être trompés ni voulu 
tromper. 

Voici d'abord Formey qui nous dit, à la page 236 du 
tome I er de ses Souvenirs d'un citoyen : « Il est in- 
croyable jusqu'où Voltaire poussait la lésinerie et l'es- 
croquerie. Je n'en parlerais pas, si je n'en trouvais une 
mention formelle dans les Œuvres posthumes (de Fré- 
déric le Grand) de l'édition de Bàle. L'habit noir, em- 
prunté au négociant Fromery pour porter un deuil de 
cour, est la chose la plus plaisante. On n'osait rien 
refuser à Voltaire. Le négociant prêta son habit, qui 
allait bien pour la longueur, mais qui était trop large. 
Voltaire le fit rétrécir, le renvoya, et quand Fromery 
voulut le remettre, il s'aperçut de la manœuvre. Les 
bougies qui devaient rester aux domestiques étaient 
confisquées au profit de Voltaire. C'était la fable de la 
ville, et le roi en était fort bien instruit; mais il prenait 
l'homme tel qu'il était et lui passait ces écarts comme 
attachés à la faiblesse humaine, et abondamment com- 
pensés par ses rares talents. » On lit dans les Mémoires 
de Grégoire (t. I, p. 3*71) : « J'ignore s'il est vrai que 
Voltaire ait trompé ses libraires, mais on sait qu'il 
volait à Berlin des bougies. Ce fait m'a été attesté de 
nouveau par l'excellente princesse douairière Amélie 
de Weimar. » Les Confessions de Quesné (t. I, p. 335) 
nous donnent cette déposition de la femme de Baculard 
d'Arnaud : « Elle n'aimait pas Voltaire parce qu'il est 



CONCLUSIONS. 333 

fort laid, fort avare, au point xTenlever en Prusse, 
après le souper du roi, des bouts de bougie. Ce récit 
sur les lèvres d'une femme chez qui le mensonge ne 
paraissait point habituel, malgré son ton excessivement 
criard, me causa quelque peine pour la gloire des 
lettres ; mais je ne puis jamais me décider à recevoir 
comme une vérité le vol des bouts de bougie. » Ainsi 
Quesné ne doute point de la sincérité de la femme Ba- 
culard d'Arnaud : cela suffit pour l'histoire qui, comme 
les juges, ne pourrait jamais rendre de jugement, s'il 
fallait rejeter tout ce qui est invraisemblable. 

Thiébault est plus explicite dans le tome V de ses 
Souvenirs. Il complète ainsi les détails que nous avons 
cités précédemment. « Ce fut ainsi, et dès cette époque, 
qu'il (Voltaire) fit revendre en paquets les douze livres 
de bougies qu'on lui donnait par mois ; et que, pour 
s'éclairer chez lui, il avait soin, tous les soirs, de re- 
venir plusieurs fois dans son appartement sous diffé- 
rents prétextes, et de s'armer à chaque fois de Tune des 
plus grandes bougies allumées dans les salles de l'ap- 
partement du roi, bougies qu'il ne rapportait pas, et 
dont il aurait pu dire au besoin : C'est mon sucre et 
mon café. » Quant à l'aventure de Fromery, Thiébault 
(p. 282) la raconte en ces termes : « On en a tant parlé, 
qu'il est bon de la présenter telle qu'elle s'est passée. 
Voltaire, arrivé un jour de Potsdam avec le roi, se 
trouva invité à souper chez la reine-mère ; or, c'était 
à Tépoque d'un deuil de cour, et Voltaire n'avait pas 
d'habits noirs à Berlin. Son embarras fut d'autant plus 
grand, que la reine-mère était sévère observatrice de 
l'étiquette. Le domestique de notre courtisan dit à son 

19. 



CONCLUSIONS. 337 

ment qu'avait occupé Voltaire. Le salon ou le cabinet 
était tendu d'une toile peinte et vernie, représentant 
des singes et des perroquets, perchés sur des treillages. 
Le commandant du château nous dit que cette tenture 
était la même qui tapissait les murs de cette chambre, 
quand Voltaire l'occupait, et que le roi l'y avait fait 
placer par malice. » 

Formey, Thiébault et Pottier s'accordent sur les sou- 
stractions de bougies ; Thiébault donne une autre ver- 
sion sur l'emprunt de l'habit noir; son récit ne contredit 
pas la narration de Formey ni celle de Pottier, puis- 
qu'il convient de l'emprunt. Les Souvenirs de Formey 
étant extraits du Journal où il enregistrait chaque jour 
les anecdotes qui l'avaient frappé, on peut les préférer 
aux Souvenirs de Thiébault, qui n'a pris la plume que 
bien des années après les faits qu'il a relatés. 

La sincérité de leurs dépositions atteste que For- 
mey et Thiébault n'ont pas eu l'intention de tromper 
leurs lecteurs. Ils n'avaient aucun intérêt à le faire, 
puisque Voltaire était mort, ainsi que Frédéric, à la 
cour duquel s'étaient passés les faits dont il s'agit. 
Comme Voltaire avait encore plus d'amis que d'enne- 
mis, et qu'il n'avait cessé d'être l'idole du jour, Formey 
et Thiébault devaient craindre de se créer inutilement 
des ennemis acharnés, en dévoilant des petitesses du 
grand homme par excellence. Ils avaient tout à gagner 
et n'avaient rien à perdre, en gardant le silence. Ils 
n'en ont pas moins écrit ce qu'ils savaient. N'est-ce pas 
une nouvelle preuve de leur bonne foi ? 

Ils n'ont pas pu être trompés. Formey a passé presque 
toule sa vie à Berlin et a pratiqué le roi et ses courti- 



338 CONCLUSIONS. 

sans ; il a aussi connu Voltaire et a été en correspon- 
dance avec lui. Thiébault a fait un séjour de vingt ans 
à Berlin et a vécu dans l'intimité du roi et dans celle de 
tous les grands. Formey et Tliiébault ont donc appris les 
faits qu'ils rapportent sur les lieux mêmes. S'ils avaient 
été induits en erreur, ils auraient été contredits. Or, 
Formey a publié lui-même ses Souvenirs en 1789, et il 
est mort en 1191, sans avoir reçu de démenti. Thiébault 
a aussi publié lui-même deux éditions de ses Souvenirs, 
et il n'a pas été réfuté. Une troisième édition de ses 
Souvenirs a é(é donnée par Dampmartin.Or, Dampmar- 
tin avait résidé six ans à Berlin, et non seulement il n'a 
pas infirmé le témoignage de l'auteur, mais il l'a même 
appuyé de nouveaux détails qui le confirment. Le baron 
Thiébault ne s'est décidé à faire une quatrième édition 
des Souvenirs, que parce qu'il s'était assuré qu'à Berlin 
il n'y avait pas un individu, soit à la cour, soit dans 
les différentes classes de la société, qui ne regardât 
comme vrai tout ce qu'ils contenaient. 

Tout concourt à démontrer que rien n'est plus vrai 
que les deux anecdotes que j'ai reproduites dans mes 
Études, et dont Lepan et Paillet de Warcy n'avaient pas 
craint d'enrichir leur Vie de Voltaire. Elles ne seront 
pas moins vaisemblables que vraies si de l'examen de 
notre dossier il résulte que Voltaire mérita une place 
distinguée parmi les archi-avares et les maîtres-fripons. 

Collini (p. 184) a prétendu que Voltaire n'était avare 
que de son temps, et que la lésinerie n'eut jamais accès 
dans sa maison. Cependant s'il est vrai de dire, comme 
le remarque le même Collini, que V avare amasse, ne 
jouit pas et meurt en the'saurisant, qui donc à ce signa- 



CONCLUSIONS. 339 

lement de l'avare ne reconnaîtra pas Voltaire? N'a-t-il 
pas été toute sa jeunesse le parasite des grands? N'a-t-il 
pas trouvé le moyen de se faire nourrir et loger pen- 
dant trente ans chez des dames opulentes ? N'a-t-il pas 
eu pour principe de tout marchander et de dépenser le 
moins possible ? N'a-t-il pas exploité tous les gens dont 
il a eu besoin ? N'a-t il pas laissé dans la gêne ses do- 
mestiques, ses secrétaires et ses amis? Ne s'est-il pas 
ingénié à augmenter sa fortune jusqu'à son dernier 
soupir ? A-t-il jamais cessé de thésauriser pour thésau- 
riser? N'est-il pas mort sur un énorme portefeuille de 
contrats et sur des tonnes d'or? Le superflu qu'il appe- 
lait la chose nécessaire, n'était-ce pas pour lui de l'ar- 
gent, encore de l'argent, et toujours de l'argent? N'est- 
ce pas à entasser capitaux sur capitaux, intérêts sur 
intérêts, rentes viagères sur rentes viagères, obligations 
sur obligations, inscriptions sur inscriptions, billets à 
ordre sur billets à ordre que lui ont servi cette aptitude 
éminente pour les affaires, ce bon sens prodigieux, cet 
esprit du positif, dont sont dénués presque tous les 
hommes de lettres ? N'eût-il pas son génie en avarice, 
et sa vie est-elle autre chose qu'une série d'harpago- 
nades ? 

N'est-ce point parce que cette avarice était sa passion 
dominante, qu'elle l'entraîna dans les sentiers de la 
friponnerie? N'a-t-il pas trompé les agents du fisc? N'a- 
t-il pas dupé tous ses débiteurs ? N'a-t-il pas frustré ses 
domestiques et ses libraires? N'a-t-il pas ruiné Jore? 
N'a-t-il pas mérité un jugement sévère pour ses procé- 
dés envers le président de Brosses ? N'a-t-il pas été im- 
pliqué dans des procès qu'il était plus honteux de ga- 



840 CONCLUSIONS. 

gner que de perdre ? N'a-t-il pas été convaincu de s'être 
livré à un agiotage tout à fait blâmable ? En taxant de 
rapines les intérêts des frères Paris et des autres vi- 
vriers avec lesquels il s'était .associé, n'a-t-il pas con- 
fessé qu'il avait profité des malheurs de son pays, et 
qu'il devait presque toute sa fortune à des machinations 
d'un esprit sans droiture et sans patrioiisme? 

En vérité, parmi les individus qui, au xvm« siècle, 
ont été attachés au pilori, fleurdelisés ou roués en Grève, 
ou qui ont fini leurs jours dans les bagnes, y en avait-il 
beaucoup de plus coupables que Voltaire? Si par ses 
talents et son immense influence il a mérité d'être re- 
gardé comme l'empereur des philosophes, dont la plu- 
part n'eussent pas été déplacés aux galères, ne doit-il 
pas, à cause des bassesses de sa vie privée, rester encore 
à la tète de cette chaîne de fripons ? 

Rien ne vient réclamer l'indulgence en sa faveur. 
Pouvait-il faire moins de bien qu'il n'en a opéré? Et 
encore, qu'est-ce que ce peu de bien dont il se prévalait? 
Ses bienfaits n'ont-ils pas été des spéculations? Ses 
secours n'étaient-ils pas des salaires? Ses aumônes ne 
se sont-elles pas changées en sacrilèges ? car exiger un 
reçu d'une aumône n'est-ce pas confondre le prêt avec 
le don, et dénaturer par conséquent ce qu'il y a de plus 
beau sur la terre ? On ne peut donc pas tenir compte à 
Voltaire de ses bonnes œuvres. Il s'est rencontré dans 
tous les temps des hommes qui ont pris le mal pour le 
bien et le bien pour le mal. Heureusement pour l'hon- 
neur de l'humanité, Voltaire est le seul qui ait osé 
anéantir jusqu'à la notion du bien. Le bien comme le 
mal, tout dépose donc contre lui. 



CONCLUSIONS. 341 

C'est ainsi que nous sommes invinciblement amenés 
à adopter le portrait de Voltaire ébauché par le marquis 
de Charost et retouché par Frédéric II en 1756, et à 
regarder différents traits que nous avons empruntés 
(p. 335) à la correspondance de ce monarque comme 
des jugements d'une précision définitive et terrible, 
pour nous servir des expressions employées, dans le 
tome VII de ses Causeries du lundi, à propos des rap- 
ports de Voltaire avec le président de Brosses, par 
M. Sainte-Beuve, dont l'autorité sur cette matière ne 
saurait être suspecte, puisqu'il n'a jamais eu pour prin- 
cipe d'être impitoyable pour les faiblesses de l'espèce 
littéraire. Notre dernier mot sur Voltaire sera tiré de la 
lettre que M me Denis adressa à Voltaire, il y a un siècle : 

« VOUS ÊTES LE DERNIER DES HOMMES PAR LE COEUR. » 

Telles sont les conclusions que l'auteur ose dédier à 
tous ceux qui font usage de leur raison. Ils ne sont pas 
nombreux dès qu'il est question de Voltaire. C'est pour- 
quoi l'un des principaux rédacteurs du Siècle, M. Ed- 
mond Texier, a été amené à dire, en 1853, page 39 de 
ses Critiques et Récits littéraires : 

« Tous les jours on le juge ridiculement. On Va 
exagéré. 

« Aujourd'hui le châtiment de Voltaire, de cet 
homme d'esprit, c'est d'être devenu le Dieu des Jm- 
béciles. » 

A ce « Philosophe à peine et par hasard, l'Église 
toujours pleine de gens de goût », comme en convient 
M. Texier, laisse toute la tourbe des Imbéciles. 



APPENDICE 



LES ANTIVOLTAIRIENS 



DEPUIS LES TEMPS LES PLUS RECULÉS JUSQU'A NOS JOURS 



Au dix-huiticinc siècle, l'admiration pour Voltaire, re- 
marque le comte de Ségur, devint dans beaucoup d'esprits 
une espèce de culte et d'adoration. Il était traité en dieu ; 
c'était la seule divinité de tous ceux qui n'admettaient pas le 
catholicisme. Sans cesse ses autels étaient surchargés d'of- 
frandes. Il y avait une émulation à lui adresser, qui des 
livres pour sa bibliothèque, qui des bustes d'ivoire, qui des 
portraits, qui des tableaux, qui des pastels, qui des tapisse- 
ries pour son ameublement ; qui des écritoires pour son se- 
crétaire ; qui des fourrures précieuses pour ses vêtements ; 
qui des services de porcelaine pour sa table ; qui des fro- 
mages, qui des pâtés, qui des truffes, qui des melons, qui 
des perdrix, qui des faisans, qui des saucissons, qui des per- 
drix rouges, qui des colombes, qui des œufs, qui du lait, qui 
des fleurs et des fruits pour ses buffets ; qui des bouteilles de 
vin de Champagne, qui des tonneaux de vin de Hongrie pour 
sa cave ; qui des pruniers, qui des cerisiers, qui des ceps de 
vigne, qui des oignons, des plantes, et des arbustes pour ses 



344 APPENDICE. 

jardins ; qui un beau cheval pour son écurie. On l'accablait 
de tant de vers, qu'il prit le parti de ne plus recevoir que des 
lettres affranchies, afin de se dispenser de les lire tous, et 
d'avoir à y répondre. Il était encore plus assiégé de visites 
que de vers. Pour s'y soustraire, il jouait à merveille le rôle 
d'un dieu caché. Il ne se montrait qu'à de rares intervalles, 
face à face, et ne conversait familièrement qu'avec un petit 
nombre de personnes. Cependant il daignait parfois céder 
aux import unités. Alors il se faisait volontiers tout à tous. 
Les grandes dames se permettaient de l'embrasser ; il ne reti- 
rait pas ses joues. Quand M lle Clairon accourut depuis Paris 
ît Fcrney pour se jeter à ses pieds, il comprit qu'il avait 
affaire à une actrice. Il se hâta de s'agenouiller, et de dire : 
« Maintenant, qu'allons-nous faire? » Mais, quand à Paris il 
entendit le grave Franklin le prier de bénir son petit-fils 
prosterné devant lui, il devina que le moment était sérieux. 
Il imposa les mains sur la tête de l'enfant avec toute la solen- 
nité du prélat du Lutrin. L'assistance parut profondément 
émue ; Voltaire crut voir des larmes couler sur plusieurs 
visages. C'est entre ces deux génuflexions qu'il faut placer la 
mode des pèlerinages à Ferney. Il reste avéré qu'on y volait 
de tous les coins de l'Europe ; il n'est pas moins certain 
qu'on s'y rendait avec l'empressement et le recueillement des 
catholiques devant les autels privilégiés de certains saints, et 
qu'on assimilait cet engouement aux dévotions. 

Il est facile de remarquer que les sacrements ne font pas 
des saints de tous ceux qui les fréquentent; mais il est im- 
possible de calculer tous les crimes qu'ils empêchent, et tous 
les vices qu'ils étouffent dans leur germe. Quand la Révolu- 
tion vint briser les portes des couvents, elle ne prévoyait pas 
qu'elle démuselait bien des monstres que la communion 
avait jusque-là contenus comme des agneaux. En feuilletant 
les Souvenirs d'Arnault, on est étonné du nombre de mau- 
vais sujets fournis par la seule maison de Juilly, et de la dif- 



LES ANTIVOLTAIRIENS. 345 

férence notoire entre le révérend père Fouché et le citoyen 
Fouché; l'évêque constitutionnel Grégoire avoue que le 
citoyen Chabot ne valait pas le capucin Chabot. Des pro- 
vinces tout entières regrettèrent le temps où le citoyen 
Joseph Lebon professait chez les Oratoriens, ou disait la 
messe à Neuville. Des milliers d'individus tremblèrent au 
nom du citoyen Jean-Georges Schneider, devenu accusateur 
public près le tribunal criminel de Strasbourg, après avoir 
passé neuf ans chez les Récollets et traduit les Homélies de 
saint Jean Chrysostome. 

Le biographe et le moraliste sont naturellement amenés à 
se demander si ceux qui hantaient le Temple du Goût, et 
pratiquaient le dieu de V Esprit, revenaient de Ferney et plus 
vertueux et plus spirituels. Sauf quelques désenchantements, 
il est avéré qu'ils restaient tous Gros-Jean comme devant, et 
que rien ne les distinguait de ceux qui seraient allés se pro- 
mener vers la fontaine pétrifiante de Saint-Allyre. Ils se van- 
taient, il est vrai, d'avoir les yeux ouverts, comme Adam et 
Eve, après leur chute, mais il ne paraissait pas qu'ils 
eussent vu grand'chose. Quand La Harpe se fut converti, 
eut-il moins de goût, de jugement, d'énergie, d'éloquence, 
d'imagination, de tact que lorsqu'il était voltairien? Il suffit 
de comparer la Correspondance littéraire de La Harpe vol- 
tairien au Lycée de La Harpe chrétien, pour se faire une idée 
de l'influence du catholicisme et du voltairianisme en litté- 
rature. Aussi Fontanes, dans son Discours prononcé devant 
l'Institut aux funérailles de La Harpe, a-t-il dit de ses der- 
niers ouvrages : « Ceux qui en connaissent quelques parties 
avouent que le talent poétique de l'auteur, grâce aux inspi- 
rations religieuses, n'eut jamais autant d'éclat, de force et 
d'originalité. On sait qu'il avait embrassé avec toute l'énergie 
de son caractère ces opinions utiles et consolantes, sur les- 
quelles repose tout le système social ; elles ont enrichi, non 
seulement ses pensées et son style de beautés nouvelles, 



3i0 APPENDICE. 

ii ni- rll«^ ont encon* adouci les souffrances de ses derniers 
jour-. ■> Sainte-Beuve, qui se préoccupait aussi peu des con- 
M-r-ioiis «fiie des apostasies, nous fournît le même argument 
qiit* Fniitanes : * La Harpe était un éminent critique ; ses 
d»-f nits, tout le monde les srtit aujourd'hui, et nous avons été 
a>M-z \if à les dénoncer nous-mêmes : maïs ses qualités litté- 
raire étaient rares : il avait l'enthousiasme du goût. Le plus 
di>tiiiirué des élèves de Voltaire, il fut en France le pre- 
mier qui introduisit régulièrement l'éloquence dans la cri- 
tique. » 

Olte remarque s'étend aux lecteurs. Ceux qui ignorent 
Volt. un- en sont-ils plus bétes? Joseph de Maistre avouait, 
en 1808, qu'il ne l'avait pas ouvert depuis trente ans, et 
qu'il ne l'avait jaunis tout lu : cependant cela ne Ta pas em- 
pévhé d'avoir un nom qui en vaut bien un autre. Le vicomte 
de Bonald aussi avait peu étudié Voltaire, et il n'a jamais 
placé ses Œuvres dans sa bibliothèque ; cependant Sainte- 
Beuve convînt qu'on ferait un charmant volume des Pensées 
de Bonald. Dans une lettre à M me de Beaumont, Joubert 
s'écrie : « Dieu me préserve d'avoir jannis en ma possession 
un Voltaire tout entier! » Cependant Joubert ne passe pas 
pour une taupe en critique. 

Nous lisons dans une des Lettres du R. P. Lacordaire à 
des jeunes yens : « Qu'avez-vous à lire dans Voltaire, après 
ses chefs-d'œuvre dramatiques? Sont-ce ses Contes, son 
Dictionnaire philosophique, son Essai sur les mœurs des 
nations y et cette multitude de pamphlets sans nom lancés à 
tout propos contre l'Évangile et l'Église? Vingt pages suf- 
fisent pour en apprécier le mérite littéraire et la pauvreté 
morale et philosophique. J'avais dix-sept à dix-huit ans, 
quand je lisais cette suite de débauches d'esprit, et jamais 
depuis je n'ai eu la tentation d'en ouvrir un seul volume; 
non par crainte, il est vrai, qu'ils me fissent du mal, mais 
par le sentiment profond de leur indignité. » Le P. Lacor- 



LES ANTIVOLTAIRIENS. 347 

daire n'en a pas moins fourni une des plus belles carrières 
de ce siècle. 

Au contraire, tous ceux qui savent leur Voltaire par cœur 
en sont-ils plus spirituels ? Il est impossible de s'en aperce- 
voir. Ils voudraient faire passer pour une estampille d'esprit 
leur accès de rage contre le clergé ; on n'est pas leur dupe. 
Ils nous célèbrent continuellement l'esprit de Voltaire ; nous 
ne tombons pas dans leurs pièges ; nous aimerions mieux 
qu'ils nous amenassent à reconnaître le leur, car nous 
sommes parfaitement convaincus que ce n'est point par pure 
modestie qu'ils le cachent si bien à tous les regards. Us nous 
forcent d'appliquer à tous ses propres écrits ce vers que Vol- 
taire s'imaginait avoir composé seulement pour les Cantiques 
sawés de Le Franc de Pompignan : 

Sacrés ils sont, car personne n'y touche 

A défaut d'imagination, ils n'ont pas même les ressources 
d'une mémoire qui se pare habilement des plumes du paon, 
et rappelle au besoin, aux amateurs, cet élan de Mascarille : 

Au voleur! au voleur! au voleur! au voleur! 

On dirait volontiers que le nom de Voltaire n'est que la 
feuille de figuier, qui sert à couvrir leur nudité intellec- 
tuelle. En vérité, on est tenté de croire que Voltaire n'avait 
pas d'esprit, puisqu'il inspire si peu ceux qui l'invoquent, 
ou bien que ses dévots ne sont que des imbéciles, puisqu'on 
ne trouve aucune différence entre ceux qui l'étaient perpé- 
tuellement sur leur table et ceux qui le laissent chez les 
libraires. 

Quoiqu'il en soit, Voltaire obtint un empire universel et 
absolu sur les masses ; on ne saurait se dissimuler qu'il ne 
le dut qu'à son impiété et à son cynisme. Il méritait d'être 



Zft APPENDICE. 

adoré comme un faux dieu, parce qu'il eut l'art de flatter 
toutes les passions humaines, et que, dans ses écrits comme 
d.'iij< sa conduite, il les représente à merveille. Aussi tous 
le< ouvrages irréligieux et obscènes lui étaient-ils attribués. 
S'il avait fait un autre usage de ses immenses talents, aurait- 
il acquis la même célébrité? Non. Tous ceux qui ne profes- 
sent point ses principes se sont honorés de ne pas se faire 
illusion sur son mérite. Si c'est une erreur, on peut être 
tenté de dire que c'est une belle erreur, car le nombre et 
l'autorité de ceux qui la partagent lui donnent une grande 
valeur. 

H n'est pas sans intérêt de réunir les témoignages des per- 
sonnages qui ont pu observer Voltaire de près, et juger de la 
comicxité entre l'homme et l'écrivain, et de citer les opinions 
des penseurs qui l'ont apprécié d'après ses œuvres et son in- 
fluence. Ce triage démontre admirableinent.de quel côté est 
le courage ou le préjugé ; car, en voyant les amis de Voltaire 
le critiquer aussi sévèrement dans le secret que ses ennemis 
osaient le faire ouvertement, il est impossible de ne pas 
sentir la justesse de cet axiome du chef des philosophes : La 
philosophie n'est qu'une esclave. 

A peine Voltaire eut-il quitté les bancs du collège que la 
police le comptait au nombre des mauvais sujets. Aussi les 
Lieutenants de police eurent-ils le soin de l'éloigner constam- 
ment de Paris, et de l'en exiler. De là, cette lettre de Vol- 
taire à de Vaincs, en date du 2 février 1778, sur Paris : c Je 
ne crois pas avoir demeuré trois ans de suite dans cette 
ville. Je ne la connais que comme un Allemand qui a fait 
son tour d'Europe. » 

Les Parlements auguraient si mal de tout ce qui sortait de 
sa plume, qu'il fut réduit à faire imprimer presque tous ses 
ouvrages à l'étranger, ou sous des rubriques étrangères. 
Aussi disait-il, le 21 mai 1740, à d'Argenson : « Je suis 
facile d'être de contrebande dans ma patrie. » 



LES ANTIVOLTAIRIENS. 349 

Les tribunaux furent appelés plusieurs fois à juger les 
affaires de Voltaire ; il fut constamment débouté de ses 
plaintes, et condamné à des dommages-intérêts, très peu 
honorables pour sa philosophie. 

Dubois ne voulut pas même de Voltaire pour des commis- 
sions peu honorables. 

Le cardinal de Fleury le ménagea très peu. 

Le chancelier d'Aguesseau le haïssait comme l'enfer. 

Dans les Manuscrits du marquis d'Argenson, on lit ces 
mots relatifs à Voltaire : « Insensible aux reproches sur le 
devoir, avare et fripon pour son intérêt. » 

Ghoiseul flatta Voltaire, le pensionna, l'enrichît, le pro- 
tégea, et prévint tous ses désirs ; quand il le connut suffi- 
samment, il se hâta de faire peindre sur les girouettes de son 
château de Chanteloup la figure du patriarche de Ferney. 

Louis XV l'admit à sa cour, l'y toléra quelque temps, 
dédaigna ses adulations et ses familiarités et le laissa partir 
pour la Prusse : il ne lui permit plus de revenir à Paris. 

Frédéric le Grand ne put le garder plus de trois ans à sa 
cour. Il ne le retint qu'autant qu'il en eut besoin ; il le 
chassa honteusement et ne voulut plus le recevoir. 11 entre- 
tint une correspondance avec lui, mais parce qu'il était inté- 
ressé à l'avoir pour trompette ; il le méprisait comme un 
coquin, un scélérat, digne de tous les châtiments. Personne 
ne lui a jamais lâché de pareilles épithètes si près du visage. 

Marie-Thérèse ne faisait aucun cas de lui, et défendit 
expressément à Joseph II de le visiter à Ferney. 

« Voltaire, disait Napoléon, est plein de boursouflure, de 
clinquant ; toujours faux, ne connaissant ni les hommes, ni 
les choses, ni la vérité, ni la grandeur, ni les passions. Il est 
étonnant combien peu il supporte la lecture. Quand la pompe 
de la diction, les prestiges de la scène, ne trompent plus 
l'analyse ni le vrai goût, alors il perd immédiatement 
mille pour cent. » Tout le temps que Napoléon fut maître en 

20 



350 APPENDICE. 

France, il ne laissa jamais réimprimer les Œuvres de Vol- 
taire. Il destitua Cliénier d'une place d'Inspecteur général 
des études, pour avoir publié une Épitre-à Voltaire. 

Catherine II, de même que Frédéric, avait besoin de trom- 
pettes. File fit à Dalemhert des propositions aussi brillantes 
qu'inacceptables; elle acheta la bibliothèque de Diderot fort 
cher, et à la condition qu'il en jouirait tant qu'il vivrait. Elle 
se garda bien de négliger Voltaire. Elle l'entretint de four- 
rures ; elle l'accabla de médailles en or ; elle lui prit autant 
de montres qu'il en expédia en Russie ; elle eut la coquette- 
rie d'être en correspondance régulière avec lui. C'est à tort 
qu'on l'a soupçonnée de n'être qu'une copiste. Toutes les 
minutes de ses Lettres à Voltaire sont encore conservées ; 
elles sont tellement travaillées, raturées et surchargées 
qu'elles en restent illisibles : c'est un vrai grimoire. Voltaire 
étant mort dans toute la plénitude de sa gloire, Catherine 
jugea à propos de spéculer sur l'enthousiasme public. Elle 
s'empressa d'acquérir la bibliothèque de Voltaire, moyen- 
nant 150,000 livres en argent, et pareille somme en pierre- 
ries et en fourrures. Elle commanda une statue de Voltaire; 
elle voulut qu'on dressât le plan de son château et de ses 
dépendances, afin de construire un pendant de Ferney près 
de Saint-Pétersbourg. Elle eut même le dessin d'édifier un 
musée pour classer les livres de Voltaire dans l'ordre qu'ils 
occupaient à Ferney. Mais elle perdit de vue tous ces pro- 
jets. Elle avait reçu les livres et la statue, elle les conserva 
tels quels. La Révolution survint ; Catherine l'attribua aux 
écrits de Voltaire. Alors elle cessa d'honorer sa mémoire. 
Elle ota de sa galerie le buste de Voltaire et le- laissa à 
l'écart ; les livres eurent le même sort que le marbre. Il n'y 
a que quelques années qu'on s'est avisé de les retirer des 
greniers où ils étaient entassés pêle-mêle, depuis un temps 
infini, et "de les placer dans une galerie; on aperçoit au 
milieu de la bibliothèque la statue de Voltaire, mais sans 



LES ANTIVOLTAIRIENS. 351 

piédestal, de sorte qu'il est impossible de ne pas étouffer de 
rire quand on se trouve de plein pied, et face à face, avec 
cette figure dont Houdon a si bien saisi l'expression mo- 
queuse. 

C'est l'empereur Nicolas qui a fait ranger ces livres, mais 
sans idolâtrie pour Voltaire. Il défendit à ses bibliothécaires, 
sous les peines les plus sévères, de communiquer les manus- 
crits de Voltaire, sans une autorisation signée de sa main. Il 
n'a permis à personne d'en copier même une ligne, pour 
certains papiers d'une obscénité révoltante, même au juge- 
ment de ceux qui ont lu la Pucelle. 

Dépouillons maintenant les scrutins des littérateurs. 

Desfontaines et Fréron sont-ils dignes d'ouvrir la liste ? Le 
6 décembre 1776, Voltaire faisait cet aven à Condorcet : 
« L'abbé Desfontaines n'était pas sans esprit et sans érudi- 
tion. » Le marquis de Prezzo, seigneur de la cour de Turin, 
ayant prié Voltaire de lui désigner un correspondant litté- 
raire à Paris, qui fût en état de lui donner une idée de tous 
les écrits qui se publiaient en France : « Adressez-vous, lui 
dit Voltaire, à ce coquin de Fréron ; il n'y a que lui qui 
puisse faire ce que vous demandez. » Le marquis paraissant 
étonné de cet éloge : * Ma foi, oui, répliqua le philosophe, 
c'est le seul homme qui ait du goût, je suis forcé d'en con- 
venir, quoique je ne l'aime pas, et que j'aie de bonnes rai- 
sons pour le détester. » Tels furent les deux critiques qui ne 
craignirent pas de reconnaître le plus tôt, et de proclamer le 
plus souvent, que Voltaire n'était ni le plus vertueux, ni le 
plus éminent des letlrés. 

M mo du Chastelet passa treize ans dans l'intimité de Vol- 
taire ; ses Lettres à d'Argental ne feront souhaiter à aucune 
femme d'avoir pour hôte un homme du caractère de Vol- 
taire. 

M mo de Graf figny visita ce couple; ses illusions ne durèrent 
pas longtemps ; elle n'a pas caché les injustices, la jalousie, 



352 APPENDICE. 

la vanité, les fureurs, les rancunes, le fanatisme excessif, 
les folies, les imprudences, les ridicules, les faiblesses, l'or- 
gueil, les caprices et la bêtise même de celui qu'elle appelait 
d'abord son idole. Elle n'a pu s'empêcher de s'écrier : 
c Qu'il est bête, lui qui a tant d'esprit ! • 

M me Denis a porté sur son oncle un jugement que l'histoire 
n'a pas laissé tomber. 

M IL ' Quinault tenait Voltaire pour un méchant esprit et nn 
homme sans foi. 

M me d'fipinay a dévoilé ses inconséquences, ses contradic- 
tions, ses préjugés, ses redites, ses perpétuelles moqueries, 
ses ridicules. Elle déclare qu'elle n'aurait pas désiré vivre 
longtemps avec lui. 

M me du Deffand était du même avis. 

La duchesse de Choiseul éclate, dans ces mots tirés de la 
Correspondance inédite de 3/ me du Deffand : « La lettre de 
Voltaire que je vous envoie est pitoyable. Il en avait déjà 
écrit une dans le même genre à M. de la Ponce, remplie 
d'amour pour nous, d'invectives contre le Parlement, et 
d'éloges sur les opérations du chancelier. Il croit, en rassem- 
blant tous ces contraires, se donner un air de candeur, et 
prendre le ton de la vérité. Il vous jpande qu'il est fidèle à 
ses passions : il devrait dire à ses faiblesses. Il a toujours 
été poltron sans danger, insolent sans motifs et bas sans 
objet. Tout cela n'empêche pas qu'il ne soit le plus bel esprit 
de son siècle, qu'il ne faille admirer son talent, savoir par 
cœur ses ouvrages, s'éclairer de sa philosophie, se nourrir 
de sa morale ; il faut l'encenser et le mépriser. — Qu'il est 
pitoyable, ce Voltaire! Qu'il est lâche! Il s'excuse, il 
s'excuse ; il se noie dans son crachat pour avoir craché sans 
besoin ; il chante la palinodie, il souffle le froid, le chaud. Il 
fait pitié et dégoût. » 

J'emprunte aux Lettres inédites de la marquise de Créqui 
ce passage, daté du 7 mai 1789 : « J'ai lu la Correspondance 



LES ANTIVOLTAIRIENS. 353 

de Voltaire, et, comme je lis moralistement, elle me fait 
beaucoup de plaisir. Un homme tel que lui, si vil par glo- 
riole, est un spectacle pour des yeux observateurs. Ne croyez 
pas qu'il fût dupe des dieux qu'il encensait, mais il voulait 
être encensé, prôné et couru : il Ta été, et certainement, 
sans cette manigance honteuse, il n'aurait pas été aussi 
célèbre avec le même mérite. J'y ai souvent réfléchi : les 
vicieux sont plus célébrés et plus aimables que les vertueux 
modestes. La raison ni les principes n'arrêtent jamais les 
premiers ; ils se permettent tout, et ils obtiennent tout. On 
les craint, on les désire, on s'en vante, et le talent modeste 
est mésestimé et souvent oublié. » 

M me de Genlis n'a pas été moins sincère. Elle confirme 
tous les jugements précédents par des appréciations bien 
senties de l'homme et de l'écrivain. 

M rae de Staël a écrit sur Voltaire, dans son livre sur l'Alle- 
magne, des arrêts dont nous ne citerons que ces mots : « Il 
fit Candide, cet ouvrage d'une gaieté infernale, car il semble 
écrit par un être d'une autre nature que nous, indifférent à 
notre sort, content de nos souffrances, et riant, comme un 
démon ou comme un singe, des misères de cette espèce 
humaine avec laquelle il n'a rien de commun. » 

M me Necker, oubliant la statue qu'elle avait puissamment 
contribué à faire élever à Voltaire par les gens de lettres, 
parle d'un trait de colère qui faillit aboutir à l'assassinat; 
elle confesse que Voltaire ne lisait pas assez, qu'il ne passait 
pas une heure sans changer de principes, qu'il poussait très 
loin la méprise et l'inexactitude en histoire, qu'il était très 
inégal dans son style, et qu'il ne s'élève pas bien haut dans 
le domaine de l'imagination. 
Qu'attendre maintenant des hommes? 
Collini a fait des confidences des plus accablantes contre 
Voltaire. 
En dépit de ses réticences, Wagnière laisse bien à penser. 

20. 






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L« i-'/init Hi-ili-iii"» iii-'iiiil-iit ru 174!*. à M 101 du Defiand : 
ê ,\ < / 1 j > u\i)ti> trop >on\ j *nt parK- ensemble de Voltaire, pour 
r». 1 1- h'Jn lu «jr>-u>. On jM-iit admirer sj*s vers, ou doit faire 
--.i-. «I* î-oij r>j>iil ; fu;ii> bon raraelrre dégoûtera toujours de 
•<- i.il«ni>. » (/ri.iii ;m-M I opinion du président Hénault et 

-lu .-.ilufj lir M"" <Ill Di'ii.llld. 
<.iillr ilhllOIT.iit VoltililT. 



LES ANTIVOLTAIRIENS. 3*5 

Piron ne cessa de décocher contre lui ses épigranimcs les 
plus violentes. Il avait quatre-vingts ans, qu'il en faisait 
encore. Nous lisons, dans une de ses Lettres récemment 
publiées : « Le sot et méchant homme, que Voltaire : il n'a 
pas plus d'esprit que de science dans les trois quarts de ce 
qu'il fait : excepté la paresse, on pourrait dire que les 
péchés mortels sont ses Muses. Impie, superbe, envieux, fu- 
rieux, tout est marqué à ce joli coin-là. » 
- Montesquieu a dit : « Voltaire n'est pas beau, il n'est que 
joli. Il serait honteux pour l'Académie que Voltaire en fut. 
Les ouvrages de Voltaire sont comme les visages mal propor- 
tionnés qui brillent de jeunesse. Voltaire n'écrira jamais une 
bonne histoire. L'auteur de Charles Xll manque quelquefois 
de sens. » 

Galiani riait de l'ignorance de Voltaire; il regardait sa 
prétendue tolérance comme une sottise ; il devinait qu'il 
n'était point aimé et ne le serait jamais. 

Formey estimait que Voltaire resterait la risée de tous 
ceux qui prendraient la peine de relever ses contradictions. 

Duclos qualifiait Voltaire de brigand ; il laissa prouver et 
conclure chez lui que Voltaire n'occuperait le premier rang 
dans aucun genre, et qu'il serait la fable de tous ceux qui 
reprendraient ses travaux en sous-œuvre. 

Diderot ne fit qu'une visite à Voltaire, en 1778 ; il n'eut 
presque aucun rapport avec lui et ne lui écrivit que quelques 
lettres ; il l'estimait très peu, soit comme homme, soit 
comme philosophe. Il l'appelait le méchant et extraordinaire 
enfant des Délices ; il se plaignait de sa susceptibilité, de sa 
frivolité, de son ignorance, de ses paradoxes, de son injus- 
tice, de sa méchanceté incroyable, et même de son envie. Il 
-dit, à propos de celte envie de Voltaire, en 1762 : « Je ne 
saurais passer cette petitesse-là à un si grand homme, il en 
veut à tous les piédestaux. Il travaille à une édition de Cor- 
neille. Je gage, si l'on veut, que les notes, dont elle sera 



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*■•;:.• ;- r.2. -i-. i|i.. rwiiUi* un îent capricieux. reniera 
v, / - .: v,:j \*+*<ui*:. tinV/ p-vir attaquer la sottise et UnWt 

7 . i- .'10-. ' ^r*r»-nij»'/riiii's >r «ont plus ou moins piqués de 

I: «-• ifi-j*..]- •:•: r*ppeb-r I»-* ter* de M. de Musset eifcs 

M, f#u./o» n ) pi- uriuqué «le tirer sur Volt lire, toutes Ws 
fo.- 'j') il I ; i p-ij'-out.'v dan- !•- domaine de l'histoire et de h 
li»< r;itijr". Ilan-. b- tome III •!•: >oii Histoire de la cirilisaikm 
m I imite, il a examin*'- h: rôle du poète et le rôle du cri- 
\\i\\f d;m» k- ou\m^*" de Volt-iin.'*. il a plus de penchant 
pour J ni*tiii<-t «lu po<'tc que pour les élucubrations de l'his- 
tori'-n : ''''-t pulw-riter fort poliment l'érudition du philo- 
sopb**, qui n'a pa» plu» de solidité qu'un château de cartes. 

Si-tiuoiide de Sismondi appartenait à cette école historique 
qui 'Towiit pouvoir se papier du flambeau de Voltaire, pour 
avanew dan-» le«» eataeombcs de V histoire. 

I);jiis un article sur Voltaire, Victor Hugo a parlé de ses 
Œuvren comme d'un temple monstrueux où il y a des témoi- 
gnages pour tout ee qui n'est pas la vérité, un culte pour 
tout ee qui n'est pas Dieu. Il ne peut prononcer ce nom sans 
indignation. Il (remit sur ee beau génie qui n'a pas compris 
sa sublime mission, sur cet ingrat qui a profané la chasteté 
de, la muse et la sainteté de la patrie, sur ce transfuge qui 
ne s'est pas souvenu que le trépied du poète a sa place près 






LES ANTIVOLTAIRIENS. 363 

semblée constituante décréta l'Apothéose de Voltaire : « Il est 
difficile de trouver un exemple plus remarquable de la puis- 
sance et de la fascination du préjugé, que cette apothéose de 
Voltaire votée par la partie libérale d'une assemblée telle 
que la Constituante. Certes, Voltaire n'était rien moins qn 
patriote, rien moins qu'ennemi de la noblesse, rien moii.s 
que partisan de l'égalité. S'il eût assez vécu pour être député 
aux états généraux, il est probable qu'il se fût assis parmi 
les aristocrates. Il n'aurait certainement pas voté pour les 
noirs, lui qui était intéressé dans la traite des nègres. Il se 
fût grandement moqué de tous ces amis de la perfectibilité 
humaine, de tous ces preneurs de vertus populaires, de tous 
ces zélateurs d'égalité qui occupaient les tribunes de l'As- 
semblée et remplissaient les colonnes de la presse. Quelques 
membres de l'Assemblée avaient sans doute trouvé opportun, 
au moment de la grande effervescence des opinions reli- 
gieuses, lorsque partout on voyait, dans l'émotion des 
fidèles, le danger d'une guerre civile, d'afficher un hardi 
dédain, de jeter en quelque sorte un défi au parti dévot, et 
rien ne leur avait paru plus convenable dans ce but que 
d'exalter le principal apôtre de l'incrédulité dans le dix-hui- 
tième siècle ; la majorité, moitié par conviction, moitié par 
esprit de concession aux passions du jour, s'était laissée en- 
traîner. » L'Assemblée nationale ne pouvait pas mieux jus- 
tifier tout le mal que Voltaire avait dit si souvent des sociétés 
délibérantes. Le nom de Voltaire ne fut évidemment qu'un 
prétexte dans cette fameuse apothéose. Sans s'en douter, 
l'Assemblée constituante se servit du cadavre de Voltaire 
pour distraire les badauds. Puisqu'il fallait une fête au 
peuple, ou à la cariaille, comme l'appelait Voltaire, il était 
convenable qu'on lui donnât les os de Voltaire à ronger, en 
attendant d'autres victimes. 

Mais plusieurs mois auparavant, en octobre 1790, Claude 
Fauchet avait pu tenir ce discours devant huit à neuf mille 



364 APPENDICE. 

personnes, sans être interrompu, ni hué, ni injurié, ni mis 
en morceaux : 

« Voltaire a dit, avec cet accent de inépris si familier dans 
ses ouvrages, que les m\ stères des francs- maçons étaient fort 
plats. Mais il en parlait comme de tous les mystères de la 
nature et de la divinité, (pie personne ne connut jamais 
moins, et qu'il semblait railler par dépit de ne pas les en- 
tendre. Il exerçait sur tous les objets qui exigent des ré- 
flexions profondes, hors de sa mesure, un despotisme mo- 
queur qu'applaudissaient les têtes vides, et qui faisait sourire 
les vrais savants. D'ailleurs, toutes les idées d'égalité répu- 
gnaient a son orgueil. Il trouvait la plupart des abus de notre 
ordre social fort bons, a raison de ce qu'il était gentilhomme 
ordinaire, seigneur châtelain, homme à grand ton, et fort 
aristocrate en société comme en littérature, parce qu'il y 
et lit fort riche. Ce philosophe qui ne creusait aucune idée 
par lui-môme, mais qui revétissait avec grâce les pensées 
données, n'a pas eu le génie de concevoir que des traditions 
toujours cachées et toujours transmises par toute la terre, ne 
pouvaient avoir qu'un objet d'un intérêt universel, et qui 
tenait aux premiers principes de la nature. Je dirai à cet 
écrivain aussi étonnant par les inconstances de son esprit 
jue par les beautés de son talent, qui a versé dans l'opinion 
publique tant de vérités et tant d'erreurs, qui passait par 
une alternative journilière d'un déisme exalté à un matéria- 
lisme absurde ; je lui dirai que ce sont les mystères des 
niitérialistes eux-nrômss qui sont fort plats, et qui ne sont 
propres q.i'à éteindre toutes les lumières et toutes les vertus, 
eu méconnaissant li dignité de l'homm3 et l'esprit de l'uni- 
vers. Je lui dirai, ainsi qu'à tous les menteurs en philo- 
sophie, q le ce sont ceux qui font du genre humain un trou- 
peiu sans âme, et de tous les mondes harmonieux qui 
emplissent l'immensité uns production sans principe et 
sans dessein, qui sont en cela des penseurs fort étroits, fort 



LES ANTIVOLTAIRIENS. 865 

méprisables, et pour reprendre son expression, fort plats. » 
Brissot n'était guère plus indulgent. Aussi dit-il dans ses 
« Mémoires : Une chose digne de remarque, c'est que les 
« plus acharnés détracteurs des Confessions de Jean-Jacques 
« étaient tous les plus grands partisans de Voltaire. Ils trou- 
« vaient surtout indécent, affreux, abominable que Rousseau 
« eût osé mettre par écrit et révélerai! public et ses faibteases 
« et celles de M me de Warens. Et pourtant, comment s'est 
« conduit Voltaire ? Il raconte des anecdotes cent fois plus 
« horribles d'un de ses bienfaiteurs, de son ami, du Salomon 
« du Nord ; et cet écrit voit la lumière, du vivant même du 
« prince qu'il outrage ! et les amis de Voltaire n'ont pas, 
« pour cela, cessé de l'admirer. Cependant, comme le carac- 
« tère de TAristippe moderne me paraît à nu dans ses Mé- 
« moires ! On l'y voit louer, admirer en public un prince 
« dont il ravale en secret le mérite, dont il ridiculise les 
« vices ; on le voit jeter le ridicule» et l'opprobre à pleines 
« mains sur une foule de personnages qui en versent encore 
« aujourd'hui des larmes ; on le voit détruire par ses satires 
« les réputations qu'il avait créées par ses éloges ; barbouiller 
<r de fumée les idoles qu'il avait parfumées de son encens; 
« on le voit ironique, jaloux, méchant, et s'applaudissant de 
« ses méchancetés et de ses sarcasmes. Comparez-le donc à 
« Jean-Jacques ! Celui-ci est faible, et il s'accuse ; celui-là 
« est vicieux et coupable, et il s'élève et se pavane. Certes, 
« nul plus que moi n'admire le génie de Voltaire, et ne lui 
« tient plus de compte du bien qu'il a fait à la philosophie 
« et à l'humanité ; dans plus d'un de mes écrits, j'ai prouvé 
« cette admiration ; mais entre son génie et son cœur, entre 
« ses confessions et celles de Rousseau, je crois qu'il y a un 
« immense intervalle. » Brissot ne se contente pas de juger 
Voltaire ; il raconte des anecdotes qui confirment sa réserve, 
notamment celle-ci, qui aide si bien à comprendre notre 
mort de Voltaire ; « Tronchin venait d'apprendre à Voltaire 

21. 



306 APPENDICE. 

la mort de l'épouse de Vernes, jeune femme douée de mille 
qualités, qu'il voyait souvent ainsi que son mari, quoiqu'il 
en eût été maltraité dans ses Confidences philosophiques et 
dans plusieurs autres ouvrages. Le philosophe fut frappé de 
eettc nouvelle, et ne sortit de ses réflexions que pour s'écrier: 
« Quoi ! mourir si jeune ! » Tronchin lui dit : c Vous crai- 
gnez donc bien la mort, vous vieux et cassé? » — c Si je la 
crains ! lui répondit Voltaire, en lui serrant le bras ; mettez- 
moi sur un échafaud ; étendez-moi sur une roue ; là, brisé, 
rompu, prêt à périr, si je pouvais conserver la vie eu évitant 
le coup de grâce, je dirais encore : épargnez-moi ce coup, et 
laissez-moi la vie. — Voilà donc, s'écria Tronchin, le fruit 
de vos beaux systèmes : >ous tremblez à l'approche de la 
mort, tandis qu'une femme, qui n'a que sa religion pour la 
soutenir, est morte avec la plus grande tranquilité. » D'après 
tout ce que m'a dit Vernes, Voltaire respectait, craignait 
Tronchin. C'est un traiude ressemblance entre cet écrivain 
et Louis XL Us en avaient plus d'un autre dans le carac- 
tère.- » 

On finirait par former un volume, si l'on s'appliquait à 
évoquer les ombres des morts ou à recueillir les sentiments 
de nos célébrités contemporaines. 

11 est évident que Voltaire ne gagne pas à être vu ni lu par 
des intelligences supérieures et des esprits sagaces. 

Il est bon de clore cette liste avec un nom digne de fixer 
l'attention publique. 

Autrefois, quand le bourreau conduisait à l'échafaud 
quelques grands criminels, il lui était enjoint de les souf- 
fleter el de les outrager avant de leur porter le dernier coup. 
Voltaire avait pressenti la Révolution ; il avait proclamé bien- 
heureux ceux xjui jouiraient des bienfaits de cette Révolution. 
Que ceux qui révèrent en Voltaire l'auteur de la Révolution 
approchent. Voici un être qui mérite d'être regardé comme 
l'exécuteur des hautes œuvres, de cette Révolution ; tout ce 



LES ANTIVOLTAIRIENS. B67 

qu'il fut, c'est à cette Révolution qu'il le dut ; il lui est ïeon-r 
substantiel ; il surgit de son sein avec cette soif insatiable de 
sang humain que Milton donne à la mort engendrée par le 
péché; il rappelle tant d'horreurs et d'infamies qu'on est 
tenté de croire à la métempsycose, car la vie pour lui c'était 
d'envoyer les autres par myriades à la mort, et il a eu des 
séides, des sectaires, des adorateurs, des apothéoses, des 
temples, des autels, des fêtes, comme Voltaire en avait eu ; 
il a un nom, c'est Marat. Or, dans Y Ami du peuple, du mois 
d'avril 1791, Marat se rua sur Voltaire, pour lui appliquer 
avec un fer rouge cette marque : « Voltaire, adroit plagiaire, 
qui eut l'art d'avoir l'esprit de tous ses devanciers, et qui ne 
montra d'originalité que dans la finesse de ses flagorneries ; 
écrivain scandaleux, qui pervertit la jeunesse par les leçons 
d'une fausse philosophie, et dont le cœur fut le trône de 
l'envie, de l'avarice, de la malignité, de la vengeance, de la 
perfidie et de toutes les passions qui dégradent l'espèce hu- 
maine. » Quel poisson d'avril pour Voltaire et ses admira- 
teurs ! Concevra-t-on enfin pourquoi le comte de Maistre 
regarde Voltaire comme le dernier des hommes, après ceux 
qui l'aiment? Qui donc osera se réclamer encore d'un per- 
sonnage flétri par la main de Marat ? 

Aussi les esprits les plus circonspects commencent-ils à ne 
plus vouloir de Voltaire. Le 23 décembre 1854, dans une 
lettre écrite au nom de l'Académie, M. Villemain n'a pas 
hésité à dire de la Correspondance de Voltaire que c'est 
peut-être un de ses plus curieux ouvrages. 11 faut que Vol-* 
taire n'ait plus guère de partisans, pour que l'Institut ose pré- 
férer aux ouvrages de Voltaire, si travaillés, si soignés, si sou- 
vent revus et corrigés, les lettres qu'il écrivait sans attention, 
presque toujours avec passion, et qu'il dictait habituellement 
à des secrétaires sans intelligence. 

Esprit plus positif, plus profond, plus hardi, M. Nisard a 
formulé le même jugement que M. Villemain, mais .en sup- 



808 APPENDICE. 

primant ce peut-être qui fut une précaution oratoire, une 
politesse de convenance sous la plume du Secrétaire perpé- 
tuel de l'Académie française. 

Malheureusement pour Voltaire, c'est l'opinion de tous les 
hommes de lettres. 

Ainsi, nous voilà loin du temps où Delille disait avec rai- 
son dans Y Homme des Champs; 

On relit tout Racine, on choisit dans Voltaire. 

Dans vingt ou trente ans, le Secrétaire perpétuel de l'Aca- 
démie française et le Directeur de l'École Normale supé- 
rieure auront-ils la même indulgence pour ces Lettres qu'on 
nous donne actuellement pour les restes de Voltaire? Les 
Œuvres complètes ont été sacrifiées aux Œuvres choisies; 
les Œuvres choisies sont délaissées pour la Correspondance 
générale. Les Lettres une fois choisies, à quoi se réduira le 
bagage de Voltaire ? 

En refusant le cœur de Voltaire dont on lui faisait hom- 
mage, l'Académie française semble avoir confirmé, comme 
une Cour de cassation littéraire, la multitude de jugements 
que nous avons évoqués, et nous renvoyer, comme à un arrêt 
définitif, à cette sentence émise par l'un des principaux ré- 
dacteurs du Siècle : « Qu'est-il arrivé à Voltaire ? Du mo- 
ment que la populace des écrivains et des pamphlétaires poli* 
tiques répéta ses idées, tout ce qu'il disait si bien devint 
ignoble, et tout fut perdu. L'esprit et le tact disparurent de 
la France. Aujourd'hui enfin , le châtiment de Voltaire, de 
cet homme d'esprit, c'est d'être devenu le dieu des imbé- 
ciles. » 

Un pareil arrêt mérite ce contreseing de Stendhal : c Les 
critiques étrangers ont remarqué qu'il y a toujours un fond 
de méchanceté dans les plaisanteries les plus gaies de Can* 
dide et de Zadig. Le riche Voltaire se plaît h douer nos rç- 



LES ANTIVOLTAIRIENS. 369 

gards sur la vue des malheurs inévitables de la pauvre na- 
ture humaine. Comique continuellement souillé par l'odieux, 
l'homme méchant perce partout. » 

C'est à Victor Hugo qu'appartient, pour le Regard' jeté 
dans une mansarde à travers les Rayons et les Ombres, l'hon- 
neur der signifier cet arrêt à ceux qui se sentiraient encore 
attirés vers ce singe de génie, le doute, l'ironie. 

Oh! tremble! ce sophiste a sondé bien des fanges! 
Oh ! tremble ! ce faux sage a perdu bien des anges ! 
Ce démon, noir milan, fond sur les cœurs pieux, 
Et les brise, et souvent, sous ses griffes cruelles 
Plume à plume j'ai vu tomber ces blanches ailes 
Qui font qu'une âme vole et s'enfuit dans les cicux ! 

Louis Nicolardot. 

Revue du monde catholique, du 23 juin 1864. 



FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME. 



TABLE DES MATIÈRES 



CHAPITRE QUATRIÈME (suite) 

HISTOIRE DES LIBÉRALITÉS DE VOLTAIRE. 

Pages. 

III. Voltaire et la famille Corneille 1 

IV. . Voltaire et Belle et Bonne. ... 30 

V. Voltaire et ses amis 33 

VI Voltaire et les personnes gênées 115 

VU. Voltaire et les pauvres 127 

VIII. Voltaire et sa colonie de Fcrney 131 

IX. Voltaire et les comédiens 163 

X. Voltaire et les libraires 191 

XI. Mort de Voltaire 269 

XII. Testament de Voltaire 300 

POST-3CRIPTCM POUR LES CURIEUX. 

Comment Voltaire eut toute sa viu des maltresses qui ne lui coû- 
taient rien 317 

Conclusions 331 

Appendice. Les Anti voilai riens 343 

FIN DE LÀ TABLE DES MATIÈRES. 



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